Nouvelle lune

Les premières lueurs du jour se glissent entre les ronces. Je les observe apparaître les unes après les autres et se poser sur mes camarades encore endormis. Je cherche un instant parmi mes voisins la silhouette familière de mes sœurs, avant de me rappeler qu’elles sont des guerrières à présent. Si nous partageons toujours la même tanière, elles ont changé de place pour se rapprocher de ceux de son grade. Je fouille du regard les fourrures à la recherche de celle d’Éclipse Solaire et la trouve lovée à côté de nos parents. Évidemment… Une bouffée d’affection me réchauffe le cœur et fait monter un sourire à mon museau.

Un grand matou au pelage fauve sort de la marée de chat. Il bâille largement puis réveille d’une pichenette deux autres guerriers. Il surprend mon observation et hoche la tête dans ma direction. Je lui rends son salut et tâche de ravaler au plus profond de ma gorge l’angoisse qui y grimpe. Il m’a regardé avec bizarrement, non ? me souffle une voix. Je l’ignore.

Fragment de Saule sort de la tanière avec ses deux camarades. Je reste allongé encore quelques minutes, espérant ainsi calmer mon cœur, mais rien n’y fait. Je ferais mieux de me lever. De toute façon je suis éveillée depuis des plombes, incapable de dormir à l’idée de la journée qui m’attend. Écouter les bruits de la nuit se mêler aux ronflements paisibles de mon Clan a fini par me détendre… Mais le simple regard du guerrier a suffi à rallumer mes craintes. Je me force à me mettre sur patte tout en essayant de ne toucher personne. Plus vite, je commence, plus vite j’en aurais terminé avec ce calvaire.

Je rêve de pouvoir me lover dans un coin où aucun chat ne pourrait me voir. Un coin où je pourrais être libre, débarrassée de cette gêne qui grandit dans mon ventre et des vertiges qui font tourner ma tête à longueur de journée.

Pourquoi a-t-il fallu qu’il me choisisse ? Et pourquoi lui en particulier ?

Devant la sortie, je prends une profonde inspiration. Je me vide complètement l’esprit et m’avance mécaniquement vers le garde-manger. Moins je réfléchis, plus je parais normal. Je fais mine de jauger les proies, puis profite que personne ne regarde pour m’emparer d’une minuscule musaraigne. Je m’éloigne avant d’être remarquée. Je pose le rongeur et me penche dessus sans appétit.

Depuis quelques lunes, bien avant l’accident de Pic du Sapin, j’ai pris l’habitude de réduire mes rations. Devant les piètres résultats que je rapporte au Clan, j’en ai eu assez de vivre à ses crochets. C’est une sorte de motivation supplémentaire pour m’améliorer à la chasse, et j’aurais le droit à plus quand je prouverai que je peux en ramener autant que les autres. Cependant il faut croire que mon estomac s’est bien rétréci avec le temps, car aujourd’hui je peine à avaler la moindre bouchée de ce fichu rongeur.

Je réussis malgré tout à m’en débarrasser. Je me dirige ensuite vers le centre du camp, devant l’arbre gigantesque dans lequel notre meneur dort. Mon regard glisse malgré moi vers la grosse branche qui sert de promontoire. Je serre les dents en souvenir de la veille.

« Que tous les chats en âge de chasser s’approchent du promontoire pour une assemblée de Clan ! »

Je me tais en entendant ces mots. Éclipse Solaire, mon interlocutrice relève brusquement la tête, les yeux brillants. Elle se lève d’un bond. Voyant que je ne bouge pas d’un poil, elle pose sa queue sur mes épaules et commence à avancer.

« Allez, viens ! C’est sûrement pour toi ! », s’exclame-t-elle avec l’excitation d’un chaton.

C’est bien ce que je crains justement…

Je la suis malgré tout. Pic du Sapin est parti depuis quelques jours déjà, mais mon cas est resté en suspens. J’ai principalement pris soin du camp, m’assurant que les doyens aient des nids propres et escortant Hermine des Nuages lors de ses recherches de plantes. Après l’accident je ne me suis pas sentie capable de retourner en patrouille. Je n’y aurais pas servi à grand-chose de toute façon, vu que je n’attrape rien…

Je suis inutile au Clan. Peut-être que Souvenir des Étoiles va me mettre chez les anciens prématurément ? Cette idée me glace le sang. Si la vision d’une vie paisible et sans expectation de la part d’autrui me séduit, une part de moi se rebelle, hurle qu’elle peut encore se battre, montrer aux autres qu’elle vaut quelque chose.

