[EVENT ; lune 1194] La Marée Noire.

HRP :

Elle sait à quoi elles doivent ressembler, là, le corps de chacune tendue contre l’autre, une animosité à peine contenue éclairant leurs pupilles. Autour d’elles, les rumeurs de conversations, les soupirs des travailleurs fatigués par l’effort, un effort commun qu’ils doivent effectuer ensembles, et le plus vite possible. Des éclats de voix s’élèvent de l’autre côté de la plage. Mélodie des Étoiles n’a pas besoin de plus d’un coup d’œil pour reconnaître Éclat de Rire accompagné de ses fils. En face de lui se dresse une escadron de l’ombre qu’elle reconnaît de vue, Ombre Fantôme. Souvenir Irréel du clan de la lune se précipite courageusement pour tenter d’intervenir. Oui, voilà ce à quoi elles ressemblent elles aussi. Il n’est pas étonnant qu’Espoir du Matin ait tenté de calmer le jeu à sa manière, tout comme Nuage de Chouette qui avait peut-être aussi cette idée en tête.

La meneuse soupire. Elle aussi est blessée et piquée par les paroles de la féline adverse. Forêt de Flamme dit qu’oublier son passé n’est pas si simple que ça. Bien sûr que cela n’est pas simple. Simplement elle, Mélodie, n’a pas eu le choix. Soit elle se reprenait, soit elle laissait son clan sans personne pour les mener au bout du périple. Peut-être que d'autres auraient eu plus de mal qu'elle à faire ce choix. Mais abandonner Valse des Étoiles, recevoir ses neuf vies aux cristaux de lune… Tout cela ne s’est pas fait sans regrets, sans son lot de craintes et de douleur. Elle n’avait jamais choisi cette vie. Elle a dû oublier des parties d’elle-même, ses attentes, ses rêves, pour adosser ce rôle. Alors oui, elle est fière de là ou elle se tient aujourd’hui, et ne veux laisser personne lui enlever cela, renier chacune des difficultés auxquelles elle a fait face. Ses griffes se plantent dans le sable alors qu’elle encaisse les paroles sans rien laisser transparaître, si ce n’est cet éclat dans ses yeux qui s’anime un peu plus à chaque instant et ce goût amer qui lui remplit la gueule tandis que chaque phrase de Forêt de Flamme lui rappelle ce qu’elle a abandonné; la simplicité d’une vie tranquille passée au bord de la rivière, une famille nombreuse à ses côtés.

Et Museau Nacré. Son pilier, il est toujours là, il le sera toujours, car elle ne voit pas la possibilité d’un futur sans lui. Elle le remarque juste avant qu’il ne parvienne et ses côtés. Son simple contact la distrait un instant. Elle a quitté le camp en le laissant endormi dans la tanière qu’ils partagent. Elle sait qu’il a passé énormément de temps à ses côtés alors qu’elle se battait contre les restes du mal qui avait empoisonné son corps, à peine consciente, seulement assez pour ressentir sa présence. Lorsqu’elle s’était sentie assez remise pour rejoindre les siens sur la plage, c’était lui qui avait l’air épuisé. Elle ne peut résister à l’envie d’une courte étreinte en le retrouvant, laissant Forêt de Flammes s’éloigner avec l’apprenti guérisseur de son clan et une de ses camarades. Elle ferme les yeux, tentant de laisser l’obscurité qui envahit son champ de vision la calmer, et de sourire lorsqu’elle rouvre les paupières, un sourire qui reste hésitant car elle s’inquiète aussi pour son compagnon. Il a toujours été un génie modèle, sûrement le félin de tout Valeemar qui se sent le plus proche de la nature. Elle ne peut croire que le spectacle qui se révèle devant leurs yeux aujourd’hui l’ait laissé de marbre. Elle comprend en entendant ses paroles et en le voyant sourire que les mêmes préoccupations étreignent chacun de leurs cœurs.

« Je me porte à merveille. Je n’ai pas eu le cœur à te secouer ce matin, tu dormais tellement bien. Tu te serais vu, un véritable chaton. » Elle laisse échapper un rire, bref car le temps n’est pas à la détente. « Eh bien je te fais confiance alors, construisons-le ce barrage. » fait elle en s’adressant autant à Museau Nacré qu’à Espoir du Matin. « Dépêchons nous d’utiliser ce buisson pour caler les rondins de bois instables, nous pourrons aller faire soigner nos coupures une fois qu’il sera en place, Forêt de Flamme n’a pas tort, nous serons plus efficaces ainsi. » Il est vrai qu’à force d’avoir le museau enfoncé dans les branches pointues, ses joues et son poitrail se sont peu à peu couverts d’égratignures sanglantes. Elle reprend sa prise sur le buisson, attend que les autres soient également prêts et progresse vers le barrage qui commence à prendre forme à l'endroit ou l'eau est peu profonde. Il leur faut se percher sur des bouts de bois et tirer la masse vers le haut afin de pouvoir la placer, ce qui n'est pas un maigre effort, mais ils y parviennent après quelques instants d'efforts. Mélodie des Étoiles pousse un soupir de soulagement une fois cela fait. La fatigue et la douleur lui procure un étrange sentiment de satisfaction, après plusieurs jours d'inaction elle se sent enfin utile, à sa place.

