Éternel. ft. Pin Sylvestre

Le corps de Saule Pleureur tremblait de façon incontrôlable. Sa vision, obstruée par les larmes, s’étaient troublée et il ne parvenait à percevoir que des formes approximatives de ce qu’il l’entoure. Son cœur se déchirait, sa cage thoracique se compressait à tel point qu’il n’arrivait plus à respirer correctement. Le souffle coupé, il était paralysé, incapable d’émettre le moindre son. En silence, il pleurait. Un sanglot puissant qu’il crut presque éternel tant il n’arrivait pas à se calmer. Il refusait la réalité. Cela ne pouvait pas se produire. C’était impossible. Son esprit saignait. Sa conscience n’était plus. C’était comme s’il n’était plus qu’une âme, spectatrice d’un épouvantable spectacle. Sous ses yeux gisait sa mère, Feuille d’Erable, dont le pelage autrefois nacré se retrouvait ici peint d’une horrible couleur pourpre. Il n’avait jamais souhaité cela. Ô grand jamais il n’aurait pu rien qu’imaginer une telle chose.

Lui, il voulait simplement vivre. Mais on lui demandait, face au cadavre de sa génitrice, de survivre péniblement. Si elle n’est plus, que lui reste-t-il ? Il ne croyait plus en son frère. Son père avait déjà perdu son combat. Il n’avait plus rien. Plus que des larmes qui ne sècheront pas. Il était seul. Pire que ça, il n’était lui-même plus présent pour lui. Le néant, c’était tout ce qui pouvait s’offrir à lui dorénavant. Une torture infinie. Il avait la sensation qu’on lui arrachait chacun de ses organes tant la douleur était forte. Pris de vertiges soudain, il sentit son œsophage brûler et d’un coup il bondit en arrière pour vomir le peu de nourriture présente dans son ventre. Il croyait mourir. Son monde s’était écroulé. Son étoile s’était éteinte ou plutôt... elle allait s’allumer.

Un châtiment des cieux. Ça ne pouvait être que cela. Sa mère était bien trop douce pour mériter la mort, alors il conclut que tout cela était de sa faute à lui, à son égoïsme. C’était la façon la plus cruelle de le punir. Au pied des imposantes et trop dangereuses falaises, il se coucha sur le corps inanimé de celle pour qui il aurait donné volonté son âme et sa vie. Il préférait ne pas avoir sa place au Clan des Étoiles plutôt que de la perdre. Rien ne pouvait être plus terrible. Son amour pour elle était inconditionnel, plus puissant que tout ce en quoi il peut bien croire.

Sans sa mère, sa vie n’a alors plus de sens. Son existence même dans ce monde ne rime plus à rien. Il n’existait que pour elle. Pleurant pendant un long moment sur sa dépouille, jusqu’à en avoir les yeux asséchés, il finit malgré tout par se relever, se demandant maintenant ce qu’il était censé faire. Si le firmament en avait décidé ainsi, alors il allait se repentir... mais il ne pouvait se résoudre à avouer à tous que tout cela était sa faute. Au fond, il fit preuve d’une lâcheté sans pareille. Il ne pouvait pas affronter le regard de son frère, Pin Sylvestre, ni même tous ceux des membres du Clan du Vent.

S’il fallait qu’il vive dans la souffrance, alors il construira aussi un tissu de mensonges pour l’accompagner. Car sans cela, il ne pourrait même plus survivre. Jamais il ne pria autant. Mais ses prières restèrent sans réponse. Il aurait aimé que ça soit lui à sa place. Il l’aurait échangé sans hésiter. Mais il ne le pouvait pas. C’était trop tard. Ni les sanglots, ni l’angoisse et ni sa dévotion n’y changeront quoique ce soit. Feuille d’Erable ne reviendra plus. Il ne se plaindra plus jamais de son éternel optimisme, de son côté têtu et de ses rires trop bruyants... Il ne vivra dorénavant plus que dans le regret de cette journée. Sa vie sera faite de remords.