Je m’assois à l’arrière de l’attroupement. Éclipse Solaire prend place à mes côtés après une hésitation, déçue de ne pas être plus proche. Souvenir des Étoiles attend que les derniers retardataires arrivent puis débute son discours.

« Pic du Sapin nous a quittés il y a peu. C’était une Chasseuse exemplaire et pleine de courage. Sa franchise rafraichissante va nous manquer. »

J’essaye d’empêcher le bout de ma queue de battre le sol. Une coulée froide glisse le long de mon dos lorsque des regards se tournent vers moi. Je baisse la tête et me rappelle soudain de paraitre peinée. Ce n’est pas par irrespect, mon cœur est simplement trop lourd d’angoisse pour pleurer la perte de ma valeureuse mentore. Certes, elle était dure, mais elle faisait de son mieux pour me transformer en quelqu’un de compétent. Quelqu’un comme elle.

Et regardez où ça l’a emmené…

Ma gorge se serre d’autant plus.

« Luciole Nuageuse. »

Je relève timidement la tête. Souvenir des Étoiles me toise de son arbre. Je me fige sous son regard. Il me parait un instant acéré, telle la serre d’une chouette. Il m’en veut. Il m’en veut, car j’ai causé la mort d’une de ses meilleures chasseuses. Je refrène un frisson. Il va me punir. Mais ses yeux s’adoucissent aussitôt, comme si je l’avais imaginé.

Le meneur me fait signe d’approcher et je le rejoins au pied de l’arbre. À ma plus grande confusion, il descend du promontoire. L’effroi revient immédiatement me glacer les veines. Les sessions avec mon ancien mentor ressurgissent. Sa langue aussi aiguisée que des griffes. Chaque mot heurtant autant qu’un coup de par leur vérité. Je me prépare au mieux psychologiquement à ce qui va suivre.

« Luciole Nuageuse », répète le chef. « Pic du Sapin t’a enseigné sa bravoure et ses dons d’observations. Mais elle n’a malheureusement pas eu le temps d’achever ton entraînement. À partir d’aujourd’hui, je m’en chargerai. »

J’ai l’impression que le sol disparait sous mes pieds. Quoi ? Des questions se bousculent dans ma tête, mais je me reprends quand j’aperçois le meneur se pencher vers moi. Je le laisse presser son museau contre le mien et tente de lui sourire lorsqu’il recule. Ne pas réfléchir. Juste agir. J’étouffe ma confusion tandis que le Clan commence à scander mon nom d’apprenti pour la seconde fois de ma vie. Mais je meurs d’envie d’aller m’enterrer.

Pourquoi moi ? Ou plutôt, pourquoi lui ? Je me demande pour la énième fois en allant m’asseoir devant l’entrée de sa tanière.

Pendant que je ressasse mes souvenirs de la veille, mon mentor m’a rejoint. Je dissimule ma confusion au matou couleur crème tout en me demandant une énième fois pourquoi il s’inflige ça. Son sourire doux et sa démarche calme, mais assurée détendent un peu les nœuds dans mes épaules.

« Bonjour, Luciole Nuageuse. J’espère que tu t’es bien reposée et que tu as pris le temps de manger. »

J’acquiesce timidement. Est-ce que je dois lui retourner la question ? Mais Souvenir des Étoiles reprend déjà la parole.

« Suis-moi, l’entraînement peut commencer. »

Sur ces mots il se dirige vers la sortie du camp. Je lui emboite le pas et manque d’oublier de saluer Mouette Rieuse lorsque l’on passe devant lui. Je trottine derrière mon mentor pour le rattraper.

Bien vite le sol troque son tapis piétiné par les membres du Clan pour des feuilles fraichement tombées aux couleurs vives. Le soleil matinal perce sans mal à travers les arbres à moitié dénudés par la saison, enflammant le paysage de ses rayons dorés.