HRP:

L’intuition de Fleur de Lys fut bien vite confirmée : des deux guerriers de l’Ombre, le plus petit était de loin le plus amical, tandis que son compère semblait franchement hostile. Il lui évoque un oiseau de malheur, prêt à fondre sur quiconque aurait l’audace de lui déplaire. Et apparemment, même les membres de son clan n’étaient pas épargnés par ses regards assassins… La guerrière se retint de lever les yeux au ciel. Aidés par leurs nouveaux alliés du jour, elle et Souv purent déplacer le rondin sans trop de peine, du moins jusqu’à ce que le guerrier ambré le fasse brutalement tomber sur les pattes de son camarade de clan. Cette fois-ci, la guerrière ne put s’empêcher de remuer les moustaches d’amusement face à cette punition providentielle.

Le choc fut cependant encore plus grand pour elle de s’entendre appeler par son nom de chatonne par un guerrier de l’Ombre. On ne l’avait que si rarement laissée participer aux Assemblées, se pourrait-il qu’ils s’y soient croisés ? Mais non, cela devait remonter à bien plus loin… Soudain, son regard s’éclaira. Un souvenir enfoui ressurgissait des brumes de sa mémoire : elle revoyait son père, de dos, noble et droit comme à son habitude, mais penché en avant, en grande conversation avec un petit chat inconnu. Ses yeux dépareillés lui avaient paru si étranges, à l’époque, qu’elle avait cru plus tard les avoir rêvés. Les souvenirs lui revenaient comme portés par le flot d’une rivière qu’aucun barrage ne pouvait contenir.

« Yeux Vairons ! C’est bien toi ? Ça alors ! Cela fait si longtemps, et j’étais si jeune… mais je me souviens que père et toi passiez des heures à discuter, pendant le voyage. Mère ne voulait pas que je m’approche pour entendre votre conversation, même si j’en mourais d’envie. Elle disait qu’il fallait se tenir à l’écart des guerriers de l’Ombre. »

Et à voir l’attitude de certains, elle n’avait pas tort. Le regard en coin qu’elle lança à Ailes de Corbeau trahissait sa pensée sans équivoque. Sa pique pleine de mépris ne lui avait pas échappé, mais heureusement, Souv était là pour prendre sa défense. Reconnaissante, elle adressa un sourire furtif et encourageant à son ami : il commençait à s’affirmer, et elle souhaitait plus que tout le voir continuer dans cette voie. Tenir tête à une vieille corneille aigrie de l’Ombre, voilà qui était courageux !

Mais quant à elle, l’enthousiasme de ces retrouvailles inattendues était la plus forte. L’excitation la gagna. Elle tenait enfin sa chance d’en savoir plus sur son père : là, juste devant elle, un guerrier qui l’avait côtoyé ; mieux, qui l’avait apprécié et respecté. Il ne lui en fallait pas davantage pour être envahie d’une ferveur difficile à contenir. Elle se força cependant à contenir son impatience : devant un ancien camarade de son père, il fallait faire bonne impression. Après avoir lissé de quelques coups de langue sur son poitrail son pelage déjà soyeux, la guerrière se rapprocha du guerrier roux.

« Je réalise qu’il va falloir que je commence à t’appeler par ton vrai nom… Éclair Ambré, miaula-t-elle d’un ton chaleureux et solennel, je suis enchantée de te revoir et de faire plus amplement ta connaissance. Tu dois déjà le savoir, bien sûr, mais mon père a une haute estime de toi. J’ai cru comprendre que vous aviez affronté ensemble bien des dangers. »

Fleur de Lys ne le quittait plus du regard, les yeux plus brillants que jamais. Oui, elle avait bien grandi depuis leur dernière rencontre, atteignant la haute taille de Jeu Macabre, imitant sa silhouette guerrière jusque dans sa démarche feutrée ; mais lui face à elle avait si peu changé par rapport à son souvenir, qu’elle crut un instant être revenue des lunes en arrière, bien avant sa naissance, du temps où son père était encore un félin de l’Ombre. Elle espérait qu’Éclair Ambré lui parlerait de lui comme s’ils rentraient tout juste d’une patrouille, comme si le passé pouvait encore être invoqué sans douleur. Et elle en oublia tout le reste.

Au lieu de recevoir une réponse de la part de celle qui s'appelait autrefois Petit Lys, c'était son camarade Aile de Corbeau qui la devança. Éclair Ambré leva les yeux au ciel après la remarque du vétéran, mi-agacé mi-amusé par sa façon de parler et les mots qu'il avait choisi. Encore une fois, il lui donna un léger coup d'épaule, plus amical cette fois-ci avec un regard mêlant fausses reproches et amusement. Aile de Corbeau n'était pas tendre et n'aimait pas les autres clans, mais Éclair Ambré savait qu'il y avait forcément au fond de lui une once de sympathie et d'humour. Hélas, tous n'avaient pas la même tolérance à l'égard du comportement du matou et l'autre guerrier de la Lune s'offusqua. Cela lui permit néanmoins d'apprendre les noms de tout le monde ; le guerrier crème s'appelait Souvenir Irréel et Petit Lys portait dorénavant son nom de guerrière, Fleur de Lys.

