I came walking with the wind - ft. Tonnerre des Nuages

I came walking with the wind.
Tonnerre des Nuages & Cœur de Pluie
Lune 1210


« Excellent ! »

Cœur de Pluie, étendu dans le Champ de Fougères, se releva vigoureusement, enthousiasmé par l’assiduité de Tonnerre des Nuages. Le novice n’avait décidément plus rien à apprendre en termes de corps-à-corps. La technique qu’il venait d’utiliser en était un parfait exemple. Après tout, avec un mentor rompu au combat comme Étoile de Jais, pas étonnant que le jeune félin se montre aussi compétent.

Son baptême de guerrier était imminent, il s’agissait ici de leur dernier entraînement. Ce que Cœur de Pluie gardait pour lui, c’est qu’il s’agissait également de son évaluation finale. Le lieutenant souhaitait que son apprenti soit le plus naturel possible ; après tout, il avait déjà prouvé pendant la guerre qu’il était capable d’agir sous pression. Et pas besoin d’évaluation pour comprendre qu’il ferait, avec l’expérience, un redoutable guerrier.

Maintenant, même si chacun avait un domaine favori, rien ne devait être négligé. Ils étaient partis du camp bien avant l’aube et s’étaient battus jusqu’à épuisement. Pluie avait dû faire beaucoup d’effort pour se montrer à la hauteur et offrir une vraie adversité au novice. Il était un bon combattant mais n’égalerait jamais leur meneuse ou Dent de Sabre, et force était de constater qu’il n’aimerait pas se retrouver face à Tonnerre des Nuages en combat réel. Enfin, maintenant, qu’il l’avait fatigué, il était temps de passer à la phase qui risquait de poser plus de problème au fils d’Éclair Ambré.

« Bien, passons à un petit jeu. Que dirais-tu d’une partie de cache-cache ? » Le chasseur tigré sourit, espiègle. « Je reste ici, je compte jusqu’à, disons deux cent, et tu en profites pour filer. Cache-toi où tu veux, dans la limite de notre territoire. Brouille ta piste, utilise la technique de ton choix pour dissimuler tes traces ou ton odeur. Si je te retrouve avant que le soleil n’atteigne son zénith, je gagne. Si je n’y arrive pas, je perds ; et dans ce cas, rendez-vous au camp. »

Cœur de Pluie, sans être arrogant, savait pertinemment qu’il retrouverait la trace du félin ébène dans le temps imparti. Il n’avait pas été escadron pour rien après tout. Maintenant, à quel point Tonnerre des Nuages était-il capable de lui rendre la tâche ardue ? Allait-il réussir à le surprendre avec une créativité inattendue ? C’était ce que Pluie tâcherait d’évaluer. La fatigue faisait intégralement partie de l’exercice. Comment se sortir d’une situation compliquée lorsque notre lucidité est altérée par l’épuisement ? Qu’importe nos aptitudes de prédilection, il s’agissait de quelque chose à maîtriser impérativement.

D’un mouvement de queue, le guerrier donna le signal de départ et se mit à compter, les yeux clos et la truffe enfoncée dans ses pattes avant.

Un, deux, trois …

I came walking with the wind.
Tonnerre des Nuages & Cœur de Pluie
Lune 1210


… Cent quatre vingt dix huit, cent quatre vingt dix neuf, deux cent !

Cœur de Pluie ouvrit ses paupières, rétrécissant ses pupilles face à l'agressivité du soleil. Le pauvre Tonnerre des Nuages n’avait pas de chance, le jeu aurait été plus simple pour lui par un temps pluvieux. Le lieutenant prit le temps de s’étirer amplement avant de se redresser, les oreilles droites et tous les sens en alerte. Quelque chose palpitait en lui, une sensation indescriptible. Une pulsion de vie. Le pistage était, de loin, son domaine favori. S’abandonnant complètement à ses sens et à ses instincts les plus primaires, il se sentait profondément vivant.

