EVENT- Mission 7

Tu retrouveras Nuage de Muflier, du Clan du Tonnerre, ainsi que Nuage d’Orage, du Clan de l’Ombre, aux Chemins aux Cristaux. Votre mission sera de patrouiller les frontières de Valeemar et de s’assurer qu’aucun Hordeux ne s’y cache. »

Est-ce qu’il sait ? Le regard fatigué, mais vibrant de détermination de mon meneur et mentor ne laisse rien paraitre. Je m’efforce d’acquiescer naturellement et je pars aussitôt me préparer. Pour un tel périple, il faut que je me remplisse l’estomac et que j’échauffe mes muscles. habitant des marécages, au bord de cette fichue rivière… La troisième fois en une poignée de lunes. Je commence à me demander si les Étoiles tentent de me faire passer un message… Et une de ces têtes brûlées du Tonnerre en accompagnement ? Vraiment, j’aurais difficilement pu avoir un pire groupe. Mais Souvenir des Étoiles ne peut pas en avoir conscience, et ce n’est pas mon rôle que de remettre en cause ses choix.

Une fois prête, je me dirige au point de rendez-vous. Sur le chemin, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi les chefs ont jugé prudent d’envoyer trois apprentis sur une partie du territoire aussi vaste que méconnu. Est-ce que Souvenir des Étoiles me considère déjà comme une Guerrière ? Après tout, j’en ai l’âge, et grâce à lui, l’entrainement. Le matou crème avait sous-entendu qu’il ne me restait plus grand-chose à assimiler. À cette pensée, mes craintes fondent quelque peu sous la douce chaleur qui traverse mon cœur. L’espoir.

C’est déterminé à placer cette énergie nouvelle dans la recherche des chatons que j’atteins le lieu de rencontre, à savoir l’intersection entre la rivière Delta et le ruisseau qui provient des Cristaux de Lune. Un arbre mort permet de rejoindre la partie proche du Clan de l’Ombre, mais je n’ose pas y mettre les pattes quand bien même il s’agit toujours d’une zone neutre. Je ne commettrai pas la même erreur une troisième fois. Je m’assois.

En face, un jeune félin blanc sort sans un bruit de la végétation. Ces yeux jaunes me foudroient sur place. Il a grandi, un peu. Moi aussi. Notre dernière rencontre date d’une lune, après tout. Ainsi donc, il s’appelle Nuage d’Orage ? Nous n’avions pas pris le temps d’échanger nos noms auparavant. Une vague de honte mêlée à de la colère me colle au pelage. Je m’oblige cependant à ne pas quitter du regard celui de l’apprenti, pas même pour me donner les quelques coups de langue qui m’apaiseraient. Oublie ce qu’il s’est passé. Seule notre mission compte aujourd’hui.

Un second félin blafard le rejoint avant que je ne puisse dire quoi que ce soit. Il semble déborder d’énergie et ne tient pas en place tandis qu’il déclare :

« Comme je suis le plus âgé, je propose de mener la patrouille. »

Ma queue s’abat sur le sol avec agacement tandis que je le reluque de bas en haut. L’avantage des apprentis, c’est qu’il est souvent simple d’estimer leur âge grâce à leur taille. Je veux bien être plus haute que la moyenne, mais ce bougre n’a pas encore la carrure d’un Guerrier. Je me lève et, après avoir lancé une dernière œillade à Orage, je me décide à les rejoindre de leur côté du ruisseau. Un frisson me traverse quand je pose ma patte sur la rive Ombreuse. Ça a beau être un terrain neutre, je ne peux m’empêcher d’y voir une transgression des règles. N’y pense pas.

Je me plante finalement devant le bicolore, de sorte à devoir baisser le museau pour lui parler.

« Nuage de Muflier. Crois-tu réellement être le mieux placé pour nous guider ici même, à la frontière que Nuage d’Orage et moi-même avons maintes fois parcourue ? »

Je préfère ne rien dire sur sa remarque concernant l’âge. Il pourrait être vraiment petit. Et puis, ce n’est pas le propos aujourd’hui. La connaissance du terrain prévaut sur l’ancienneté dans ce type de mission.

