Naturels au galop [Petit Lys]

La pouponnière est vide. Non pas que je le sache parce que j'y dors depuis des lunes : dès que Petite Némésie a pu dormir sans moi, j'ai retrouvé mes anciennes habitudes, partageant mes nuits entre là où j'étais censée être et là où je voulais être. Les guerriers n'ont pas osé relevé l'étrangeté de ma présence parmi eux dans la tanière. Pourtant, pourtant depuis la disparition, je me retrouve lovée dans la pouponnière pour y passer des soirs agités sur une litière vide. Aucun corps chaud contre moi. Aucun soupirs. Aucun piaillement, braillement, gémissement.

Aussi, quand je rentre de ma mission, les odeurs de Chant du Lion et Nuage de l'Acacia accrochées à mon pelage, j'ignore la tanière des guerriers et, traversant le camp, oblique droit vers la pouponnière, où je me laisse tomber sans un bruit. Lune Givrée n'est pas là. Tant mieux. Ça m'évitera de me faire étriper dans ma nuit. Cette nuit-là, je dors d'un sommeil sans rêves.

À mon réveil, des rayons blancs irriguent la pouponnière au travers du buisson d'épines et jettent des puits de lumière sur ses trop rares occupants, formes sombres et assoupies que je n'avais pas distingués  la veille. Il y a quelques temps encore j'en fuyais le trop-plein de vie, aujourd'hui son manque me glace les os. (Ta faute.)

Pourtant, alors que je m'étire longuement, fourbue de la longue marche imposée par la mission de la veille, mon regard tombe sur deux yeux vairons plantés au milieu d'un curieux visage — une fourrure caramel, blanche et noire qui ne trompe pas. Il n'y en a qu'une comme ça de tout le camp : même mon application à éviter dûment les chatons et apprentis n'a pu me la faire ignorer. Ses yeux continuent de m'observer d'une curiosité non déguisée, à l'autre bout de la pouponnière. Je soutiens les regards des adultes plus menaçants sans sourciller. Étrangement, je n'ai jamais été capable de regarder Némésie en face. Pas plus que celle-ci, qui continue de m'observer.

« Tu as donc perdu Mirage des Océans ? » je lâche, la voix aussi fraîche que la brise qui souffle entre les branches et fait danser le pelage des reines assoupies.

Elle me saute dessus. Elle me saute dessus. J'ai à peine le temps d'appréhender ce qu'il se passe qu'une langue rapeuse et maladroite se met à me faire la toilette, les traits tordus de dégoût. « Non, c'est juste qu'elle est pas là, pourquoi ? Et toi t'es qui ? Qu'est-ce-que tu fais là ??? T'es pas reine à ce qie je sache ?? D'ailleurs, tu pues la chaire à corbeau, c'est normal ??? » Je bondis hors de ma couche, les membres raides et la fourrure ébouriffée, et mets quelques longueur de queue de souris de sécurité entre moi et ce danger sur pattes. Digne, je me donne quelques coups de langue tandis que j'essaie de me recomposer. « Je suis une reine, » je confirme fraîchement, à temps partiel tout du moins. Mais ma fierté m'empêche de l'avouer devant un chaton, qui plus est un chaton venant de m'apostropher sur mon odeur et prendre en charge ma toilette comme le faisait ma mère. « Il est peu étonnant que tu l'ignores, les chatons dorment beaucoup. Vous manquez des choses. » Je suis presque fière en lâchant ça. Un bout d'information que m'a donné Tâche de Faon un jour, l'air de rien, en rentrant d'une garde de Petite Némésie. Dis-donc, ça pionce dur, ces machins-là, tu savais ? Non, bien sûr que non, je ne le savais pas. Pour le savoir, il aurait fallu que je passe plus de deux nuits consécutives dans la pouponnière. Mais j'ai ingurgité ce savoir précieux et le parade dès que je le peux — regardez, voyez-moi donc être bonne mère ; je connais les rythmes de sommeil des gamins.

