À côté des flots || Pin Sylvestre

Couleur du Caméléon aimait nager, c'était un fait, mais il aimait aussi être propre et beau, alors le goudron dégoutant dans les eaux de son territoire, très peu pour lui. Lécher son beau pelage ras après une petite baignade dans les flots de son clan n'avait été qu'un horrible moment où amertume et haut-le-cœur primaient par-dessus tout. Le guerrier blanc avait failli être malade et depuis, il avait arrêté ses grandes escapades. Coincé dans la tanière du guérisseur, comment aurait-il pu se nourrir correctement ? Éclat de Péridot était peut-être un félin qui se fiait aux règles, Couleur du Caméléon n'était pas ce type de chat et plusieurs fois il s'était pris un casse-croûte interdit. 

Alors le vieux guerrier se dirigea, la queue haute, le regard fier, vers le Bateau Fantôme qui se trouvait en dehors de ses terres. Véritable chef-d'œuvre de la part des bipèdes, le matou était admiratif de ce travail. Les chats de son clan ne voyaient pas d'un bon œil ces humains qui parcouraient les flots avec aisance, mais lui, il les trouvait brillants. Lors de son exil, pendant son long périple, Couleur du Caméléon en avait vu des choses, notamment des machines humaines et alors, il avait compris que les monstres n'étaient pas réellement des monstres, mais plutôt des choses que les bipèdes utilisaient comme aucun autre animal ne le ferait. Une sorte d'outil. Ce bateau-là, était l'une de ses choses. Depuis sa réalisation, il avait alors voué une légère admiration envers ces grands deux pattes : ces choses qui vrombissaient, qui filaient à toute allure, qui tuaient... n'étaient pas une menace sans les humains pour les diriger.

Enfin, il y arriva, à côté du Bateau Fantôme, et après une rapide examination de l'eau, Couleur du Caméléon plongea, savourant cette sensation autour de son corps et qui passait entre ses pattes. S'il le pouvait, il irait jusqu'au bout du monde en nageant. Il fallait une certaine force pour se mouvoir dans les flots, heureusement que le matou était bien bâti pour cette tâche, mais ce n'était pas le cas de tous. Probablement pas de ce félin qu'il aperçut au loin : un Venteux sans doute. 

Couleur du Caméléon ne sortit pas de l'eau, mais il se rapprocha de la rive pour mieux apercevoir celui qui se tenait là. Il l'avait déjà vu en assemblée et pendant la bataille, son clan et le sien étaient alliés à ce moment-là. Barbottant dans l'eau, le félin de la Rivière faisait le beau pour impressionner - pour lui montrer tout son charme, non pas pour le défier évidemment - le nouvel arrivant. Un sourire carnassier aux lèvres, il essayait de se rappeler son nom : s'agissait-il de Saule Pleureur ou de Pin Sylvestre ? Les deux frères se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, pourtant, en plissant bien les yeux, il put voir la petite différence qui les distinguait. Celui-là avait les yeux clairs, un regard intense, comment ne pas le remarquer ? Pin Sylvestre.

"Bonjour à toi, mon ami!, appela-t-il d'une voix mielleuse. Ne veux-tu pas te mouiller les pattes ? L'eau est bonne et si tu coules, je te rattraperai!"

L'autre matou se rapprocha un peu de lui avant de miauler que son pelage épais le rendrait aussi lourd qu'une pierre. Pile de quoi le faire couler tout au fond de l'eau. Cela amusa le guerrier blanc et roux qui ne put s'empêcher de pouffer dans l'eau. Ensuite, le matou d'en face lui expliqua une rumeur qu'on lui avait conter et alors, le félin de la Rivière fit mine d'être choqué.

"Tu.. tu doutes de ma force camarade ?, miaula-t-il d'un ton faussement triste et déçu."

Pin Silvestre parla de la guerre, et Couleur du Caméléon ne put s'empêcher d'afficher une moue légèrement ennuyée. Perdre une guerre, c'était le cadet de ses soucis contrairement à ses camarades chez qui ça signifiait un honneur bafoué, une honte qui parcourait l'échine et bien d'autres choses encore que le matou ne ressentait même plus. Fut un temps où la dignité et le succès étaient les choses les plus importantes aux yeux de Couleur du Caméléon : lorsqu'il était jeune, encore qu'un apprenti, mais maintenant à quoi bon avoir de l'honneur si ce n'était pas pour vivre libre ? 

"Merci grand Venteux, pour m'avoir sauver des griffes ennemies, miaula-t-il simplement avec une pointe d'ironie"

Couleur du Caméléon se rapprocha de la rive - et par conséquent de l'autre félin -, pour s'allonger là où il avait patte et où son corps pouvait encore demeurer dans l'eau. Il se mit à observer nonchalamment le félin qui faisait sa toilette. Son pelage était très épais, il devait bien l'avouer, mais aussi très beau - il remarquait ça aussi -. Le rouquin tendit doucement la patte pour toucher du bout des coussinets les poils du Venteux avant de lever la patte en signe de 'j'ai rien fait'.

"Tu sais, je n'ai jamais vu de chat couler parce qu'il avait des longs poils, dit-il en le fixant dans les yeux, toujours nonchalant. Par contre, tu as raison, je ne pense pas pouvoir te rattraper si tu te noies. Tes poils rentreraient dans ma gueule et tu m'étoufferais sans le vouloir."

Le chat au poil ras se releva pour se diriger une nouvelle fois vers l'eau avant de donner un coup d'œil au mâle derrière son dos. De sa patte, il tapota l'eau avant de faire des petites vagues qui allèrent mouiller - du moins il l'espérait - les pattes de Pin Silvestre. Couleur du Caméléon était taquin, si je lui balance une grande vague d'eau, il ne pourra pas riposter si je suis en train de nager. Finalement, le guerrier se ravisa, peut-être pour plus tard. Au lieu de ça, le vieux mâle rentra dans l'eau et se remit à parader. 

