Une blessure qui saigne encore [libre]

Bouyah:

Sur la terre règne un ciel d'orage difficile à percer. Les nuages pèsent sur mes épaules comme autant de soucis assombrissant mon esprit. Voilà le fardeau qui est le mien : à chaque nuit sa nouvelle insomnie. Je n'arrive pas à fermer l’œil depuis que je me suis disputé avec mon apprentie. Nuage de Chouettes me manque, terriblement, et son absence à mes côtés s'ajoute à celle de ma sœur défunte. A la différence près que celle-ci ne reviendra pas, jamais. Nuage Légendaire a rejoint les étoiles depuis longtemps.

Je pense souvent à elle ces temps-ci. Je me demande ce qu'elle aurait fait, comment elle se serait ri de la situation de son clan. Nous devons être bien pitoyables, vus du ciel, à nous agiter en vain. Quant à moi, je ne sais plus très bien ce que je fais – en tant qu'Escadron, en tant que mentor, en tant que fils... Étoile de Mystère s'éloigne de plus en plus de moi, de nous tous. Que reste-t-il de ce clan qui la rendait si fière ? Nous sommes désordonnés, égarés, éparpillés comme la cendre d'un feu depuis longtemps éteint, à la merci des quatre vents.

Je préfère me laisser porter par ce vent. C'est ce que je fais ce soir, alors que je déambule à travers les bois, à la recherche de quelque chose que j'ai perdu, ou que je n'ai jamais eu. Je ne pense plus à la liberté, cette chimère si longtemps poursuivie en vain ; non, ce à quoi j'aspire désormais est différent. Je me sens seul, alors je cherche la compagnie dans le silence de la nuit. Mes pas me conduisent aux rochers bleus, un lieu qui est pour moi l'écrin de souvenirs heureux. C'est là que nous nous sommes étendus et que nous avons ri, Nuage de Chouettes et moi, l'espace d'un après-midi lumineux, il y a une éternité maintenant.

Il me faut quelques secondes pour m'apercevoir que je ne suis plus seul. A la lumière de la lune, une silhouette se découpe sur la pierre. Son pelage est noir mais baigné lui aussi des reflets bleutés qui font le charme du lieu. C'est Perle de Jais. Et aussitôt sa détresse me touche, je n'ai jamais aimé voir quelqu'un pleurer. Je m'approche doucement d'elle, en veillant cependant à ne pas la surprendre. Je suis bien placé pour savoir qu'il faut respecter toute volonté de s'isoler. Mais dans le même temps, je me demande pourquoi elle est là, pourquoi elle est triste, pourquoi elle a l'air si brisée. Je ne l'ai jamais vue ainsi au camp – à vrai dire, je ne l'ai jamais vraiment regardée.

Et c'est maintenant qu'elle m'apparaît, l'émotion me prend à la gorge comme si elle me communiquait la sienne. J'ai tout à coup envie de pleurer moi aussi : pour ma sœur, pour mon apprentie, pour mes enfants, et puis pour ce pathétique Poésie des Ours surtout. Pour tout ce qui va de travers, pour ce monde qui ne tourne plus rond. Et Perle de Jais, à qui dédie-t-elle ces larmes bleutées ? Je me rends compte que je me tiens toujours debout devant elle, et qu'elle m'a vu.

« Je peux m'en aller, si tu préfères... si tu préfères être seule » dis-je à voix basse, sans trop oser déranger le silence de la nuit. Je vois les yeux de la guerrière briller à travers l'obscurité. « Mais je peux aussi rester. Je sais me taire quand il le faut, je te promets. » A ces paroles j'ajoute l'ombre d'un sourire, une vaine tentative de plaisanterie. A une époque, j'étais connu pour mes belles paroles et mon sourire ravageur. Que pense-t-on de moi désormais ? Je n'ai en tête que mes échecs.