« Je suggère que nous nous relayons selon celui qui maitrise le plus la zone dans laquelle nous nous trouvons. Ici, il s’agirait… »

Je me force à tourner la tête vers l’apprenti de l’Ombre. Quand je croise ses iris électriques, le gout de son sang me revient aussitôt et avec lui, ma culpabilité.

« … de Nuage d’Orage. Qu’en pensez-vous ? »

J’observe le bicolore passer de la surprise à la colère, pour finalement revenir à de l’indignation quand Nuage d’Orage le rassure sur son utilité. Il a su trouver les mots justes pour le convaincre. Il n’a pas tort, un regard neuf est toujours intéressant.

Je ferme la marche de cette étrange troupe et garde un œil sur le félin du Tonnerre. Celui-ci s’éloigne régulièrement, le museau à terre et les oreilles pointés vers l’avant. Il est dans sa bulle. Au moins, il semble pleinement concentré sur la tâche, bien qu’un peu trop consciencieux. À ce rythme il risque de vite se fatiguer, voire même de se prendre la patte quelque part. Est-ce que je devrais le stopper ? Difficile à dire. L’apprenti peut aussi bien être trop fier que xénophobe. Qui sait comment il réagirait si je lui donnais un ordre.

S’il avait appartenu à la Lune, ça aurait été plus simple… Curieusement, j’en arrive à préférer la compagnie de l’Ombreux. J’ai davantage confiance en lui, en particulier avec son excès de zèle à notre première rencontre, qu’en ce mufle trop occupé à retourner un caillou parfaitement ordinaire sans surveiller ses arrières.

Je profite d’un nouveau départ de Nuage de Muflier pour me rapprocher de l’apprenti des marécages. Une fois à sa hauteur, je marche quelques secondes dans le silence, lente à trouver mes mots. Mon esprit est bien trop focalisé sur le paysage, et les moindres traces de la Horde qui pourrait s’y cacher.

« Je vais essayer de rester à égale distance de toi et Nuage de Muflier, afin de servir de liaison. Il est si concentré qu’il ne fait preuve d’aucune prudence, je préfère m’assurer qu’il ne soit pas totalement isolé. »

Bien que le malotru appartienne au Clan du Tonnerre, les imbéciles qui ont offert la parfaite diversion pour le kidnapping, il n’y est pour rien. Ce n’est qu’un apprenti qui suit les ordres, comme nous. Les temps sont graves, la région dangereuse, et je ne souhaite pas qu’il subisse le même sort que Passion Ardente.

« Ça te va ? », je demande par habitude.

Je n’aime pas imposer mes décisions. Ce n’est pas respectueux et elles pourraient être mauvaises. Aujourd’hui ils sont mes coéquipiers et même si je trouve l’idée ridicule, je les traiterai comme tel.

Nuage d’Orage écoute mes paroles avec des yeux curieux, et un léger soulèvement de sourcil qui trahit son étonnement. Compréhensible, au vu de notre première rencontre. Une bouffée de honte remonte jusqu’à mes oreilles à ce souvenir, accompagnée d’une vague de soulagement qui l’éteint aussitôt. Le matou ne semble plus m’en vouloir. Peut-être est-ce une occasion donnée par le Clan des Étoiles de changer l’image qu’il a de moi, et donc du Clan de la Lune ?

« Merci de ta proposition Luciole Nuageuse. Je n’ai pas la patience nécessaire pour le gérer, j’aurais sûrement fini par lui sauter dessus. »

Un sourire amusé s’épanouit sur mon museau pour la première fois de la journée. Ça, je n’en doute pas ! Et honnêtement, si notre expédition n’était pas aussi primordiale, j’en aurais fait tout autant.

« Mais il devrait rester plus proche de nous, il ne connaît pas ces terres, notre mission n’est pas de le baby-sitter. Eh ! Nuage de Muflier ! Tu veux bien pas trop t’éloigner ? Si on est en équipe, c’est pour une bonne raison. »

Si son expression est neutre, l’agitation du bout de sa queue montre son agacement. Il commence à en avoir assez.