Les bouleaux se font de plus en plus nombreux autour de nous jusqu’à nous encercler complètement. Bien que ce lieu soit réputé pour ses proies, mon précédent mentor m’y avait assez peu emmené sur la fin de mon entraînement. Les bois sont peu propices pour travailler les sprints, sujet sur lequel je suis lamentable. Elle aura tout donné pour m’aider à m’améliorer là-dessus. On a passé des heures à essayer encore et encore. Mon cœur me fait mal. Désolée de ne pas avoir été à la hauteur, Pic du Sapin.

« Je crois savoir que la chasse n’a jamais été ton point fort, n’est-ce pas ? » dit-il finalement.

Un euphémisme.

Souvenir des Étoiles se stoppe entre les arbres. Il se tourne vers moi, et nos yeux ambrés se plongent l’un dans l’autre.

« Montre-moi donc la position du chasseur que Pic du Sapin t’a enseigné. »

J’acquiesce en silence et analyse consciencieusement les environs. Voilà au moins deux lunes que je n’ai pas eu à chasser en sous-bois, mais je me souviens encore parfaitement des enseignements de la chatte. Je devrais faire attention aux feuilles. Elles sont glissantes.

Je me remémore mes leçons avec mon mentor. Son corps aussi proche que possible du sol tout en évitant de frôler l’herbe. Sa tête et ses épaules rentrées afin de disparaitre à la vue de sa proie. Ses yeux braqués sur sa cible, vigilants au moindre de ses mouvements. Et surtout ses puissantes pattes postérieures, prête à s’élancer en l’un de ses bonds dont elle avait le secret. La partie qui m’a toujours fait défaut.

J’inspire profondément, expire, puis tâche au mieux d’imiter sa position. Si je n’ai pas de difficultés à me tapir sans faire crisser l’herbe, j’en ai beaucoup à comprendre sa façon de faire. Pic du Sapin m’a mainte fois répétées de placer un maximum de poids sur l’arrière de mon corps. Au début j’ai eu l’impression d’avoir quatre pattes gauches, tant c’est différent de ma posture naturelle. Mais j’avais fini par m’y faire. Étant plus lourde qu’elle, c’était particulièrement essentiel pour moi d’y mettre toute ma force si je souhaitais pouvoir sauter aussi loin.

C’était le secret de Pic du Sapin. Si elle ramenait autant de gibiers, quelle que soit la saison, c’était grâce à ses bonds prodigieux. Peu importe que les cachettes soient peu nombreuses lorsque la végétation disparaissait, ou que le sol soit recouvert d’obstacles difficiles à passer silencieusement. Elle s’envolait au-dessus, puis fondait sur sa proie tel un faucon. Oiseaux ou rongeurs : rien ne lui échappait. Seuls les lapins posaient parfois problème, et c’était pour eux qu’elle avait peaufiné ses sprints.

Je me focalise sur une pierre au pied d’un des arbres. Je l’indique à Souvenir des Étoiles d’un geste de la queue, puis sans quitter ma posture de traque, m’en rapproche. Quand je suis à distance suffisante — celle que Pic du Sapin m’a demandé de respecter afin de ne pas alerter une proie — je change de position. Je place mon poids davantage dans mes pattes arrière et contracte mes muscles, prêt à sauter. Je me fige ainsi pour que mon mentor puisse m’observer. Et aussi, car je n’ai pas hâte de passer à la dernière étape… celle où j’échoue.

Systématiquement.

Il faudra bien que Souvenir des Étoiles le voie un jour, je me résigne. Il m’a juste demandé ma position, mais autant lui montrer la totalité. Que je rate ou non, je ne provoquerai pas suffisamment de bruit pour faire fuir les proies des environs. Je concentre toutes mes forces et me focalise sur mon but : la pierre.

Et m’élance.

Un instant je crois y arriver. Je survole les feuilles, assez haut d’après les souvenirs que j’ai de mon mentor. Puis je comprends que je manque de vitesse. L’air vient s’écraser sur mes larges épaules et me ralentir. Mon poids a tôt fait de m’attirer inexorablement vers le sol. J’atterris tant bien que mal, à une bonne longueur de queue de la pierre. Lamentable. Pourquoi est-ce que je ne parviens jamais à y mettre suffisamment de force ? Je suis plus grande et musclée que Pic du Sapin. Et pourtant je manque de puissance.

« Désolée », je lâche à mon nouveau mentor. « Ce n’est pas très glorieux. »

Mon premier mot aujourd’hui. « Désolée ». Un juste résumé de mes pensées et paroles de ces dernières lunes.