Spoiler:

Bouyah:

Je pourrais nier, faire l’innocent, feindre l’incompréhension. Fuir pour ne pas souffrir. Dire « non, je ne sais pas, je n’ai jamais connu la même tristesse qui fait couler tes joues, je ne suis qu’un imbécile heureux » … Mais je ne peux pas. Quelque part, au fond de mon cœur ou au creux de la nuit, je suis incapable de mentir à Perle de Jais. Pas alors qu’elle me regarde avec ces yeux-là, embués de larmes si bleues qu’on croirait de purs joyaux. Des cristaux d’étoiles : un pour Biche Solitaire, un pour Petite Mélodie.

Je me demande si je porte une trace aussi flagrante de la perte de ma sœur. Si Nuage Légendaire est ancrée dans ma peau, dans mon pelage ou dans mes yeux. Y a-t-il son ombre en plus de la mienne, visible en plein jour comme la détresse de Perle de Jais ? Cette nuit, alors que les nuages voilent jusqu’à la faible lueur des étoiles, je me sens plus seul que jamais. Et pourtant nous sommes deux, je m’accroche à cette pensée. Nous sommes deux, oui, à savoir ce que cela fait.

« Il n’y a pas un jour qui passe sans que je regrette la présence de Nuage Légendaire à mes côtés », finis-je par avouer aux deux yeux de la guerrière que je distingue encore dans le noir. « Je me dis que tout serait plus facile, avec elle. Que tout aurait un sens ; ou bien n’en aurait pas davantage, mais qu’alors je m’en ficherais bien, puisque j’aurais un pelage chaud contre lequel m’endormir chaque soir. »

La pierre, elle, est gelée sous mes pattes. Je ne sais pas depuis combien de temps Perle de Jais est là, mais je l’imagine déjà transie de froid par sa veillée nocturne. Il me vient à l’idée qu’il s’agit d’une punition qu’elle s’inflige, et cela plus que tout me fait frissonner. Personne ne devrait avoir à subir ça. Si les Etoiles étaient vraiment toutes puissantes, elles empêcheraient de telles souffrances, elles donneraient un peu de leur immortalité pour sauver les vies trop courtes.

À moins que nous n’ayons vraiment que nous-mêmes à blâmer. Mais c’est une pente glissante que j’ai empruntée bien trop de fois. Si j’avais retenu Nuage Légendaire ce jour-là. Si j’avais dit la vérité à Etoile de Mystère. Si je ne m’étais pas disputé avec Nuage de Chouettes. Si. Si. Si… il faut croire que je suis vraiment un imbécile. Je serre les dents. Continue à parler, Ours, peut-être qu’à défaut de ressusciter des morts tu pourras consoler les vivants.

« Je crois que ce qui me manque le plus, c’est d’avoir une alliée à mes côtés, quelqu’un qui, quoi qu’il arrive, quelle que soit la bêtise que je fasse, aussi énorme soit-elle… eh bien, cette alliée ne m’abandonnerait pas. »

Ma voix craquelée se mue en un souffle qui s’élève dans les airs comme une volute de fumée. Je ressens enfin le froid glaçant. Mais je continue. Puisque je suis là, puisqu’elle est seule malgré cela, puisqu’il me faut l’atteindre, je dois bien essayer. Même si ce sont des semi-vérités auxquelles je m’accroche en vain. Même si ma foi est vacillante et mon cœur incertain.

« Mais tu sais le pire dans tout ça ? C’est que cette douleur aussi finira par passer. Un jour, tu ne pleureras plus des larmes bleues, Perle de Jais, tu pleureras des sourires. Oh, tu seras toujours triste, et tu t’en voudras, mais tu connaîtras d’autres printemps, d’autres joies, d’autres amours, je te le promets. Et à cette culpabilité de n’avoir pu les sauver succédera celle d’avoir pu te sauver, toi. »

Enfin je me tais, surpris moi-même d’avoir tant parlé, sans même être sûr qu’un seul de mes mots ait atteint la guerrière. Mais nous sommes deux, cette nuit, sur ces rochers froids témoins de nos peines.

Et nos solitudes ne font qu’une.