Saule Pleureur se réveilla brusquement. Il ne s’était endormi qu’une petite heure, victime d’insomnies de plus en plus récurrentes et de cauchemars... bien trop réalistes. Au beau milieu de la tanière des guerriers, la silhouette imposante de l’Herboriste s’étira puis s’évapora à l’extérieur. La lune était haute dans le ciel, les étoiles plus présentes que jamais... Il sourit avec sarcasme. Elles ne le lâcheront jamais. Elles lui rappelleront sans cesse l’atrocité de ce qu’il a fait. Jamais il ne pourra se pardonner. Traînant des pattes, il n’adressa pas un regard ni une parole aux gardes et se contenta de sortir, la mine sombre et le regard froid.

Depuis la guerre, le grand mâle argenté avait changé. Le sang, les cris et la violence lui ont rappelé cette journée maudite. Il avait pourtant réussi à sauver ses patients. Mais il sait que Mélodie des Étoiles et Étoile de Jais ne s’en seraient pas sorties sans le pouvoir des Étoiles. Il n’a fait qu’éviter le pire. Le vent est froid. La saison des neiges arrive, avec son lot de malheurs en supplément. Le Clan n’a plus de Guérisseur. Les Herboristes devront-ils gérer l’entièreté des malades en attendant un signe ? Il ne le savait pas. Ses pattes l’emmenèrent aux pieds des falaises, là où 12 lunes plus tôt sa mère avait périe. Exactement à cet endroit. Avec tristesse, il fixait ce carré d’herbe, se remémorant sans difficulté la scène dont il venait à peine de rêver. Son cœur était lourd dans sa poitrine. Il souffla bruyamment, puis la brise emmena à ses narines une odeur singulière... Pin Sylvestre était derrière lui.


Il était tranchant, hautain et mauvais, mais il souffrait indéniablement. Pour autant... il n’arrivait pas à pardonner son frère. Leur relation n’avait plus rien de fraternelle. Il n’y avait plus rien entre eux, rien que de la rancune et de la colère. Il ne remplacera jamais la présence de sa mère. Personne ne pouvait guérir ses plaies. Encore moins lui. Même s’il n’avait eu de cesse de le soutenir, comme lors de l’élection, Saule Pleureur n’y voyait que de la pitié et ça l’agaçait. Lui de nature colérique, il l’était d’autant plus à cet instant étant donné qu’il était aussi très vulnérable de par sa fatigue et son mauvais rêve. Il se retourna pour affronter son jumeau.

Plus le temps passait, plus ils se ressemblaient, si ce n’est leurs yeux qui eux étaient bien différents. Enfin... surtout leurs regards. Saule Pleureur était froid. Glacial. Son regard ne reflétait plus rien. Il était vide, sans émotion. Ses yeux ne pleuraient plus depuis bien des lunes. Le vert profond de ses pupilles pourrait être attractif s’il n’était pas aussi creux. Il s’était tellement séparé de ses sentiments qu’il n’arrivait même plus à reconnaître les pupilles de son propre frère, plus claires que les siennes. Comment pouvait-il en vouloir à son frère de s’être éloigné de lui, alors que lui lui a caché l’entière vérité sur la mort de leur propre mère ? C’était trop tard pour faire machine arrière. Il préférait largement passer pour le méchant. Il s’était enfermé dans sa réalité.



Désagréable, il l’était. Ses yeux étaient plissés par la fatigue et sa voix rauque, signe qu’il n’avait plus parlé depuis un moment. Il était ainsi. Solitaire. Il n’avait besoin de personne, ce sont les autres qui ont besoin de lui... C’est ce qu’il se disait toujours.