Je reviens m’assoir auprès de Souvenir des Étoiles.

« Tu n’as pas confiance en toi… Je me trompe ? »

Je tressaille. Peut-on réellement appeler ça ainsi ? Une part de moi se sent soulagée à ses mots. Un chat employant de tels propos a généralement l’impression que son interlocuteur se sous-estime — ce qui est toujours rassurant à entendre. Mais il ne t’a vu échouer qu’une fois, souffle ma voix intérieure. Tandis que toi, tu as observé tes échecs par centaines. Tu es mieux placé pour savoir ce que tu vaux.

C’est-à-dire pas grand-chose.

« Nous avons tous des points forts et des points faibles à exploiter. Les muscles qui te servent pour le combat peuvent aussi être un atout pour la chasse. »

J’hoche la tête distraitement. Pour l’instant, ces muscles m’ont apporté plus de problèmes qu’ils n’en ont réglés. Ils sont trop lourds, mal répartis et me clouent au sol. Peut-être m’ont-ils aidé à prendre le dessus sur quelques-uns des autres apprentis lors des entrainements, cela dit ils ne m’ont pas permis de sauver la vie de Pic du Sapin. Cesse-donc de renier tout ce qu’il t’enseigne ! Je me réprimande. Souvenir des Étoiles sait ce qu’il dit. Je sens dans ses paroles réconfortantes une réelle analyse. Derrière sa voix douce, dépourvue du moindre jugement, le meneur jauge chacun de ses mots. À moi d’en tirer une leçon.

« Mais j’ai l’impression que tu n’oses pas développer ton potentiel comme il se doit. »

Mes oreilles s’inclinent en questionnement. Je n’ose pas… ? Je ne suis pas sûre de saisir. Comment peut-on ne pas « oser » s’améliorer ? Surtout en tant qu’apprenti. C’est notre but premier, notre objectif. C’est le pourquoi nous nous levons chaque matin, le pourquoi nous répétons nos leçons. De nouveau je sens une coupable pointe d’espoir monter en moi. Il pense que j’ai du potentiel ?

Ce n’est qu’une façon de parler, voyons ! Je me rabroue aussitôt.

« Durant les entraînements, je veux dire. Juste tous les deux. Est-ce que tu peux me parler un peu du rapport que vous entreteniez ? »

J’ai de plus en plus de mal à comprendre où il souhaite en venir. Sous-entend-il que mon blocage pourrait être naît de mon ancienne mentore ? Enfin, si blocage il y a.

Pic du Sapin… Comment était-elle, avec toi ? »

Je penche la tête, pensive. Les rapports que nous entretenions…

Je nous revois, Pic du Sapin et moi, à ma cérémonie d’apprenti. La chatte s’est avancée vers moi avec confiance et optimisme, les yeux brillants d’une joie contagieuse. J’étais si fière d’avoir pareille chasseuse pour mentore. Chaton, ma sœur s’est montrée meilleures que moi en tout point. J’étais impatiente de la rattraper et de me rapprocher d’elle à travers nos entrainements respectifs. Et avec Pic du Sapin, j’étais convaincue d’avoir mes chances. Elle avait autant de ferveur que d’ambition, toujours à se donner à fond dans tout ce qu’elle entreprenait. Si quelqu’un peut faire quelque chose de moi, c’est bien elle, j’ai pensé à l’époque.

Et au début, ça semblait être le cas.

« Pic du Sapin… était telle une flamme », commençais-je. Passionnée, déterminée. »

On sentait dans ses leçons qu’elle avait passé beaucoup de temps au préalable à les préparer. Je l’ai parfois surprise à marmonner nos futurs exercices en réalisant des dessins dans la terre du bout de ses griffes. Elle prêtait une attention extrême sur la moindre de ses propres actions afin de pouvoir me décrire avec plus de détails comment le faire. Avec pareille mentore, c’était facile de s’améliorer. Elle m’a transmis ses techniques pour retrouver une piste que l’on pensait perdue. Elle m’a indiqué quelques-unes de ses cachettes préférées dans le territoire.