Il réfléchit rapidement. Son apprenti avait pour consigne de rester dans les limites du territoire de l’Ombre. Ainsi, cela éliminait d’office le Nord, menant à la Forêt des Passages, ainsi que l’Est, menant à des territoires neutres. Bien sûr, le novice avait pu jouer la carte du bluff, et emprunter ces directions pour se réfugier à une frontière ; mais les frontières en question n'offraient pas de refuge pouvant le dissimuler efficacement aux yeux d’un ancien escadron, pas assez longtemps pour tenir jusqu’à la moitié du jour en tout cas. Et le fils d’Éclair Ambré était un trop bon élève pour ne pas avoir pris ces paramètres en compte. Cela laissait le Sud, vers les Faux, l’Ouest, vers le camp et plus loin le Ruisseau Rocheux, ou bien le Nord-Ouest, vers l’Arbre Fendu et les marécages.

Le tigré fit quelques pas vers la dernière position connue de son apprenti. Pour le jeu, il essaya de ne pas se fier à son odorat, mais plutôt à son regard. En direction des Faux, il n’y avait aucune trace de passage récent. En direction du camp, quelques fougères étaient abattues, mais pas de façon très marquée. Il a hésité … Intéressant. Un peu plus loin, si l’on suivait des yeux le chemin menant aux marécages, les marques étaient tout de suite plus franches. Tonnerre des Nuages s’était donc dirigé vers la partie la plus humide de leur territoire. Parfait, c’était de loin la meilleure option. D’un pas vif et léger, le chasseur se mit en route. Trottinant dans les pas de son apprenti, il repéra son odeur, ténue, mais indéniablement présente. Il arriva à la lisière de la pinède et s’y engouffra avec assurance, laissant derrière lui l’océan de verdure qui dorait au soleil.

Cœur de Pluie suivait sa piste, les paupières mi-closes, mettant de côté les sons de la nature qui parvenaient à ses oreilles ; il ne se concentrait que sur son odorat. Il avait ralenti l’allure, progressant à pas feutrés, la gueule légèrement entrouverte. Et soudainement, toute trace olfactive de Tonnerre des Nuages disparue. Le lieutenant s’arrêta net. Il ouvrit grand les yeux, d’abord surpris, puis satisfait. De la vase s’étendait à ses pattes. Hm, Tonnerre des Nuages, généralement peu enclin à se salir, aurait-il pris sur lui de camoufler son odeur avec de l’eau boueuse ? Le guerrier n’arrivait pas à penser à une autre solution. Il était impressionné par le dévouement du novice à l’exercice. Avec précaution, Pluie contourna la petite étendue d’eau et chercha à retrouver la piste de son apprenti. La tâche fut, comme il s’y attendait, particulièrement ardue. La puanteur de la vase était omniprésente, lui obstruant les narines. Et, assez étrangement, il ne repéra aucune trace de pas. C’était assez bizarre, puisque le sol était meuble, et conservait généralement les empreintes assez longtemps, sauf par temps de pluie bien sûr. Crotte de souris ! Le soleil progressait dans le ciel et ne tarderait plus à atteindre son zénith. Réalisant qu’il avait peut-être été trop sûr de lui et qu’il risquait bien de perdre à ce petit jeu, Pluie arrêta de chercher une piste et prit quelques secondes pour réfléchir. Son regard se perdit sur la vase, quand ses prunelles s’illuminèrent.

Sans perdre un instant de plus, le chasseur se roula dans l’eau vaseuse, imprégnant sa fourrure grise et noir de la senteur âcre. Il sortit de la large flaque puis attendit quelque instants de s’habituer à son nouveau parfum. Maintenant que sa propre odeur était similaire à celle ambiante, il était plus susceptible de repérer une odeur qui se démarquerait. Et alors qu’il refaisait une fois de plus le tour du point d’eau, il repéra une trace, sur le bord de la flaque, entre deux plantes aquatiques. C’était comme une empreinte déformée, allongée … un peu comme si un chat avait pris appui sur ce rebord pour sauter. L’idée ne lui avait même pas effleurée l’esprit. Un arbre en piteux état bordait la flaque. Et si le novice y avait sauté directement ? Cela expliquerait l’absence d’empreintes. S’approchant du tronc, un léger sourire se dessina sur le visage du lieutenant. Tiens, tiens … Le long de l’écorce, glissait encore quelques gouttes d’eau vaseuse. Le chasseur banda ses muscles avant de bondir et de s’accrocher à l’écorce. Il crut tout d’abord s’être trompé, puisqu’il n’y avait personne en haut de cet arbre. Mais une odeur familière s’imposa doucement à lui. La trace était récente. Trop récente. Comment avait-il pu le louper ? Réfléchissant, il réalisa que Tonnerre des Nuages l’avait sûrement vu arriver, l’avait observé tourner autour de la vase en comprenant peu à peu quelle piste suivre. Il avait dû comprendre qu’il était temps pour lui de partir. Mais si Pluie n’avait rien entendu, c’est que le novice ne s’était pas précipité, n’avait pas entamé de course et avait poursuivi le jeu de la discrétion. C’était une bonne initiative, mais cela voulait aussi dire qu’il était encore tout près …