Cela pouvait sembler étrange, mais l’insensibilité de Pin Sylvestre face à l’agressivité de son jumeau était une excellente réaction, ça permettait de désamorcer la bombe en quelque sorte. Saule Pleureur savait que son frère le connaissait par cœur et même si ça le dérangeait que quelqu’un puisse lire en lui ainsi, il doit avouer être un peu fier au fond de lui. Il ne l’a pas oublié. Rapidement, il balaya cette pensée de son esprit et fronça le museau, affichant toujours le même air désabusé. S’il en fallait aussi peu pour calmer la colère du grand matou, cela se saurait. Ainsi il leva les yeux au ciel face à la remarque nostalgique du gris, plein de sarcasme et de moquerie. Lorsqu’ils étaient petits ? Oui. C’était AVANT. Lorsque nos parents étaient tous les deux bien vivants, se dit-il. Il savait que c’était injuste de blâmer son frère pour cela, il n’y pouvait rien. Mais moi, si. J’aurais pu empêcher la mort de notre mère. Si j’avais...

Il se coupa dans sa pensée, dévisageant foncièrement son jumeau. A la vie, à la mort ? Et depuis quand, au juste ? Le plus imposant se leva brusquement, comme si le sol venait de le pousser en avant. Il fit face à son interlocuteur, le regard brûlant. Il ouvrit la gueule pour dire quelque chose, mais rien ne sorti. La fatigue lui martelait la tête. Il n’arrivait plus à mettre de mot sur ce qu’il ressentait, il n’en avait plus l’envie ni la force. Il se contenta de feuler, frustré par son manque d’élocution, et tourna le dos à Pin Sylvestre comme pour ne plus avoir à affronter ses yeux. Il se rassit et se lécha frénétiquement la patte pour s’occuper l’esprit. Puis après un temps de silence il finit par s’exclamer :



Il ne sait pas trop pourquoi il part sur ce débat-là. Il trouve juste cela idiot de se justifier par le biais du Code du Guerrier. Ce fameux code ne veut plus rien dire. C’est du blahblah, du flan. Ça ne vaut plus rien. Les Étoiles se fichent bien de qui le respecte ou pas, de toute façon... Elles ont leur propre raison, une raison dont il ignore tout. Saule Pleureur est en rage. Il ne comprend plus ce monde. Il ne comprend plus rien à sa place dans le Clan. Herboriste ? D’accord, oui. Il peut sauver des vies. Mais il n’a pas réussi à sauver celle de sa mère, ni celle de son père et peut-être même un jour perdra-t-il son jumeau sans pouvoir rien n’y faire. Il supporte plus l’hypocrisie clanique. Ces chefs qui prônent la paix et la bienveillance pour se bondir à la gorge des lors qu’une erreur est faite d’un côté ou de l’autre.

Saule Pleureur est bloqué, coincé entre deux mondes. Sa loyauté, sa foi, sa colère et sa tristesse. Son angoisse, aussi. Pour quelle raison devrait-il continuer tout cela, au juste ? Pour qui ? Pour quoi ? Il ne trouve aucune réponse. Les Étoiles ne lui ont jamais montré le chemin. Il avait beau se faire pardonner auprès d’elles, se châtier, s’excuser... Rien n’a changé. On a laissé ses prières en suspens. Sa parole n’avait aucune importance. Il se tourna à nouveau, faisant face à Pin Sylvestre. Dans l’obscurité de la nuit, on pourrait croire qu’il parle à son reflet tant la ressemblance est frappante. Il le fixa à nouveau droit dans les yeux, le transperçant du regard. Ses pupilles reprennent de leur vigueur tandis qu’il s’exclame à nouveau :



Sa voix s’était fissurée. Il était abject. Il sait pertinemment qu’il n’a aucun droit de parler ainsi à son frère, ni même de rejeter toute la faute sur lui. Il était égoïste, méchant et injuste. Il en avait conscience. Mais ça ne l’empêchait pas de montrer les crocs et de feuler. Si les tous les deux savent très bien qu’il ne pleurera pas, Pin Sylvestre a sans aucun doute sentit sa voix se briser lorsqu’il mentionna leur mère. Il se fait du mal lui-même. Le gris était imposant, autant que son frère, mais contrairement à lui son pelage s’était hérissé et un désagréable frisson lui parcourait l’échine. Il sentait ses pattes trembler, bien malgré lui.

