Coeurs enneigés

L'aube. Grande, grise. La muette. L'inévitable, pourtant. Ses couleurs pastels s’effilochent à l'horizon, fils en pagaille d'une pelote de feu encore noyée de l'autre côté de l'océan. Y a-t-il plus beau que les premières heures du jour en hiver ? Plus terrible encore ? Terrible, le sol gelé, un cadavre gisant sous chaque pas, terrible, les arbres nus, suppliciés des bises glaciales, leurs branches difformes, brunes et laides, étendues vers le ciel pour une dernière grâce. Terrible, le lourd manteau blanc du deuil de l'été, le monstre étouffant les fleurs et la terre. Que la neige fonde, que des champs surgissent de timides bosquets glauques, et que la vie se batte, s'arrache à sortir de sa torpeur le jour durant, qu'importe. Chaque nuit c'est un retour case départ, chaque aube les premières heures d'un monde nouveau-né qui s'extirpe de sa propre chair, dans un silence roi.

Pourtant au coeur de ces petites morts quotidiennes, s'échine un félin qui n'a que faire du bourreau du temps, et bien plus importantes affaires à mener que de se lamenter sur la mort de la saison verte. Le museau fourré dans la neige glaciale, une moitié d'envie d'éternuer qui menace de lui faire avaler l'ingrat mélange à chaque seconde, Nuage du Faon pousse. Dérape sur la boue. S'arc-boute. La balle n'est plus une balle, ce n'est même plus une boule : c'est un monstre, vorace, qui a avalé presque l'entièreté du tapis blanc déposé dans le camp. Soumis à des lois de la gravité que l'apprenti ne maîtrise pas encore, l'immense masse finit enfin par basculer vers l'avant, lentement... et puis moins lentement. Et puis même, eh là, carrément trop vite. « Non! Non ! Psssss - » s'étrangle Nuage du Faon en s'élançant en avant, la voix rendue sifflante par le froid et la volonté de rester plus ou moins discret, au risque de se faire arracher les moustaches par l'ensemble du clan endormi. La boule roule, et roule, et roule, et- « COEUR DE PLUIE, LA BOULE ! » Nuage du Faon se jette en avant et percute de tout son poids le matou sombre, les envoyant tous les deux bouler sur le côté, juste à temps : l'immense masse blanche leur passe devant en furie, entraînée dans sa course folle. « Ça va ? Rien de cassé ? » demande frénétiquement l'apprenti, s'assurant que son aîné ne s'est pas blessé. Et puis, aussitôt : « La boule ! Faut la garder à l'intérieur— Coeur de Pluie, vite ! »

Il détale, se précipitant derrière la boule de neige pour l'empêcher de disparaître dans les fins fonds de la pinède, s'attendant à ce leurs efforts combinés à lui et au guerrier, de poids plus conséquent que le sien, puisse contenir le fruit d'un travail acharné au centre du camp.  

Cœurs enneigés.
Faon des Nuages & Cœur de Pluie
Lune 1208


Le vent hivernal soufflait doucement. Le camp était encore endormi. Il allait bientôt bourdonner d’activité. Départ de patrouilles, allers-retours de chasseurs, et pour les novices, entraînements et corvées. Mais pour le moment, rien ne venait perturber l’attente silencieuse, la tranquillité de cette aube grise. Pour une fois, aucune pensée noire ne venait tracasser Cœur de Pluie. Il se sentait apaisé. Matinal, il était sorti pour admirer les couleurs de la saison des neiges. En parlant de neige, il constata que le tapis blanc recouvrant le sol était bien plus mince que la veille, mais il n’y prêta pas plus attention. Étendu au milieu du camp, le museau sur les pattes avant, il se délectait de ce petit instant rien qu’à lui.

« CŒUR DE PLUIE, LA BOULE ! »

Mais qu’est-ce que … ?!

Il n’eût même pas le temps de formuler une pensée cohérente. Percuté de plein fouet par ce qui semblait être un apprenti, il roula sur le côté et se releva péniblement. Une immense boule blanche passa en trombe sous son museau. Une boule de neige … géante ? Était-il bien éveillé ? Son flanc le lançait. Il s’ébroua pour s’éclaircir les idées.