« Éclair Ambré... » souffla-t-il au chasseur de la Lune, le regard amusé. Il reprit, plus sérieux : « Je suis désolé, on ne voulait pas vous offusquer. Aile de Corbeau, détends toi, ils ne vont pas nous attaquer non plus. On est là en mission diplomatique. »

Il espérait que ce petit rappel apaiserait les ardeurs de son frère de l'Ombre, même si cela n'avait pas vraiment marché à peine quelques minutes plus tôt. Cependant, il faudrait qu'il fasse un effort, Étoile de Jais serait furieuse si une bagarre se déclenchait alors qu'ils avaient ordres de collaborer. Finalement, Fleur de Lys sembla se rappeler en un éclair de qui il était. Il remua les moustaches lorsqu'elle l'appela Yeux Vairons, c'était bien la première fois qu'on l'interpellait ainsi. Il était cependant ravi qu'elle se souvienne un peu de lui, alors qu'ils s'étaient vus il y a si longtemps... En effet, Jeu Macabre et lui-même avaient beaucoup discuté pendant le Grand Voyage, il y avait tant de choses qu'Éclair Ambré avait voulu apprendre de lui, n'ayant pas eu le temps de le connaître à l'époque où il était considéré comme un traître. Il agita une oreille à la mention d'Étoile Destinée et de son "conseil". Il ne s'en offusqua pas, après tout le Clan de l'Ombre sortait d'une période sombre au moment du voyage et il n'avait définitivement pas bonne réputation auprès des autres... C'était plutôt l'ironie de ces paroles qui l’atteignit, quand on savait qu'Étoile Destinée elle-même s'était liée avec Jeu Macabre qui était l'ex-lieutenant du Clan de l'Ombre.

Il savait qu'Aile de Corbeau n'hésiterait pas à ajouter une remarque tranchante après le regard en biais que Fleur de Lys lui avait lancé mais il décida de l'ignorer. Il était bien trop intéressé par la guerrière de la Lune et ce qu'elle pourrait lui révéler à propos du départ de ses parents. La jeune féline se donna quelques coups de langue sur le pelage avant de se rapprocher d'Éclair Ambré. Il dut lever de plus en plus la tête alors que la différence de taille entre eux-deux s'accentuait, mais il n'était pas intimidé. Il voyait dans le regard intense de la femelle qu'il n'y avait là aucune animosité ni défi, mais plutôt de la curiosité et du respect. Il s'inclina légèrement lorsqu'elle l'appela par son nom, comme pour signifier qu'il était ravi de faire sa connaissance... À nouveau. Il ne put s'empêcher d'être fier à la mention de la façon dont le considérait Jeu Macabre. Il respectait énormément l'ex-lieutenant et admirait son habilité à reconstruire sa vie alors que tout avait semblé être contre lui à une époque. Et bien sûr, il l'admirait aussi pour ses qualités de guerrier.

« Ton père m'a sauvé lorsque j'étais un très jeune apprenti. Un chien énorme nous avait attaqué alors que... »

Il se doutait que la féline connaissait le passif de son père mais, étrangement, il n'osait pas vraiment relater les événements comme ils s'étaient réellement déroulés. Pouvait-il vraiment lui dire qu'il était terrifié à l'époque car il pensait avoir en face de lui le meurtrier le plus dangereux du Clan de l'Ombre ? Il avait réfléchi très rapidement et la pause dans son discours n'avait duré qu'une demi-seconde.

« … Nous discutions dans la forêt. Il m'avait donné l'opportunité de fuir mais je ne pouvais pas le laisser se battre seul. Nous avons alors combattu ensemble... Et triomphé. »

Malgré la fin heureuse de ce récit, il ne souriait pas. Repenser à cet événement lui rappelait toujours la terreur qu'il avait ressenti, la douleur de ses blessures et... Le début d'un enchaînement d’événements qui l'avait profondément marqué et changé.

« Je ne l'ai pas revu pendant longtemps après ça... Mais éventuellement nous nous sommes recroisés et j'ai pu apprendre à mieux le connaître. Nous avons continué de faire face aux dangers ensemble lors du Grand Voyage. Même s'il ne faisait plus parti du Clan, je pense qu'une part de son cœur était toujours restée auprès de l'Ombre. »

Il resta là un instant, pensif. Il essayait d'imaginer si les choses auraient différentes si Jeu Macabre avait décidé de rester et de revenir parmi les siens. Son passé et son image de Traître auraient-ils disparu avec le temps ? Étoile de Mystère et Caresse de l'Aile auraient-elles pu le regarder en face sans voir en lui la fausse image d'un meurtrier ? Probablement pas.

« J'aurais aimé qu'il reste. Ça fait toujours bizarre de voir un de ses camarades partir. » avoua-t-il avec un sourire nostalgique et un peu triste.

Car oui, Éclair Ambré pensait qu'il pouvait le considérer comme un camarade après tout.