Saule Pleureur n’était pas là pour être aimé. C’est ce qu’il se disait... Pourtant il se rappelle leur père qui les mettait face à face lorsqu’ils se disputaient, leur faisant promettre qu’ils devaient s’aimer pour toujours, être ensemble, soudés, que personne ne puisse jamais se mettre entre eux. Et fut un temps où Saule Pleureur aimait Pin Sylvestre plus que sa propre vie. Mais tout s’est trop vite enchaîné. Saule était trop colérique de nature, trop rancunier. Trop possessif, aussi. Il refusait que quelqu’un d’autre puisse s’immiscer entre eux, encore moins une vulgaire amourette de novice. Il claqua nerveusement sa langue contre son palais et articula :



Il ne le pensait pas. Il était son frère. A ses yeux, il était encore son jumeau. Mais au point où il en était, il préférait que l’autre se dégoûte de lui et parte de lui-même, au moins il n’aura aucun regret. Quitte à jouer le méchant, autant le faire jusqu’au bout.

C’était détestable. Détestable de voir que, malgré les lunes qui s’étaient écoulés, Pin Sylvestre avait encore ce pouvoir sur lui. Le seul être dans cet forêt à pouvoir se tenir face à lui de la sorte, sans crainte d’être griffé au visage. Il savait qu’il ne lui ferait jamais de mal. Saule Pleureur avait beau rugir, grogner et insulter, il ne toucherait jamais à son frère. Il se maudirait à vie s’il le faisait. Alors, il était obligé de garder cet air menaçant, ce regard assombri par la fatigue et la colère. Par l’injustice de cette situation qui les dépassait tous les deux. L’herboriste en voulait au monde entier, à tout ce qui bougeait et respirait. Aux Étoiles, aussi. Il avait horreur de leurs voix impénétrables. De leur silence assourdissant. Il s’en prenait à son reflet, avec l’espoir vain que ça le fasse souffrir par procuration. Et qu’il finisse par s’en aller. Il ne lui suffisait plus que de ça, pour se décider. Mais il restait là, ses racines refusant de se dérober à sa terre. Son frère refusait de l’abandonner et ça ne faisait qu’amplifier son mécontentement, rendant encore plus sourd ses grondements.

Saule savait qu’il avait raison. Que les choses étaient faites ainsi et que l’histoire se répétait, inlassablement, parce que c’était comme ça que ça devait se passer. Malgré les morts et les blessés. La guerre existerait toujours. Cette ombre gigantesque, comme l’épée de Damoclès, pèserait toujours sur leurs têtes, menaçant d’attaquer à nouveau. Le gris avait besoin d’un coupable. Il fallait accabler quelqu’un. Il fallait qu’il puisse cracher son venin, planter ses crocs, laisser des marques comme preuves éternelles de cette infamie. Mais face à Pin, il ne pouvait rien faire, sauf feuler. Ce qu’il souhaitait, c’était qu’il l’abandonne, pour qu’il n’ait plus rien à regretter. Personne à pleurer. Pour que s’il meurt un jour, il n’ait pas à le rejoindre. Il rit jaune de la comparaison de son frère. La baie empoisonnée, même détachée de son arbuste, finira toujours par tuer.

Alors éloigne toi.

Il tourna en rond sur lui-même, les crocs dehors, le pelage gonflé, la queue raide. La fatigue faisait peser un poids immense sur ses épaules, à tel point qu’il crut un instant s’effondrer au sol. Mais Pin Sylvestre avait le don de le faire sortir de ses gonds. Face à sa réflexion, nommant ainsi leur mère, il s’approcha vivement de lui, lui feulant au visage tout son mépris. Sa mère devait certainement le maudire, de là où elle était, pour être resté immobile face à elle, agonisante. Il avait fait le choix de resté pétrifié. Peut-être aurait-il pu la sauver. Elle s’amuse sûrement de lui, à le torturer ainsi depuis l’au-delà. Il se met à trembler de fureur. Il était prêt, à l’avouer. Il allait le faire. Pour qu’il s’en aille, il fallait qu’il lui prouve. Leur mère est morte à cause de lui.