« Et c’est qui qui va inspecter les environs, hein ?! »

Proteste le bicolore en se rapprochant néanmoins.

« Qu’est-ce qu’on doit chercher, de toute façon ? Tous les solitaires ont l’air d’être partis, il n’y a personne dans le coin. Si on nous a envoyés en mission ici, c’est parce qu’on savait qu’il n’y avait rien du tout ! On veut juste nous occuper loin de l’action ! »

Chacune de ses paroles et une étincelle venant nourrir le feu qui pulse dans mes veines. Je m’assois, pour me calmer, mais aussi, car plus personne ne semble concentré sur les recherches et qu’il n’y a donc plus lieu d’avancer. J’inspire profondément. La violence ne règle rien, la violence ne règle rien… Quoique, un coup bien placé sur son museau… J’en chasse aussitôt l’idée. Que dirait Souvenir des Étoiles ? Mon mentor couleur crème avait un don pour trouver les bons mots.

« Le penses-tu réellement, Nuage de Muflier ? Que les cinq Chefs, réunis, auraient spécialement demandé que trois apprentis errent aux frontières de Valeemar afin qu’ils ne trainent pas dans leurs pattes et n’aient pas à combattre ? Alors qu’ils pourraient juste ordonner qu’on reste au camp ? »

Laissant passer un instant, j’en profite pour planter mes yeux dans les siens et scruter son expression. Même lui doit se rendre compte de l’absurdité de ses propos.

« Les cinq Clans se sont alliés. La Horde a donc trois solutions : se cacher dans un lieu qu’aucun de nous ne connaît, tendre des pièges et des embuscades pour nous éliminer petit à petit, ou tenter de fuir nos terres sans se faire attraper. »

De mon unique patte blanche, je réalise un geste circulaire.

« C’est à nous de nous assurer que s’ils choisissent la dernière option, ils ne nous échappent pas. Nos camarades surveillent nos territoires respectifs, on n’a par conséquent nul besoin de s’y enfoncer. Notre rôle est de parcourir les frontières, et, au vu de la taille de Valeemar, on va y passer la journée, alors ne gaspillons pas plus de temps ou d’énergie. »

Je me relève, prête à reprendre la marche.

« Réfléchis à ce pour quoi tu souhaites te battre, Nuage de Muflier. Pour ton égo, ou pour ton Clan, tes proches, et les chatons ? »

Bien. Si on a fini la leçon du jour de l’apprenti du Tonnerre, on peut peut-être se remettre en route et essayer de se rendre utile ? »

Dans sa voix un sourire, une satisfaction moqueuse qu’il ne cherche pas a dissimuler. Dans mon cœur, le poids du doute. Est-ce que je n’ai pas été trop dure ? Nous sommes tous les trois Apprentis, de Clan différent, aucune hiérarchie claire n’est établie et j’admets que ça me perturbe. Je n’arrive pas à juger où est ma place et jusqu’où je peux porter mes propos. Je me suis un peu emballée…

Nuage de Muflier feule en direction de l’Ombreux en réaction à sa pique, sa queue fouette l’air et sa colère ne fait aucun doute. Cependant…

« Soit ! Alors, continuons cette mission. »

Un profond soulagement emplit mes poumons tandis que le félin bougon reprend la route. La mauvaise troupe se reforme et longe la rivière pourvue de six yeux attentifs. L’Ombre à l’avant, la Lune à sa suite, le Tonnerre pour clôturer. Après la remontrance qu’il vient de subir, je suis agréablement surprise par la maturité de sa réaction. Il reste dorénavant focalisé sur sa tâche, tous ses sens en alertes malgré sa frustration évidente. Canalisée, cette énergie nous sera fort utile. J’avoue que je serais curieuse de savoir ce qu’il vaut au combat, au vu de ses propos…

J’incline la tête vers lui en un remerciement muet, puis je reporte finalement mon attention sur le paysage. On remonte tranquillement le cours d’eau, et, ainsi, les marécages. Après plusieurs minutes d’intense concentration, un grondement vient perturber le silence. La cascade. Une fois encore mon ventre se serre à cette idée, et de la sueur s’insinue dans mes coussinets.