Je plisse les yeux vers la chatonne écaille de tortue qui fronce toujours le museau devant moi, d'une manière très impolie — jamais Némésie n'aurait osé ainsi se précipiter sur une autre reine. Je m'en suis assurée. « Je vois que Mirage des Océans aurais pu prendre un peu de temps pour t'enseigner les manières, » je dis d'un ton placide. Éludant sa question, je me lève et me dirige vers la sortie de la pouponnière d'un pas souple et gracieux. « Rendors-toi donc. »

Là. Le chant des oiseaux et les rayons de soleil timides inondent le seuil de la pouponnière et je m'y étire avec délices. Dehors, au moins, je serai tranquille...

Les oiseaux piaillent et s'enfuient des pins noirs dans une échappée de bruissements d'ailes. Raidie sur le sol tiède, je me prends à m'imaginer des plumes, moi aussi, qui me porteraient loin d'ici. « Pourquoi es-tu si fine ??? Il faut manger !!! »  Stupéfiante aptitude à me ramener les pattes droit sur terre que le braillement de Petit Lys ; mes illusions ailées se dissipent aussi sec. Une furie tricolore se faufile entre mon corps et le mur de la pouponnière, et part en trombes vers la pile de gibier au milieu du camp. Les yeux ronds, interloquée par tant d'audace, je regarde Petit Lys déraper près de la pile et commencer à y faire son choix, les babines frémissantes.

Serait-elle malade ? Est-ce normal d'avoir autant d'énergie dès le matin et si peu de réserve en tout ? Sûrement pas ; il lui manque un équilibre, quelque chose ne tourne pas rond. Devrais-je reporter ça à Mirage des Océans ? La simple idée d'aller converser avec mon ancienne mentor refroidit tout net ma bonne volonté. Pour entendre ses insinuations à peine voilées ? Ses coups d'oeils coulés vers Petite Némésie ? Non merci. J'ai déjà assez à faire.

Aussi, lorsque Petit Lys revient vers moi, un lézard dans la gueule presque aussi gros que sa tête, je me suis à demi résignée. Le lézard est lâché à mes pattes sans plus de cérémonie qu'une nouvelle exclamation : « Et sinon, je suis partie sans savoir c'était quoi ton nom ???? » Par la Toison Argentée, suis-je donc moins qu'une ombre pour qu'une habitante de la Pouponnière ignore tout de moi ? L'idée devrait me réjouir ; j'y ai travaillé. Mais c'est un léger malaise qui me prend. « Rage de l'Amour,» je dis. « Et le tien ? » Rengaine de politesse machinale — teinté d'un sursaut de fierté. Si elle ignore le mien...

Par les Étoiles, te voilà à t'inventer des batailles psychologiques avec un chaton — y a-t-il plus bas où tomber, Rage ?

Une bouffée de chaleur qui n'a rien à voir avec les quelques rayons de soleil m'effleurant la fourrure m'envahit, et je me détourne rapidement du sujet ; je préfère m'atteler à repousser le lézard du bout d'une griffe. Je ne sais quoi penser de cette offre. À vrai dire, cela fait des lunes que personne n'a eu l'attention ni la témérité de me présenter une proie. Trop au fait de mes positions vis-à-vis du Code ; trop plein de rancœur vis-à-vis de mes tords, ma distance ne fait rien pour favoriser les initiatives chaleureuses. « C'est, euh... » déconcertée, je m'emmêle dans mes propres mots. Mon premier instinct est de la fustiger pour une telle nonchalance envers le Code ; mais pour une raison qui m'échappe, sa figure avide et ses yeux vairons me brouillent. « ... une belle intention, Petit Lys. Néanmoins, je suis certaine que tu n'es pas étrangère au Code du Guerrier qui régit notre Clan. » Un haussement de sourcil ponctue ma phrase. Les anciens et les chatons avant les apprentis et les guerriers. Les lois du Code ont fait partie des berceuses que je chuchotais à Petite Némésie, mais Mirage des Océans a-t-elle pris autant de peine à les rabâcher à sa gamine qu'elle en a eu à me les répéter chaque jour de mon apprentissage ? Soudain, je n'en suis pas si certaine.