« Ça va ? Rien de cassé ? La boule ! Faut la garder à l'intérieur — Cœur de Pluie, vite ! »

Le guerrier reconnu Faon des Nuages, le frère de Tonnerre des Nuages. Ses paroles fusaient, c’est à peine s’il prenait le temps de respirer ! Il ne laissa même pas à Pluie l’occasion de dire un mot, s’étant d’ores et déjà élancé derrière son incontrôlable création. Pluie pesta intérieurement. Il n’avait pas des corvées à faire plutôt que d’embêter tout le clan avec ses jeux ? Il était étonné qu’un apprenti parle à un guerrier avec tant de désinvolture. Le gamin venait presque de lui donner un ordre, non ? Lui qui profitait enfin d’un moment paisible, et c’était assez rare pour le souligner, il fallait qu’il se fatigue à courir dans tout le camp pour rattraper les bêtises d’un novice ?

Mais alors qu’il dialoguait avec lui-même, il s’aperçut avec horreur que le monstre de neige se dirigeait droit vers la pouponnière ! Il doutait que les branches qui consolidaient l’amas de buissons résistent à la force de l’impact. Il n’avait plus tellement le choix. Rapide, il s’élança à la suite de Faon des Nuages et le rattrapa.

« Je vais la dévier de sa trajectoire, prépare toi à la suivre ! »

Il accéléra l’allure, et courut aussi vite qu’il le put. L’effort était douloureux, mais l’image de Faon étant de corvée de tiques pour les dix prochains jours lui donna le courage nécessaire. Il dépassa la boule sur une assez bonne distance. Lorsqu’elle fondit sur lui, il bondit en avant et la percuta de tout son corps. C’était douloureux, mais la manœuvre était réussie. La pouponnière était tranquille … mais Pluie n'était pas assez lourd pour la dévier suffisamment. C’était désormais vers la tanière de la guérisseuse que se dirigeait la création du novice. S’ils ne voulaient pas qu’Épine Fleurie leur arrache les oreilles à tous les deux, ils feraient mieux de se dépêcher.

Génial …

Cœurs enneigés.
Faon des Nuages & Cœur de Pluie
Lune 1208


Alors que le monstre de neige se dirigeait vers la tanière de la guérisseuse, Faon des Nuages fut aussi prompt à réagir que l’espérait Cœur de Pluie. Comme le guerrier l’avait fait juste avant, l’apprenti courut aussi vite qu’il pût pour devancer la boule et rassembla ses forces pour se jeter contre elle. Mais … Était-ce juste une impression ou est-ce que le novice avait l’air particulièrement joyeux ? L’escadron n’aimait pas trop se mêler de ce qui ne le regardait pas, et il n’avait pas envie de réprimander le frère de Tonnerre des Nuages. Cela dit, si son mentor n’était pas capable de prévenir ce genre de bêtise, il faudrait peut-être que Pluie lui en touche un mot.

Bon, normalement, encore une ou deux manœuvres comme ils venaient de faire et la boule devrait se stabiliser. Le tigré s’élança, mais fut coupé aussitôt dans son élan par la vision qui s’offrait à lui. Faon des Nuages, le poil accroché à l’amas de neige, entraîné par l’attraction de la boule et roulant avec elle. Pluie, médusé, le regarda se faire écraser lamentablement par sa propre création et rester au sol tandis que celle-ci s’en allait vers la tanière de leur cheffe.

C’est pas vrai …

Reprenant sa course, il parvint tout juste à gagner assez d’avance pour se positionner entre la tanière et le monstre. Le chasseur remarqua alors que la vitesse de la boule avait nettement diminué. Peut-être était-ce dû aux acrobaties du rejeton d’Éclair Ambré, mais qu’importe, voilà sa chance de l’arrêter pour de bon. Pluie se dressa sur ses pattes arrières, et réceptionna l’amas de neige avec les antérieures. L’arrêt complet, enfin. Il s’assura de la stabilité de la chose, constatant toute la boue et les brindilles qu’elle avait amassées, avant de se diriger vers l’endroit où gisait Faon.

« J’espère que tu as une bonne explication … »