Plus on s’en approche, plus ma vision se brouille, mes pensées se disputent et mon cœur s’affole. J’accroche mon regard au dos du félin blanc et j’essaie d’en oublier le reste. Le fracas de la cataracte emplit mes oreilles. On remonte laborieusement la pente jusqu’à son sommet, lieu de ma première rencontre avec Nuage d’Orage, ainsi que de la chute mortelle de ma mentore.

Inspire… J’entends ses cris dans le vent, son dernier appel à l’aide alors que les flots l’engloutissaient et l’entraînaient à sa perte quelques longueurs plus loin. J’aperçois l’éclat émeraude de ses yeux dans les feuilles, suppliant les Étoiles de lui tendre une patte, un bout de bois salvateur, n’importe quoi. Je sens la contraction douloureuse de ses muscles dans les miens, bandés à craquer, hurlant leurs désirs de vivre.

Expire… Le tumulte se calme au fur et à mesure qu’on abandonne la cataracte derrière nous pour rejoindre des pierres plates qui relient la Lune et l’Ombre. Je me demande un instant si on pourrait y retrouver le sang laissé par Nuage d’Orage et moi-même lors de notre affrontement, ou les marques de nos griffes quand nous sommes tombés à l’eau. J’en doute. Cet évènement n’existe que dans nos mémoires respectives.

Plouf. Je jette brusquement ma tête en arrière pour trouver l’origine du bruit. Rien, mis à part un cercle circonscrit de vaguelettes à la surface de la rivière. Une grenouille ? C’est le plus probable, étant donné qu’il n’y a aucune trace sur la berge. Je reporte mon attention sur les arbres sombres qui bordent notre droite. Et je dois prendre sur moi pour ne pas me stopper net.

Entre les ombres et les branches, des rayures foncées. Parmi la mousse et les aiguilles, un pelage brun. Dans les jeux de lumière, une chatte marron tigrée louvoie, disparait, pour resurgir quelques secondes plus tard. Pic du Sapin ? La Guerrière est translucide, tout juste discernable. Je me doute qu’il s’agit d’un tour de mon imagination, une illusion née de mon esprit en deuil comme tant de fois par le passé, mais je ne peux m’empêcher de penser que cette chasseuse hors pair vient d’émerger de la rivière même qui a vu sa fin pour nous aider à pister la Horde.

C’est le cœur plein d’espoir que je continue mes recherches en compagnie de mes deux nouveaux camarades.

Tu vois un truc ? »

Je quitte Pic du Sapin des yeux pour rencontrer ceux verts du Tonnerreux.

« Non. »

Lui répondis-je simplement, avant de lui tourner le dos. Aux limites de ma vision, l’ancienne chasseuse continue de fureter dans les bois sans un bruit. Un léger sourire doux-amer fleurit sur mes babines.

« On va devoir longer les terres de mon clan à partir de maintenant. »

Annonce Nuage d’Orage quelques minutes plus tard. À son signal, on s’engouffre pour de bon dans les bois, abandonnant enfin l’infernale rivière. Aussitôt L’Ombreux semble plus à l’aise, et je ne le comprends que trop bien. Certes les terres de la Lune sont bien moins humides et denses en végétation, mais une importante partie est recouverte de bouleaux. J’ai l’habitude de naviguer entre les arbres et les buissons, et même si les proies sont sans doute différentes je reconnais sur-le-champ les bruits et mouvements caractéristiques de la vie sylvestre.

Là où les arômes plus marqués de la mousse et des pins auraient dû me déstabiliser, je me surprends à inspirer profondément pour en apprécier les subtilités. Si mon flair n’a rien de catastrophique, j’ai toujours eu tendance à m’appuyer davantage sur mon ouïe et ma vue, cette dernière étant particulièrement bonne. Les effluves d’un Clan étrangers ne me dérangent donc pas plus que ça pour mener mes recherches, bien que mon instinct me hurle que je n’ai rien à faire ici. Dans le Code, la parole du chef prévôt sur l’interdiction de franchir les frontières, je me rassure.