Galvanisé par la tournure que prenait le jeu, Pluie regarda en bas. Il n’aperçut qu’un bout de queue avant qu’il ne disparaisse de son champ de vision. Te voilà enfin, petit futé … Toujours perché sur sa branche, l’ex-escadron fut réactif et bondit sur une branche d’un arbre proche, faillit tomber dans sa précipitation mais se rattrapa de justesse, rassembla ses forces et se jeta sur Tonnerre du haut de ce nouvel arbre. Je te tiens ! Il atterrit sur son apprenti, le clouant au sol. Il se redressa aussi vite, ne cherchant pas à maintenir au sol le jeune chat. Il leva les yeux ; le soleil atteignait son zénith. Quelques minutes de plus et il aurait perdu. Il posa un regard calme et assuré sur son apprenti.

« Eh bien, le moins que l’on puisse dire, c’est que tu m’as donné du fil à retordre ! Bravo, je t’ai trouvé de justesse. »

Pluie adressa un sourire encourageant au jeune félin, pour lui montrer qu’il était fier de lui. Il n’y avait aucune honte à perdre à ce jeu-là face à quelqu’un qui avait fait du pistage sa spécialité. Le chasseur ne mentait pas lorsqu’il disait avoir été en difficulté. Il n’y avait aucun doute possible, Tonnerre des Nuages était prêt pour son baptême de guerrier. Et quel guerrier il ferait ! Alors qu’il allait lui proposer de rentrer et de débriefer sur le chemin du retour, Pluie fut figé dans son élan par un désir enfantin de poursuivre le jeu. Après tout, Tonnerre avait fait montre de sa capacité à se cacher, mais peut-être avait-il un talent dissimulé pour le pistage ? En tout cas, il y avait moyen de s’amuser encore un peu avant la fin de la journée. Après tout, il n’était que midi.

Depuis quand est-ce que la vie de Pluie était si légère ? Il n’avait jamais eu autant de responsabilités au sein du clan qu’aujourd’hui, et pourtant, tout lui semblait d’une facilité déconcertante. Étoile de Jais était certes peu disponible pour le clan, non pas à cause d’une maladie ou de la vieillesse, mais parce qu’elle s’occupait de ses petits, ce qui était réjouissant. Petite Tortue deviendrait apprentie dans moins d’une lune, et Hiver Ensoleillé avait accepté d’être son mentor ; cette perspective réchauffait le cœur du lieutenant. Lune Givrée attendait leurs chatons … Voilà qui était aussi angoissant qu’exaltant, mais la joie de sa future paternité écrasait tout. Et que dire de cette journée ? Un grand soleil en cette fin d'hiver, un novice volontaire faisant montre de beaucoup de talent, la perspective toute proche d’un baptême de guerrier … Le bonheur pouvait-il être si simple ? Toutes ces lunes à errer sans but, sans même l’envie de vivre, alors qu’il lui suffisait de lever le museau, d'observer les rayons de l’astre solaire percer à travers la voûte de la pinède … quel gâchis ! Mais il n’était pas trop tard, non. Il lui restait trop de choses à voir, tant de choses à faire. Et cela commençait tout de suite, en allant se cacher.