Sa voix se brisa, emporter par la brise. Cette même brise qui lui offrit son parfum. Presque instantanément, il sentit son épuisement le quitter, comme si on lui offrait une énergie nouvelle. Son regard, encore bouillant, s’était détourné. Il fixait derrière son frère, près des arbres. Sa bouche, encore entre ouverte, se referma alors qu’il essayait tant bien que mal de déglutir. Il cligna des yeux, plusieurs fois, pour être véritablement certain de ce qu’il apercevait. C’était une sorte de brume, une forme spectrale, quasiment transparente, mais qui laissait des effluves derrière elle. Des odeurs qui firent remonter quelques réminiscences de son enfance. Un rayon de soleil dans cette nuit noire. Les nuages se dissipèrent, laissant la lune refléter sur son pelage fantomatique. Elle brillait, à l’instar des étoiles. Feuille d’Érable était là, juste sous ses yeux.

Il ne put rien dire. Il se contenta de pousser d’un coup d’épaule son frère. C’était bien elle. Ou alors était-il définitivement devenu fou. C’était sûrement ça, oui. Pourtant, ça paraissait si réel. Elle était exactement comme dans ses souvenirs. Cette carrure, cette force, cette lumière... Tout cela avait pourtant dépéri, sous ses yeux. Ses mêmes prunelles qui aujourd’hui s’humidifièrent, ne sachant supporter cette vision plus longtemps. Mais il restait trop arrogant. Alors il secoua la tête et dévisagea ce spectre, ne sachant quoi dire, si ce n’est...


Son sourire s’allongea, face à ses fils. La belle s’avança, l’air plus légère que le vent lui-même. Elle arpenta les alentours, observa ses enfants, tournant autour d’eux, les détaillant. Saule Pleureur était resté parfaitement immobile, ses sens en alerte. C’était bien elle. Il n’y avait aucun doute possible. Il jeta un regard par-dessus son épaule, elle s’était arrêtée face à Pin Sylvestre, son regard plus doux que jamais. Et la jalousie creusa son cœur. Même maintenant, elle ne voyait que lui. Son estomac était broyé par la peine. Mais il ne dit rien, n’osant pas.


Et elle lui lécha l’oreille, comme elle le faisait si souvent lorsqu’ils étaient enfants. Ce même geste que Saule avait tant repoussé, refusant d’être traité en bébé. Il n’y comprenait rien. C’était tout bonnement impossible. Les Étoiles auraient-elles entendues ses prières ? Voulaient-elles lui infliger le châtiment ultime ? C’était donc ça, sa punition ? Pourtant, la jolie guerrière céleste revint à lui. Moins proche. Malgré ses tendances à être tactile, il se souvient des efforts qu’elle avait fait pour lui laisser son espace personnel. Même encore aujourd’hui. Pourtant, à cet instant, il voulait détruire cette distance, la briser et la réduire en miettes. Il contenait de toutes ses forces ses émotions, s’efforçant de garder un visage dur. Il fixait droit dans les yeux sa mère, sans pour autant savoir à quoi s’attendre. Après un silence qui lui parût éternel, elle finit par miauler :


Entendre ces paroles de n’importe qui lui aurait arraché un grognement exaspéré. Mais venant d’elle, il se sentait redevenir apprenti, haussant faiblement la tête, ses oreilles chauffants sur le haut de son crâne. Son visage redevint plus sévère, exactement le même que lorsqu’ils avaient fait une bêtise quand ils étaient petits, dérangeant la pouponnière. Elle n’était pas méchante, elle ne l’avait jamais été. Derrière ce faux masque se cachait une grande douceur. Jamais elle n’élèverait la voix sur eux, elle ne l’avait jamais fait. Elle fixa Pin Sylvestre, s’adressant à lui, comme si elle savait que si elle s’était adressée aux deux, Saule aurait accaparé la parole, ou aurait coupé son frère.