« Elle débordait de connaissances et semblait prendre grand plaisir à les partager. Elle prenait les leçons très au sérieux. »

Elle m’a offert un mulot quand j’ai gagné mon premier combat face à un autre apprenti. Elle m’a divulgué ses astuces pour se dissimuler dans les arbres quand j’ai réussi à me hisser au sommet d’un bouleau. Elle m’a même fait sortir, un soir, admirer le ciel étoilé de la lande quand je lui ai montré ma première proie.

« Elle n’hésitait pas à me dire lorsqu’elle était fière de moi. Ça nous arrivait de passer du temps ensemble en dehors des entrainements. »

Une fois toutes les « premières fois » de fait, les récompenses ont diminué. L’avance que j’avais réussi à prendre sur ma sœur s’est réduite au fil des lunes jusqu’à disparaître. Pic du Sapin passait d’autant plus d’heures dans son nid à essayer de comprendre ce qui clochait. Si je me débrouillais à présent plutôt bien à la traque et à la dissimulation, rien n’allait avec le combat et la chasse. Les deux compétences primordiales d’un chat de Clan. Elle a tenté de me transmettre ses techniques d’un tas de façons différentes. Puis elle a décidé de me les faire pratiquer. En boucle. « Il n’y a pas de magie. À force de répéter, ça deviendra un réflexe. », a-t-elle dit un jour, pleine d’espoir.

« Elle n’abandonnait jamais. Lorsqu’elle commençait quelque chose, il était impensable pour elle de s’arrêter avant d’avoir fini. Elle a toujours cru en moi. Et j’ai toujours cru en elle. »

Elle a eu raison. À force de réaliser encore et encore les mêmes actions, j’en ai enfin réussi certaines. Et puis, n’excellant pas en combat, elle a demandé conseil à d’autres mentors. Leurs suggestions m’ont débloqué, au grand soulagement, Pic du Sapin. Mon retard sur les apprentis n’était plus un sujet critique. Et puis, il faut avouer que ce n’est pas la compétence qu’elle appréciait le plus. Elle estimait qu’une bonne attaque-surprise était bien plus importante que des techniques avancées pour retourner son adversaire.

Pour elle, il ne subsistait vraiment plus que la chasse à m’enseigner.

Alors elle y a mis toute son énergie. On a arrêté tout autre type de leçon pour se focaliser dessus. Malheureusement si sa première idée de répéter en boucle des actions a affiné mes réflexes, je n’en restais pas moins une catastrophe au saut et en vitesse. Pourtant, il fallait bien finir par en faire un, pour attraper une proie. Malgré tout elle n’a rien lâché. Elle a persévéré, déterminée à faire de moi une guerrière hors pair.

Sans savoir que le dévouement qu’elle m’offrait serait sa perte, je songe amèrement.

« Jusqu’à la fin, elle aura toujours essayé de me transmettre ses techniques. De faire de moi une chasseuse aussi bonne qu’elle. C’était une bonne mentore. » , je conclus.

Une bonne mentore, avec une mauvaise apprentie.

« Tant mieux. Cela me rassure de l’apprendre. Lorsque l’on forme un duo, notre plus grande crainte est de le voir s’effondrer. »

Perdue dans une rivière de souvenirs, j’en ai oublié de surveiller mes paroles. Et pour cause : le tableau que je dépeins de Pic du Sapin parle à la fois de ses compétences et de celles de mon nouveau mentor. Ça ne doit pas être une chose simple que de composer des paires d’une telle importance… Le chaton n’a que six mois lors de sa cérémonie de passage à apprenti, et il sera amené à évoluer énormément d’ici qu’il atteigne l’âge et les capacités nécessaires pour devenir indépendant. Rien ne garantit donc que le jeune plein d’enthousiasme et d’espoir continue à s’entendre avec le guerrier en charge de sa formation.

« Malheureusement ses leçons ne connaîtront pas de fin, mais c’est pour ça que je suis là pour prendre le relais. »

Tandis qu’il parle, une brise se balade dans sa fourrure, frôle mes épaules puis disparaît dans la forêt. Le regard de Souvenir des Étoiles s’égare quelques instants derrière moi, avant de se focaliser de nouveau.

« Nous allons passer en revue les compétences nécessaires pour être un bon chasseur. »

Mes vieilles leçons me reviennent difficilement en tête. Il y a belle lurette que je n’ai pas révisé les bases. Bien sûr, Pic du Sapin me les avait longuement comptés, il a plusieurs lunes, mais c’était au début de ma formation.