« Mon cher novice, je m’en voudrai de ne pas te laisser l’occasion de me trouver à ton tour ! Aussi, je vais te laisser compter jusqu’à deux cent comme je l’ai fait, et je vais aller me cacher. Trouve-moi avant le coucher du soleil si tu souhaites pouvoir crier victoire, sinon, rendez-vous au camp. »

Il lui adressa un grand sourire, peinant à contenir son excitation. Avant même de s’assurer que Tonnerre des Nuages comptait les yeux fermés, Pluie détala à toute vitesse en direction de l’Arbre Fendu. Deux cent, ce n’était pas tant que ça, mais normalement, il aurait le temps de mettre à exécution le plan qui avait germé dans son esprit. Arrivé près de l’arbre frappé par la foudre, Pluie sauta sur le tronc, rentra dedans, repris son souffle, ressorti, et courut en direction de la Forêt des Passages. Arrivé à la frontière, il la longea au pas de course, jusqu’à pouvoir bifurquer jusqu’au Champ de Fougères. Tonnerre des Nuages devait avoir fini de compter depuis un moment déjà, mais s’il suivait sa piste consciencieusement et pas à toute vitesse, il n’était normalement pas sur ses talons. Une fois au milieu de l’océan vert, Pluie se mit à zigzaguer en long et en large, tantôt sautant sur de longues distances, tantôt piétinant plusieurs fois le même endroit ou se roulant au sol. Puis, après avoir dispersé son odeur sur le plus de fougères possibles, il prit la direction des Faux, en trottinant simplement cette fois-ci. Les empreintes laissées étaient différentes en fonction du rythme choisi, Tonnerre des Nuages devait être capable d’en suivre autant de types différents que possible.

Arrivé aux Faux, le guerrier gris grimpa à un arbre, et autant qu’il put, tenta de progresser jusqu’à la rivière qui marquait la frontière entre l’Ombre et la Lune, en restant sur les arbres, sautant de branches en branches. Grâce à leur forme étrange qui offrait une vraie stabilité, c’était plus simple d’avancer ainsi que sur les arbres de la pinède, mais il y avait tout de même des moments où il était forcé de descendre et de progresser à terre, laissant des traces de pattes.

Parvenu à la frontière, il la longea, courant de nouveau, jusqu’à arriver au Ruisseau Rocheux. Il prit grand soin de trouver un endroit où la traversée n’était pas dangereuse. Le souvenir de sa chute le jour où Épine lui avait demandé de l’aider dans sa cueillette était encore bien vif dans son esprit. Il traversa le ruisseau à trois reprises différentes, à trois niveaux différents, remontant à chaque fois un peu plus vers le camp.

Lorsque Cœur de Pluie parvint finalement en vue du camp, essoufflé, il était trempé jusqu’au poitrail. Il s’ébroua, pénétra dans le camp, salua Reflet de la Nuit qui revenait visiblement d'une session de chasse, et se dirigea tout droit vers la tanière des guerriers. Il avisa sa litière d’un œil soulagé, s’y allongea confortablement et prit une grande inspiration. Les journées étaient déjà plus longues qu’en plein cœur de la mauvaise saison, aussi, il restait largement assez de temps à Tonnerre des Nuages pour remonter sa piste. Un instant, Cœur de Pluie se demanda si l’exercice n’était pas trop ardu mais il secoua doucement la tête. De toute façon, il ne le compterait pas dans l’évaluation, à moins d’un succès. Le lieutenant avait déjà pris sa décision, il était grand temps que le jeune chat reçoive son nom de guerrier. Il était tout de même curieux de savoir s’il sortirait gagnant de ce jeu de piste. Après tout, Pluie avait un peu rusé. Lui donner rendez-vous au camp si jamais il ne le trouvait pas, c’était comme sous-entendre que le camp était hors des limites du jeu - ce qui n'était pas le cas. De plus, il n’y avait pas d’endroit plus difficile pour retrouver la trace d’un seul membre de l’Ombre, noyée au milieu de l’odeur de tous les autres. Mais quelque chose lui disait que le futur guerrier saurait l'impressionner. En attendant, puisqu'il était obligé de rester ici, autant récupérer un peu de sommeil. Il se roula en boule, et en quelques secondes à peine, s’endormit.