« Je reviens »

Chuchote Nuage d’Orage. Je n’ai pas même le temps de lui demander plus d’explications qu’il disparait. Je me tourne vers Nuage de Muflier, qui semble tout aussi confus. Je tends l’oreille, parée à réagir au moindre appel à l’aide de l’Ombreux ou aux plus minimes bruissements suspects. Rien ne garantit que la Horde ne soit pas dans les environs, prête à fondre sur eux…

Mais le félin revient au bout de quelques minutes, deux souris dans la gueule et une expression gênée peinte sur le visage.

« La journée va être longue, on va beaucoup marcher et on a besoin d’avoir autant d’énergie que possible. Je me disais qu’on pourrait se restaurer un peu pour repartir de plus belle ? »

J’approuve d’un signe de tête et le remercie chaleureusement. Il se trouve que j’ai fait attention à me remplir l’estomac avant de venir… Mais patrouiller l’entièreté des frontières de Valeemar nécessite bien des ressources, et j’ignore si mes camarades s’y sont préparés.

« Quoi, c’est tou — Je veux dire, cool ! On va pouvoir reprendre des forces ! »

Je me surprends à devoir empêcher un ronronnement amusé de se frayer hors de ma gorge. Il ne s’agirait pas de vexer le Tonnerreux alors qu’il fournit clairement des efforts pour que la mission fonctionne. Le bicolore m’étonne une seconde fois en glissant le reste de son repas vers moi après s’être servi.

« Tiens, ça me suffit. »

Ça, pour le coup, je ne m’y attendais vraiment pas ! Comment est-ce que je dois réagir ? Est-ce qu’il a assez mangé ? Son territoire est le prochain, il pourra s’y servir si besoin. N’est-ce pas du gâchis de se nourrir une seconde fois de la journée ? Ce n’est pas comme si on pouvait déposer ces proies à un camp où les enterrer ici et les y laisser jusqu’à ce Nuage d’Orage revienne chez lui… Est-ce qu’il en restera suffisamment pour l’Ombreux ? Il aura une souris pour lui tout seul, ça devrait lui permettre de tenir. Est-ce que j’en ai vraiment besoin ?

Mon estomac gargouille et coupe net mes pensées. C’est fou, j’ai bientôt treize lunes, mais mon corps continue de grandir et de réclamer toujours plus. Bon, allez, juste pour cette fois… Je lui souris largement, mon cœur réchauffé par une douce fierté que j’éprouve devant ses efforts. Est-ce ce que ressent un mentor avec son apprenti ?

« Merci, Nuage de Muflier, c’est gentil. »

Je glisse délicatement le rongeur intact auprès d’Orage, puis je me penche pour manger celui à mes pattes. Les saveurs fortes explosent dans ma gueule tandis qu’une réconfortante chaleur se coule dans la gorge. Je partage un repas avec des chats d’autres Clans. C’est… particulier, mais curieusement pas désagréable.

Une question me brûle la langue alors que je me lèche les babines après avoir terminé.

« Est-ce que vous avez la moindre idée de ce qui aurait pu pousser la Horde à kidnapper la progéniture des Clans ? Ils devaient bien se douter qu’on réagirait de la sorte et qu’ils devraient tous nous affronter à la fois… »

Car quand on y pense, ce n’est pas très malin. Ils ont réussi à s’infiltrer dans les camps… Et c’est tout ce qu’ils font ? Si j’avais été à leur place, j’en aurais profité pour détruire les réserves de plantes médicinales, puis j’aurais empoissonné la rivière en amont en y laissant des cadavres pourrir et contaminé les proies d’une infime dose de la toxine dont ils avaient le secret afin de progressivement rendre les chats malades. Peut-être même que je me serais présentée un peu plus tard en tant que « sauveuse » si les Clans me paraissaient suffisamment affaiblis pour que ça fonctionne, mais trop puissants pour les annihiler d’une attaque finale de la Horde. Mais qu’est-ce que je pense ? Mes propres idées me font froid dans le dos. Cela dit je ne peux m’empêcher d’imaginer que celles de nos ennemis pourraient être bien pires… Après tout, je ne suis qu’une apprentie. Qui sait ce que des vétérans peuvent manigancer…

J’hoche doucement la tête à leur réponse, bien moins sombre que celle qui me gangrène l’esprit. Requinquée par le repas, notre joyeuse troupe se remet en route. Je repère à peine la transition de l’Ombre au Tonnerre, la forêt restant la même à mes yeux, et je l’aurais sans doute manquée si le marquage ne limitait pas la frontière clairement.