« Je veux d’abord entendre ta version. Selon toi, qu’est-ce qu’il faut pour être bon en chasse ? »

Selon moi ? Voilà qui complique la chose. Répéter bêtement les préceptes c’est simple, y réfléchir beaucoup moins, surtout sans avoir eu l’occasion de le faire proprement. Je décide de ne pas régurgiter à mon mentor les phrases toutes faites que chaque apprenti a entendues sous différentes formulations. Plus discret qu’une ombre, plus patient qu’un hibou et plus vif qu’un serpent. Mon regard glisse sur le sol, son tapis de feuilles mortes aux teintes du crépuscule, sa boue marquée par endroit de ma tentative de chasse, et puis ma proie manquée. La pierre.

« Il existe plus d’une bonne façon de chasser ; il suffit d’observer les autres clans pour s’en rendre compte. »

Il n’y a donc pas de réponse universelle ou de position parfaite. Mais ça, même un chaton le sait.

« Cela dit s’il y a bien un thème qui revient indifféremment de la proie et le territoire, c’est la discrétion. Ce n’est pas pour rien si c’est généralement le sujet par lequel débute la formation d’un apprenti. Peu importe la créature : si elle nous remarque, c’est fini. »

Comme pour me corriger, mon esprit se rappelle subitement les bonds de géants de mon ancienne mentore.

« Enfin, sauf si on est suffisamment alerte et rapide pour la rattraper malgré tout. Pic du Sapin m’a démontré plusieurs fois qu’un sprint puissant était plus efficace pour ramener de nombreuses proies, en particulier lorsque l’on a peu de cachettes disponibles. »

Je sens comme des fourmis dans mes pattes avant et je me redresse pour pouvoir mieux les étirer sans changer de position. Je leur en veux encore de m’avoir entraînée vers le sol quelques minutes plus tôt. Pourquoi viennent-elles toujours se mettre sur mon chemin ?

« Aux vues des compétences de mon ancienne mentore , j’aurais tendance à dire qu’elle avait raison. La rapidité de réflexion et de réactions est primordiale pour tout bon chasseur. »

J’hoche doucement la tête au rythme des paroles de mon mentor. Sa voix, pleine de bonnes intentions et de chaleurs, délie de plus en plus mes épaules. Je suis surprise de ne plus sentir le nœud qui triturait mon estomac depuis la veille. Quand est-ce que j'ai commencé à me détendre ?

« Au cours de la saison des neiges, tout particulièrement, les proies ne s’écartent jamais bien loin de leurs cachettes, d’ordinaire. Il faut donc se montrer vif. »

J’adore autant que je redoute cette période de l’année. Si j’ai d’excellents souvenirs de jeux dans le duvet avec ma famille, ce n’est pas le cas de la chasse. Ma fourrure ressort dans le paysage aussi sûrement que des tâches de mûres sur les babines blanches de ma sœur. Mon camouflage ne repose alors que sur ma discrétion.

« Au cours des prochaines lunes, nous travaillerons donc ton endurance et tes sauts. »

Une bouffée d’enthousiasme m’envahit à ses mots. De l’endurance, Souvenir sera heureux de constater que j’en ai à revendre ! Les sessions d’entraînement de Pic du Sapin avaient été de plus en plus longues au fur et à mesure que son espoir maigrissait, et à défaut d’avoir fait de moi une bonne chasseuse ça m’avait renforcé. Pour ce qui est des sauts, en revanche, c’est plus compliqué. Les miens ont vite tendance à être courts…

« Mais il y a de toute façon des chats qui sont plus doués pour certaines techniques que pour d’autres. Est-ce qu’il y a des proies que tu attrapes plus facilement ? Les oiseaux, par exemple ? En as-tu déjà attrapé ? »

Je le dévisage en clignant plusieurs fois des yeux, déconcertée. Je ne crois pas être déjà partie en chasse avec lui auparavant ni que ce soit un fait particulièrement connut auprès du reste du Clan… Mais il a visé en plein dans le mille.

« Oui », je finis par répondre.

Le mot a presque du mal à sortir de mes crocs, comme si j’avais perdu l’habitude d’avouer à voix haute un quelconque accomplissement.