"Regarde bien mon ami, car très peu de félins savent faire ça!"

Puis il plongea dans l'eau pour réapparaitre un peu plus loin, quelques dizaines de secondes après, un sourire fier et des yeux qui luisait de défi.

"Mais quoi de plus normal, pour un membre de la Rivière ? Il va falloir faire mieux que ça, Monsieur voulait du spectacle ? Même si pour attraper le poisson, cela doit être bien pratique. Mais je n'en ai jamais goûté."

Très bien, Couleur du Caméléon comprit où il venait en venir et bien, le matou aurait les deux ! Un divertissement et un repas, gratuit en de ça, n'était-il pas un vrai gentleman ? Il était temps d'utiliser ses compétences acquises en temps que Corps de Génie, le mâle afficha donc un sourire et replongea un long moment. Rien de bien compliqué pour lui, c'était un vrai petit poisson. Battant furieusement des pattes dans l'eau, le matou arriva à attraper une petite étoile de mer orange, il réapparut un peu plus loin que lors de son plongeon, mais ça ne faisait rien : il retourna proche du guerrier pour déposer sono cadeau à ses pattes.

Ensuite, Couleur du Caméléon retourna dans l'eau pour extirper un petit poisson qu'il arriva à attraper. Encore une fois, il s'avança vers Pin Sylvestre pour déposer son fardeau. Haussant les sourcils en signe de "alors, impressionné ?", le gros matou roux et blanc l'écouta parler :

"Est-ce que l'on s'est déjà croisé ?.. Je n'en ai pas le souvenir. Moi, c'est Pin Sylvestre.
- Oooh, je sais mon ami, miaula-t-il avec un petit rictus légèrement moqueur, mais non, on s'est pas croisé, mais je t'ai déjà vu en assemblée, tu as un frère jumeau il me semble. Moi c'est Couleur du Caméléon, pour te servir."

Il ne lui semblait pas : il en était sûr.

"Goûte, c'est l'occasion, c'est offert par le meilleur corps de génie du Clan de la Rivière et puis un cadeau, ça ne se refuse pas."

Le matou lui adressa un clin d'œil avant de s'allonger une nouvelle fois dans la partie de la rive où il avait pattes. 

Le guerrier du clan adverse semble se moquer de lui, avec un petit air narquois, cependant, le matou de la Rivière ne tiqua pas d'un poil, bien au contraire, il se contente de sourire en coin avant de se mettre à ricaner à son tour en voyant son voisin méticuleusement retirer les arêtes du poisson.

"Tu as peur de t'étouffer, chaton ?, miaula-t-il avec un air railleur"

Le matou lui expliqua alors qu'il avait accepté la proie uniquement car leurs clans étaient alliés, autrement il ne l'aurait pas manger. Couleur du Caméléon continua à le fixer en hochant la tête d'un signe approbateur tout en lâchant un "mhmh". Par la suite, Pin Sylvestre, reprenant son sérieux, porta une accusation :

"Mais tu as l'air de bien te moquer des frontières, je me trompe ?
- Orh, protesta-t-il, j'ai l'air d'un guerrier qui ne respecte les frontières.."

Le rouquin fit une légère pause pour se dévisager lui-même avant de reporter son regard faussement abasourdi vers l'autre matou.

"À ce point ?"

Couleur du Caméléon leva une patte, comme pour montrer sa culpabilité. Quel baratin pouvait-il sortir à l'instant T pour ne pas effrayer le guerrier adverse et ruiner ses chances d'avoir un.. "ami" ?

"Coupable, oui, mais je te rassure mon ami, je ne vole pas les proies de mes voisins, tu pourras dormir tranquille ce soir. Il n'y a aucun mal à trépasser les frontières de temps en temps, surtout si c'est pour faire de si belle rencontre"

Est-ce que le guerrier venteux lui faisait une leçon de morale ? Car ça y ressemblait. En temps normal, Couleur du Caméléon aurait rouler des yeux, pire encore : il serait parti avec un sourire en coin, mais Pin Sylvestre l'attirait : il n'avait pas affaire à son frère guérisseur connu de tous, mais d'un guerrier comme les autres.. comme lui, comme Légende Guerrière, comme tous. Sûrement qu'il arriverait à en tirer quelque chose d'une manière ou d'une autre. 

"Pourtant tu l'as mangé, cette proie.. et en entière. Tu sais, je ne t'en aurais pas voulu si tu me l'avais jeté au nez, miaula-t-il simplement."

Pin Sylvestre questionna sa loyauté au sein du Clan de la Rivière et la réponse semblait évidente : loyal ? Même pas pour un sous ! Si l'envie lui prenait, alors il s'en irait, mais il suffisait de creuser un peu pour se rendre compte que la Rivière avait toujours été son foyer aussi bien dans ce nouveau territoire, que dans celui qu'il avait quitté il y a de cela des dizaines et des dizaines de lunes. Alors, finalement, était-il loyal ? Toujours pas, mais pour Pin Sylvestre, il le serait.

"Bien sûr que je suis loyal !, répondit-il avec ferveur pourtant bien mensongère. Trépasser quelques frontières ne change en rien mon dévouement. Je suis corps de génie, je plongerais dans les eaux glaciales d'un torrent pour récupérer un poisson et je m'enfoncerais dans les eaux tumultueuses de la mer pour récupérer ne serait-ce qu'une petite sardine."

S'il ne se connaissait pas lui-même, il serait presque convaincu de ses propres dires.