J’observe un instant le ciel avant de reprendre mon étude des sous-bois. Si on continue à ce rythme, le soleil sera à son point le plus haut lorsqu’on foulera le territoire de la Rivière. C’est une bonne allure, mais si on traine trop de la patte on risque de devoir terminer nos recherches dans le noir. Aussi quand Nuage de Muflier commence à nous compter les légendes et autre détail de ses terres, je garde une démarche rapide afin de les pousser à conserver la même allure.

J’écoute d’une oreille ses paroles, les yeux rivés sur les feuillages, à l’affut de la moindre branche brisée, la moindre empreinte laissée. Une part de moi, pragmatique, adorerait profiter de cette occasion pour obtenir des informations inédites sur ce Clan adverse, mais notre mission passe bien avant cette curiosité déplacée. Nuage de Muflier s’arrête d’un coup, et je manque de rentrer dans l’Ombreux.

« Je propose d’aller nous chasser quelque chose ! Je vais faire vite ! »

Le bicolore part aussitôt entre les arbres. Sans quitter l’horizon des yeux, je murmure à la fois pour moi et pour mon camarade restant :

« Je n’aurais jamais pensé devoir un jour traverser autant de frontières. »

Avant même qu’il n’ait eu l’occasion de répondre, un craquement rompt le silence. Un mulot fuse devant nos pattes et disparait dans la végétation. J’échange un regard avec l’Ombreux et sans un mot on se glisse entre les fourrés, sur les traces du félin du Tonnerre. Je tourne brusquement mon oreille sur la droite. Je rêve où j’ai entendu feuler ? Une seconde branche se brise, et le fracas ne fait aucun doute : des chats se battent !

Abandonnant toute discrétion, je cavale dans la direction du bruit, n’hésitant pas à piétiner les buissons pour passer. Les sous-bois sont bien plus denses que ceux de Lune ou de l’Ombre, mais je finis enfin par repérer Nuage de Muflier. Il est aux prises avec… Pic du Sapin ?

Le pelage tigré de l’assaillant se confond dans la végétation avec autant de facilité que celui de mon ancienne mentore. J’hésite un instant, avant d’apercevoir ses yeux : des feux ambrés aussi perçants que le soleil. Évidemment que ce n’est pas elle ! Ignorant les tourments de mon cœur, je continue ma course pour venir me ruer de tout mon poids sur l’inconnu, épaule en avant. Je parvins à le séparer du Tonnerreux, mais il ne semble pas perturbé d’un poil et se jette aussitôt sur moi. Il nous attendait.

Il se hisse sur ses membres antérieurs pour m’asséner un puissant coup à la tête, sans doute dans le but de m’assommer. Mais je l’imite, me grandissant comme Chant d’Antan me l’a enseigné. Je m’étire encore et encore, mettant au profit la stature large et solide qui coule dans notre famille pour planter mes griffes à ses épaules, puis l’étreindre avec toute la force de mes pattes avant.

J’espère surprendre le tigré, mon pelage court et ma silhouette élancée ayant rendu confus plus d’un de mes camarades lors de mes entrainements. On s’attend généralement à ce que je sois rapide, mais légère, plutôt que lente, mais robuste. Mais il est expérimenté, et je sens déjà ma prise faiblir. Il va falloir travailler ensemble. On ne fait pas le poids seul.

« Orage, ses pattes ! »

J’avais affronté l’Ombreux. Il était vif et précis, j’espérais qu’il pourrait le mettre à profit pour viser les pattes arrière du brun et le faire chuter. Si on le plaque par terre, à nous trois, on devrait réussir à l’y maintenir.

« Muflier, aide-moi ! »

Pitié, qu’il ait encore l’énergie de se battre. Je n’avais pu observer son état avant de me jeter dans la mêlée, et j’allais clairement avoir besoin d’un coup de patte pour empêcher le bougre de m’arracher une oreille.