Cette fois-ci, il grogna, levant les yeux au ciel. C’est d’elle que Pin tient cet éternel optimisme. Eux sont une famille. L’herboriste, lui, n’a plus rien à voir avec eux. Il était trop différent. Et pour la première fois, il se demanda si tout cela n’était finalement pas sa faute à lui. Que la personne à accabler, c’était lui et non son frère. Que s’il ne se serait pas comporté en enfant, rien de tout cela ne se serait produit. Il jeta un regard en biais à son frère, comme s’il attendait la sentence de sa vérité. Ainsi, il était prêt à l’écouter, pour la première fois depuis bien des lunes. Il s’adresserait à leur mère, mais ses paroles lui seraient à adresser à lui, il le savait.

Que la chance et que mon frère m’accompagnent.

C’était le genre de belle phrase que Saule Pleureur avait pu miauler, durant sa tendre enfance. Parce que son jumeau était une partie de lui, il était la moitié de son cœur, l’essence de son âme. Il représentait tout. La mort n’aurait pas pu les séparer. Et pourtant, aujourd’hui, ils semblaient comme être des étrangers. Si leurs pelages étaient similaires, ce n’était plus le cas de leurs cœurs. Ils ne pensaient plus de la même façon. L’herboriste ne croyait plus en la chance et au destin. Cela ne représentait plus rien pour lui, ce ne sont que des mots ridicules pour tenter de se réconforter. Comme seule marque de langage, les grognements et les feulements. Mais il y avait quelque chose de plus fort que cela, une entité supérieure sur laquelle il ne pouvait rien. Et il se maudissait d’être aussi faible, à cet instant. Car une simple odeur et quelques mots ont suffi à l’apaiser, au moins en apparence. Il léchait son poitrail, nerveux, ne cessant de défier du regard son frère. Pin Sylvestre ressemblait à sa mère. Il était doux, humble et définitivement trop gentil. Tout aurait été bien plus facile s’il l’avait simplement haï, sans plus de réflexion.

Saule Pleureur ne voulait pas jouer à qui était le plus mauvais frère. Il n’en avait pas la force. Il se contenta de lever les yeux au ciel, excédé, sans pour autant oser protester. Ses babines tressautaient, comme prises par une envie de se soulever, mais il n’en fit rien. Il ne voulait pas que sa mère soit témoin de tout cela. Pas alors qu’ils venaient tout juste de la retrouver. Pas tant que ce voile spectral serait présent sur son pelage. L’imposant guerrier n’était ni un prophète, ni un messager des cieux, mais il savait reconnaître une étoile. Et elle en était une. Pendant des lunes et des lunes il avait prié pour une parole, quelque chose qui prouvait que ses prières avaient été entendues, il espérait que l’on pourrait le pardonner, enlever cette peine de son cœur. Pourtant, il n’avait reçu que le silence en réponse, quelques brises, mais rien de concret. Jusqu’à aujourd’hui. Feuille d’Érable était là, mais elle ne disait rien. Elle n’avait pas de réponse à apporter. Au contraire, elle attendait qu’on le lui en donne. Mais que pouvait-il bien lui dire ? Il ne comprenait plus rien. Ses oreilles bourdonnaient et son cœur s’accélérait sous le poids de la pression. Il... paniquait.

Ses yeux de glaces s’étaient posés sur son frère. Il était résigné à entendre sa sentence. Que pouvait-il bien lui réserver, après tout ce qu’il lui avait fait ? Après l’avoir lâchement abandonné... Rien. Pin Sylvestre refusait de lui en vouloir, pire il remettait la faute sur lui. Essayait-il de le couvrir ? Il ne pouvait le voir, mais sa mère souriait avec tendresse, encourageant son fils à continuer. L’herboriste avait envie de l’envoyer paître. Il avait envie de lui hurler dessus. Il avait envie d’en finir une bonne fois pour toute. Mais son jumeau refusait une telle violence. Sur ses insultes et ses griffures, il déposait des baisers. Et au fond de lui, bien qu’il ne l’avouerait jamais, ça avait le don de l’apaiser. Il existait quelqu’un, en ce bas monde, qui était prêt à tout pour lui. Ce n’était pas anodin. Quand il se tourna vers lui, il ne put revêtir son air de dédain. Il était resté là, parfaitement immobile, la gueule entrouverte, surpris. Il y a eu un temps de flottement, un silence soudain dans toute la forêt. Son souffle était coupé. Il serra la mâchoire et détourna le regard, finalement pas aussi fort qu’il voulait bien le faire croire.



Prononcer son nom était presque nouveau. Il stressait de plus en plus, sa poitrine semblant se resserrer. Il grattait nerveusement le sol, tentait de s’apaiser à coups de langue. Mais rien ne suffisait. Il compta ses griffes, les unes après les autres, mais la fatigue et la panique reprenaient le dessus. Il devait lui dire. Il devait être franc. Mais ça lui faisait tellement mal, il n’était pas certain de pouvoir le faire. Peut-être devrait-il... Soudain, sa mère lui lécha le haut du crâne, lui offrant une caresse encourageante. Elle voulait qu’il soit sincère. Il prit une grande inspiration et remercia d’un sourire crispé sa génitrice, s’avançant pour faire face à son jumeau. Son reflet.


Il semblerait que le temps reprit son court. On pouvait à nouveau entendre les sifflements du vent, les hululements des hiboux... Comme si à l’annonce de cette vérité le monde entier s’était apaisé.



Sa voix se brisa, emportée par le vent. Ses pattes tremblaient tandis que les images de ce jour fusaient dans sa tête. Il se rappelait l’odeur âcre du sang, la flaque écarlate dans laquelle elle gisait, les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux, les miaulements de douleur. Un désagréable frisson lui parvint, suivi d’une envie de vomir. Il essayait de respirer, mais chacune de ses respirations lui brûlaient l’œsophage. Il sentit ses yeux s’humidifier, tandis qu’il conclut.



En réalité, il n’en savait rien, mais il s’était toujours persuadé de ça. Il sentait la présence de Feuille d’Érable, sans pour autant oser affronter son regard. Elle avait dit ne pas lui en vouloir, mais comment la croire ? Elle était morte. Saule Pleureur pensait ainsi car, à sa place, il en aurait voulu à son fils. Il aurait été en colère de mourir. A travers les autres, l’herboriste reflétait ses propres pensées. Il s’imaginait que tous pensaient comme lui, que c’était même une évidence. Il avait bien du mal à pouvoir saisir l’immensité des différences. Le félin gris garda le silence, gardant les yeux fixés dans ceux de son frère. C’était la moindre des choses que de le regarder. C’était le minimum. Si leur mère était encore là, elle était plus discrète, les laissant mener la discussion. Elle était ce qui avait détruit le barrage, forçant l’eau à s’écouler.

C’était la première fois. La première fois qu’il avouait la vérité. Il était présent, ce jour-là. Il l’avait vu tomber. Sa punition, pour ne pas avoir réagi, était donc d’avoir cette image ancrée à jamais. Ses yeux auraient beau se fermer, il verrait encore son corps inerte. Son pelage avait perdu de sa couleur, ses yeux étaient livides... Et il y avait ce sang. Saule Pleureur secoua la tête, pris d’une soudaine nausée. Il ne s’était pas passé un jour sans qu’il n’y pense. Ses journées et ses nuits étaient rythmées par ce battement de cœur qu’il avait entendu s’arrêter. De là étaient nées ses insomnies, son mal-être, son arrogance, sa colère et probablement son manque de confiance en lui qu’il cachait par un faux narcissisme. Peut-être les Étoiles avaient eu pitié de lui... Sa punition s’arrêtait-elle donc là ? Il avait bien du mal à y croire. Il pouvait lire dans les prunelles de son frère que ce n’était que le commencement. Il attendait sa sentence, le regard baissé de honte, les oreilles plaquées vers l’arrière, la queue entre les jambes. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, faisant face à son reflet.

Puis l’orage éclata. Le coup de tonnerre raisonna. Un rire. C’était au final pire qu’une sanction. Pire qu’un coup de griffe. C’était son cœur qui venait de se briser. Il ne savait même pas si c’était médicalement possible, mais il était pourtant sûr de pouvoir voire les morceaux de son organe vital se disperser au sol. Le poids de la réalité fut si lourd. Il avait gâché des lunes et des lunes... pour rien ? Il ne lui en voulait pas ? Il avait failli... Il était à deux doigts de rompre tout lien. À deux doigts de le perdre. Son ton calme avait l’effet de crocs qui ne cessaient de s’enfoncer plus profondément dans sa chair. Son souffle le glaça. Ses yeux le transpercèrent. Il devrait être soulagé, mais il n’y arrivait pas. Ne pas subir de sentence était au final encore plus douloureux, car tout cela n’avait donc eu aucun sens. Depuis le départ, il se trompait. Ainsi, le Saule pleura. Les larmes roulaient sans qu’il ne puisse rien y faire. Il ne bougeait pas. Sa gueule entrouverte ne faisait aucun son. Il avait peur de se briser s’il parlait. Pin Sylvestre ne voulait pas perdre de temps, Saule Pleureur venait de se rendre compte qu’il l’avait déjà fait.

Il lança un regard à sa mère. Son sourire le gifla à nouveau. Les Étoiles l’avaient rendu encore plus belle. Les Étoiles lui allaient bien, finalement. Peut-être était-elle heureuse, auprès de son compagnon. L’herboriste avait tant souhaité les rejoindre. Mais une personne l’avait toujours retenu ici... Pin, son frère. Son unique frère. Son jumeau. Sa respiration fut saccadée. Il comprenait enfin pourquoi elle était venue. Elle avait un dernier souhait, une dernière mission à effectuer. Elle devait réunir les deux morceaux qui constituaient sa vie. Ses fils. Et soudainement, il se sentit si léger et si reconnaissant. Sans elle... Il l’aurait abandonné. Jamais il ne se le serait pardonné. Il ne l’avouera pas à haute voix. Tous ses sentiments resteront en lui. Mais ses yeux, si semblables à ceux de son frère, en disaient suffisamment. Il savait que de toute façon, il pouvait lire en lui comme un livre ouvert. Après tout... Ils étaient jumeaux.



Cela valait sans doute tous les je t’aime du monde. Leur mère se rapprocha d’eux. Sa silhouette commençait à s’évaporer, les étoiles regagnant petit à petit le firmament. Ils n’entendirent qu’une voix lointaine :



Avant de pouvoir lui répondre, elle disparut. Les Cristaux de Lune ? Est-ce que... Il allait devenir Guérisseur ? Était-ce un signe ? La tête lui tourna soudainement. Alors, Saule se retourna vers ce qui lui restait. Ce qui était tangible et réel.



Un petit coup d’épaule. Un contact. Un lien qui se resserre. Un rire gêné.



Cette nuit-là, Saule Pleureur dormit profondément. Une véritable nuit de sommeil. Ni cauchemar ni insomnie ne vinrent le déranger. Et dans un rêve, il put voir sa famille, heureuse et réunie. Sa mère, son père, Pin Sylvestre... Et lui. Un lien qui ne disparaîtra jamais.

Un lien éternel.