« J’ai encore des difficultés à m’approcher suffisamment pour pouvoir leur bondir dessus, mais une fois que c’est fait j’arrive sans souci à les amener au sol et à les y maintenir. J’ai probablement plus rapporté d’oiseaux que de quoi que ce soit d’autre au camp. »

J’hésite un instant à poursuivre, avant de me jeter à l’eau.

« Et puis pour continuer sur le sujet des techniques pour lesquelles je suis plus douée… Je ne me débrouille pas trop mal pour… grimper. »

C’est étrange pour un chat du Clan de la Lune, mais après ma rencontre avec Nuage de l’Acacia j’avais perpétué son entraînement en escaladant les arbres ou, plus simplement, des rochers un peu raides. Il se trouve que c’est l’un des rares cas où avoir de puissantes pattes avant est utile. J’espère qu’il ne se doute pas qu’une féline du Tonnerre m’a prodigué des conseils…

Les moustaches du meneur remuent de satisfaction.

« Fort bien, dans ce cas, la voilà, ta spécialité ! »

Ma… spécialité ? C’est une option ? Pic du Sapin ne me l’a jamais offerte. Du plus minuscule des rongeurs aux plus larges des rapaces, un membre de la Lune doit mettre au profit les richesses de son territoire ! aurait-elle probablement dit. Pour la chasseuse, la famine était un danger plus grand encore que les griffes des clans adverses.

On a le droit de choisir ? Pourquoi est-ce qu’elle m’a imposé la course alors, au profit du combat ? Pourquoi m’a-t-elle fait répéter tant de fois ses techniques favorites plutôt que de m’aider à développer les miennes ? Pourquoi a-t-elle souvent lorgné ma large stature avec frustration, sans dire un mot ? J’ai essayé maints régimes et exercices afin de m’affiner. De lui ressembler. Mais ce n’est pas nécessaire ?

Un mélange doux-amer m’emplit la gueule. Pour une fois, une image fort différente de mon ancienne mentore se dessine dans mon esprit. Celle d’une chatte aux talents innés, à qui les Étoiles ont fourni des dons précis, et qui a tenté par tous les moyens de les transmettre faute de connaitre autre chose.

Si seulement je n’avais pas été son apprentie. Si seulement j’avais eu un autre corps. Si seulement je n’étais pas trop grande, trop large, trop musclée.

Le ronronnement de Souvenir des Étoiles me rappelle à l’ordre.

« Si je puis me permettre, je ne suis pas trop mal non plus, pour grimper. »

Sa formulation me surprend tant que j’en entrouvre la gueule. Bien sûr que tu peux te le permettre, tu es mon meneur, mon mentor ! Mais avant tout… Un chat de la Lune qui escalade ? C’est à ne plus rien y comprendre ! D’abord, il annonce, sans préambule, que je peux me spécialiser, et maintenant, il me raconte qu’il se plaît à monter aux arbres, chose habituellement réservée aux félins du tonnerre ? Je le dévisage, incrédule, oubliant même de dissimuler ma stupeur devant son expression amusée. Je rêve, ce n’est pas possible autrement.

Sans se départir de son sourire joueur, Souvenir des Étoiles bondit avec grâce sur l’une des branches basses d’un bouleau, puis observe le labyrinthe de feuilles qui s’étend vers les cieux. Ses iris, deux étoiles, deux orbes ambrés que les rayons du matin illuminent de mille feux s’attardent de nouveau sur moi.

« On fait la course ? »

Le vent souffle dans l’arbre, laissant au soleil la place de venir se déposer sur les épaules de mon meneur. L’espace d’un instant, sa silhouette s’auréole d’or. Ma respiration, se coupe, mon cœur s’emballe, et je me surprends à acquiescer. Alors que je me précipite au pied du bouleau, une odeur de sapin m’emplit les narines. Mais mes pattes m’entraînent déjà le long du tronc, aux côtés de mon nouveau mentor. Quand il me voit arriver, il s’élance, et je m’empresse de le suivre. Je pousse mes muscles à bout, toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort à la poursuite du chef dont les formes se découpent dans le firmament.

Souvenir des Étoiles m’offre un second départ. Une seconde chance.

Il est temps que je laisse mes anciens enseignements de côté, afin qu’ils soient le terreau des prochains, et non leurs racines. Il est temps que je m’ouvre à des idées neuves, des visions originales. Il est temps d’accueillir cette nouvelle lune.

Et je m’en sens prête.