Et s’il fuyait ? Je pense soudainement. L’odeur de l’inconnu ne laisse que peu de doute à son origine : la Horde. On a beau n’être que des apprentis, à trois contre un… on a notre chance. Et s’il s’en rendait compte et s’échappait, emportant avec lui notre espoir d’un indice menant aux chatons ? Non, jamais ! Je plante aussitôt mes crocs dans son épaule. Une fois. Deux fois. Je creuse sa peau, la tire, la déchire quitte à le laisser en faire de même. S’il doit nous filer d’entre les griffes, ce sera avec une piste sanglante qu’il ne pourra cacher.

La gueule et le museau gorgés de sang, je m’agrippe à mon adversaire telle une sangsue. Son équilibre faiblit, je me tiens prête, mais quand le monde vacille je manque de lâcher prise. Mon épaule heurte le sol avec violence et une douleur me traverse les os, faisant jaillir de ma poitrine un gémissement étouffé par la fourrure du tigré entre mes crocs. Aveuglée par son pelage j’entends néanmoins mes compagnons se déchaîner sur lui, alors je l’enserre, toujours plus, dans une solide étreinte.

Ses muscles semblent bouillir sous mes griffes, telle une masse informe de souffrance, de colère et de désespoir. Ils faiblissent davantage chaque seconde, mais je ne me permets pas de me relâcher. Est-ce qu’on a réussi ? Soudain le chat se cambre, et, dans un hurlement de rage, m’éjecte de son flanc. Je roule sous le sol et quand j’essaie de me relever, ma patte avant gauche me fait défaut. La douleur pulse dans mon omoplate, et un rapide coup d’œil me dévoile plusieurs marques de crocs profondes. Un filet de sang glisse le long de mon membre jusqu’à goutter dans l’herbe. Le prix à payer pour lui avoir dévoré l’épaule le plus vite possible.

Un seul regard par terre me suffit pour comprendre que ça en valait la peine. Une piste écarlate poursuit le Hordeux à travers les buissons. On y est presque. Encore un dernier effort. Je contrains ma patte à tenir bon, ignorant la souffrance qui coule dans mes veines et embrume mon esprit. Après avoir vérifié l’état de mes camarades, je me traine à la suite du tigré. Je ne cherche pas à dissimuler ma blessure ou à ralentir. L’heure n’est ni à la fierté ni au repos.

Mais le brun n’est pas allé bien loin. À tout juste quelques longueurs de queues, il est étalé dans son propre sang. La flaque sous son ventre grossit dangereusement et une froide réalisation me traverse l’esprit. Il va mourir. Je viens me camper devant lui, et plante mes yeux dans les siens.

« Où sont les chatons ? »

Silence. Ses deux iris brûlent d’une haine sans nom.

« Dis-nous, et nous te soignerons. »

Mensonge. J’ignore si nous en sommes capables. Le tigré se contente de m’offrir un dernier sourire mauvais avant de fermer ses yeux. Sa respiration se fait plus lente. Je pose ma patte sur sa gorge pour prendre son pouls, et me penche pour écouter son souffle, comme Hermine Ailée m’avait montré la lune précédente.

« Il s’est évanoui », j’indique à mes collègues. « Il ne tiendra pas longtemps si l’on ne le stabilise pas. On doit pouvoir stopper le saignement avec des toiles d’araignées, je vais aller en chercher. Nuage de Muflier, est-ce que tu penses que l’on pourrait l’emmener à ton camp ? C’est le plus proche et — »

Un gémissement me coupe la parole. Je tourne la tête pour observer mes camarades.

« Vous allez bien ? »

Le bruit recommence. On échange un regard puis on se dirige ensemble vers sa source avec prudence. Avant même d’avoir aperçu l’entrée du tunnel, une multitude d’odeurs nous gonfle le cœur de joie. Ce cocktail d’effluves, de mousse, d’eau, de sève, de lapin et de fleurs uniquement présent aux assemblées. Un sourire immense s’étire sur mon museau.

Les chatons !