Je balaye le camp déserté du regard — un apprenti somnolent titube au travers de l'entrée et disparaît au dehors... personne d'autre en vue... et c'est alors qu'une idée me traverse l'esprit. Je rabaisse mon regard pâle sur Petit Lys. « Dis-moi, Petit Lys — t'a-t-on jamais appris à chasser du lézard ? » Plutôt mourir que de prendre une seule bouchée de ce lézard-ci ; mais quant à en attraper quelques-uns dans le camp... et puis, qui sait, peut-être arriverais-je à la faire tomber de fatigue avant la fin de la matinée... ?

plop:

Pouvait-on combiner ire et amour ? Dans un premier temps la question me consterne ; au second, elle m'embarrasse. Le visage bariolé de noir, de blanc et de roux qui se lève devant moi n'a rien d'agressif ; les yeux qui me regardent sont dépourvus de toute sournoiserie ; les mots ne portent rien d'autre qu'une curiosité ingénue. C'est un être vierge qui me dévisage. Vierge de tout remous, de tous bouleversements, étranger à ces vagues qui vous passent sur le corps et vous laissent à jamais changé dans leur sillage. (J'aurais voulu m'y noyer.) La réponse m'est évidente. Pouvait-on jamais cesser d'avoir la rage d'aimer ? Cette interrogation là, je m'abstins de lui poser. Un autre jour, peut-être. Lorsqu'elle aura revêtu un autre nom, aura eu les poumons gorgés d'eau, les muscles exsangues de s'être en vain débattus, le coeur essoré d'avoir trop fort battu. Lorsqu'elle aura les yeux moins brillants et les traits plus creusés. Avec un détachement placide, je me surprends à souhaiter que ce jour n'arrive jamais. Que sa question lui reste à jamais en suspens, épargnée de tous les raz-de-marée qui frémissent autour d'une vie. Qu'elle n'en sente jamais que l'écume mouiller au bord de ses yeux, qu'elle vacille parfois sous les vents implacables, en tombe de temps à autre, mais puisse enfin toujours garder pattes sur terre et poursuivre sa route, sans jamais ériger de barrières entre elle et le monde, ni avoir jamais crainte des rages de l'amour.

La chantonne poursuit, déblatère ; le nom de mon ancienne mentor m'est aussi agréable aux oreilles que les grains de sable sous mes coussinets. Pourtant c'est autre chose qui retient mon attention. « C'est Mirage des Océans qui t'a nommée ? » Je la savais vaguement adoptée par la guerrière. Pour autant, de ces facteurs combinés, la déduction logique m'avait jusque-là échappée ; du tableau j'avais toute les parties, mais point de vision d'ensemble. Le fait m'apparaît désormais dans sa cohérence froide : la petite est orpheline. Je la regarde plus attentivement, comme si ma prise de conscience soudaine allait déteindre sur le corps qui me faisait face. Évidemment, il n'en est rien.  « N'as-tu donc jamais connu tes parents ? »

Je ne prends guère le temps de m'attarder sur ce que la réalisation me fait ressentir. Avec l'automatisme d'une habitude cent fois reprise, je repousse machinalement l'introspection à plus tard. Les vérités me sont toujours plus inconfortables à confronter à la lumière crue du jour. À fuir le soleil, tu finiras concubine des ombres, Rage. Cette idée-ci manque de m'arracher un sourire amer. Être amante indésirable - voilà une expérience originale. Mes ruminations sont cependant bientôt effacées par les trémoussements intempestifs de la boule de poil devant moi - depuis quand bougent-ils autant ?. « Je vois que Mirage des Océans expérimente le laxisme, » je murmure. Puis, à voix haute :  « Le Code du Guerrier ne me le permet pas, Petit Lys. Les chatons et les anciens doivent se nourrir avant les apprentis et les guerriers. Ce lézard t'es donc destiné... » je remue les moustaches, et embrasse le camp du regard, m'assurant que nous étions seules avant de poursuivre : « ... à moins que tu ne veuilles avoir un avant-goût de ce que l'apprentissage t'apporteras. » Et je pourrais enfin me reposer en paix.

Sur ces paroles, je me lève et traverse le camp d'un pas leste, m'arrêtant non loin d'un des gros rochers de mousse séparant notre foyer du territoire. De là, je m'arrange le pelage d'un coup de langue en jetant un regard significatif à Petit Lys : la pouponnière ou une séance de chasse au lézard impromptue, il lui faut maintenant choisir...

ps: