Pas de pardon pour les meurtriers. ft - Coeur de Pluie.

Il était tard, la lune était quasiment à son apogée dans la danse de son cycle, elle serait bientôt ronde. Elle déployait sa lumière céleste sur une clairière boisé, en son centre, tel un être solitaire et macabre, se tenait un arbre fendu en deux, sur ses échardes à vifs, des tâches carbonisé s'étalait sur le bois. Malgré tout, là où la foudre semblait avoir frappé depuis des lunes et des lunes, une mousse verdâtre se propageait lentement, rongeant avec elle, le bois carbonisé, comme renaissance de la vie après que le feu ai tout ravagé. Dans ce décor bien lugubre, se tenait un chatte, recroquevillait sur elle, des larmes venaient creuser des sillons sur ses joues, elle hoquetait de sanglot, atterrait par la peine qui la pesait à cet instant.

Lune Givrée avait perdue beaucoup de poids depuis la Guerre, déjà qu'elle ne mangeait pas beaucoup de base, là ses joues commençaient à se creuser tant la faim la taraudait. Ses côtes se dessinaient sous sa peau, mais sa fourrure qui s'était épaissies de par et d'autre de son corps ne faisait pas apparaître sa maigreur, et c'était ainsi qu'elle était parvenu à le cacher à ses camarades de Clan.

La même scène se répétait en boucle dans son esprit, le sang qui gicle, les yeux qui se voilent, le corps qui s'écroule sur le sol, le bruit de son crâne contre la terre dur. Elle ne pouvait cesser ses sanglots.

La terre aujourd'hui, était recouverte d'un fin voile blanc, des nuances de bleu et de blanc venait se contrastaient avec les nuances de noir et de brun, les arbres morts surplombait la neige immaculée, rien ne venait perturbé ce décor si parfait, si figer. Et Lune était juste comme un élément de ce décor, sa robe grise perle mouchetée de blanc s'y fondait à merveille. Les sillons mouillés sur ses joues se cristallisés avec le froid mordant de la Saison des Neiges. Elle tremblait de tout son corps, et seul ses pleurs répétitif venaient briser le silence, donnant de la vie à ce décor macabre.

Une vie, une vie si triste qu'elle avait menée jusqu'à aujourd'hui, et elle était persuadée que les aïeux en avaient après elle, d'abord elle ne parvenait pas à mettre au monde un enfant, ensuite elle était une.. meurtrière. Elle eut un haut le cœur rien que d'y penser, et ses entrailles jetèrent leurs restes sur le sol gelé, ajoutant une couleur jaunâtre à ce décor sans couleurs. Ou presque. Ses yeux vert émeraude tirait sur un vert eau grisonnant, et les nuances de bleus du paysage venaient s'y reflétait dans les larmes qui en jaillissaient.

Elle se sentait si seule, son murmure s'échappa dans le vent.

"Je suis désolée..."

Sa voix fluette dansait dans le vent tel un souvenir déjà égaré.

Pas de pardon pour les meurtriers.
Lune Givrée & Cœur de Pluie
Lune 1208


La saison des neiges était enfin là. Cœur de Pluie savait qu’avec elle viendraient bientôt la faim et la maladie. Comme si le froid n’était pas suffisant. Bien que sa fourrure se soit épaissie, elle n’en restait malgré tout que trop fine pour le protéger correctement du froid. Les expéditions de chasse devenaient de plus en plus frustrantes. Aussi, le ventre du chasseur le tiraillait lorsqu’il quitta le camp ce soir-là. La lune était presque pleine, sublime et étincelante, comme toujours. Il se mit en route, suivant une piste précise.

Depuis la bataille qui s’était déroulée sur leur territoire, il n’avait eu que peu de temps à s’accorder. La guerre était une chose, et bien qu’il en soit physiquement sorti indemne, son état psychologique était tout autre. Il tenait bon pour le clan. Étoile de Jais avait perdu une vie, les proies devenaient un luxe rare, et maintenant, il devait s’occuper de Petite Tortue. Il n’arrivait pas à déterminer avec certitude si l’enfant arrivait à s’accoutumer à la vie au sein du clan, et il se sentait coupable à chaque fois qu’il devait la laisser seule. Toutefois, il ne pouvait pas la laisser passer avant ses responsabilités.

Avec tout ça, il n’avait pas eu beaucoup de temps à consacrer à Lune Givrée, la jolie guerrière au pelage gris perle. En somme, depuis cette fameuse nuit dans le Champ de Fougères, ils ne s'étaient quasiment que croisés. Pluie se souvenait de tous les détails de cette entrevue sous les étoiles. La Toison Argentée au-dessus de leurs têtes scintillant de mille feux, l’étonnante tiédeur du vent qui charriait les parfums des plantes que l’automne n’avait pas flétri, le calme environnant que seul le chant de quelques oiseaux était venu perturber … Et Lune Givrée, dans ce décor idyllique, parfaite de simplicité et de douceur, ses grands yeux verts d’eau brillants de larmes et son pelage perle aux reflets argentés sous la lumière des étoiles.

Il chérissait ces souvenirs avec tendresse, s’en servait comme une force qui le guidait à travers les moments difficiles. Il s’en voulait de ne pas avoir été plus présent pour son amie depuis la fin des combats. Il avait entendu dire qu’elle avait tué Renard Polaire, un guerrier du clan du Vent. Accidentellement, bien sûr. Seulement, le guerrier se doutait que la situation ne devait pas être facile à vivre pour la chasseuse. Il se mit en tête de lui rendre visite, puisqu’il avait un peu de temps libre ce soir-là. Mais il ne la trouva nulle part dans le camp. C’était pour ça qu’il avait quitté le camp à cette heure tardive. C’était sa piste à elle qu’il suivait. Il était parti de la tanière des guerriers, où son odeur - douce et réconfortante - était la plus récente.

Remonter une piste dans la neige était assez difficile, mais en se concentrant et en prenant son temps, ce n’était pas impossible. Heureusement, la guerrière ne cherchait pas à se cacher, elle n’avait donc rien fait pour dissimuler sa piste. Alors qu’il avançait dans la nuit et le froid, l’escadron se demanda pourquoi elle avait quitté le camp. Il savait que tout comme lui, la jeune reine était souvent prise d’accès mélancoliques et recherchait la solitude. Il se sentait d’autant plus proche d’elle. Seulement, par ce temps, ce n’était pas raisonnable. Elle risquait de tomber malade si elle ne s’abritait pas dans la chaleur d’une tanière. Inquiet, il accéléra son rythme de recherche.

Il finit enfin par la trouver, près de l’Arbre Fendu. Elle se tenait là, seule dans le froid, éclairée par le halo lumineux de la lune qui dissipait les ténèbres, recroquevillée et secouée de sanglots. Cette vision était difficile à supporter. Il s’approcha d’elle en silence. Ses pas étaient étouffés par la couche de neige sur la terre. À mesure qu’il s’approchait, il jura l’avoir entendu murmurer quelque chose, mais il était trop loin pour entendre, et le vent soufflait face à lui. Son odeur en était sûrement dissimulée. Mal à l’aise, il réalisa qu’il risquait encore de la surprendre.

« Lune Givrée … Tu vas tomber malade si tu restes ici.»

Il n’osa pas s’approcher trop près, ne sachant comment se comporter. Ils avaient été si proches cette nuit sous les étoiles … Ils n’en n’avaient jamais reparlés. Il avait peur de la blesser s’il se montrait trop distant, et en même temps, il ne pouvait lui témoigner trop d’affection directement, craignant d’être trop intrusif.

Tu penses trop, Cœur de Pluie.

Lune Givrée semblait si frêle dans ce paysage triste et sans vie, son petit corps tremblant sursautait à chaque sanglot, sa fourrure perle était recouverte d'un fin manteau blanc, les heures s'étaient écoulés, la neige était tombée, dissimulant avec elle, toutes les couleurs de la forêt, qui jadis flamboyaient sous les rayons chaleureux du soleil, aujourd'hui, tout avait disparu, comme si le décor lui même était prisonnier de la glace.

Renard Polaire, de son nom, semblait se trouvait partout dans ce paysage, et la guerrière perle avait le sentiment de sentir sa présence à ses côtés, fantôme la hantant et lui rappelant ses péchés. Une présence pesante et envahissante, dès qu'elle fermait les yeux, elle revoyait encore et encore les images du corps vigoureux du guerrier du Vent, s'écroulait au sol pour ne plus jamais se relever. Une giclée de sang avait aveuglée Lune Givrée au même moment. Chaque détails était ancré dans son esprit. Et elle ne parvenait pas à ne plus y penser.

« Lune Givrée … Tu vas tomber malade si tu restes ici.»

Elle se crispa brusquement, était ce son esprit qui lui jouait des tours ? Ou ce son familier était-il réel ?  Elle avait des hallucinations depuis des jours, elle perdait la tête, elle le savait, parfois elle avait l'impression de voir Petite Plume, et dès qu'elle regardait de plus près, la vision disparaissait. D'autre fois, elle surprenait le regard morbide de Renard Polaire qui la fixait, menaçant.

Elle n'osait pas se retourner, de peur de tomber sur quelque chose qu'elle ne voulait pas voir, alors elle décida simplement d'ignorer ce qu'elle venait d'entendre, elle se recroquevilla un peu plus, plongeant son corps dans le froid mordant de la poudreuse blanche. Malgré tout, une odeur parvint à ses narines et elle reconnut l'odeur de Cœur de Pluie, c'était bel et bien sa voix qu'elle avait entendit, mais pourquoi le guerrier gris serait-il venu la voir ? Après tout, il avait mieux à faire que de venir rendre visite à une minable comme elle, il avait trouver un chaton, et il s'en occupait à merveille, Lune Givrée l'observait tendrement parfois de loin, l'enviant d'avoir quelque chose qu'elle avait elle même perdue. Parce qu'elle était une incapable. Une meurtrière, elle avait tuer son chaton, elle avait tuée Renard Polaire, et à après c'était elle, qu'elle voulait tuer.

« Et alors ? Sa voix douce avait laissée place à une voix rauque abîmée par le froid, d'un air sarcastique, elle ajouta ; je m'en fiche de tomber malade, il devrait m'arriver bien pire en réalité...»

Elle laissa sa phrase en suspens. Elle n'avait pas envie d'en ajouter plus, elle avait beau se mettre en position de victime à cet instant, elle était juste lasse et fatiguée, et n'avait qu'une envie, c'était de disparaître. La pitié des autres, elle ne le méritait même pas, le guerrier tigré devrait la laisser là, toute seule, à attendre son sort, elle n'avait pas envie d'être ramenée au Clan, et que quelqu'un la sauve encore une fois, son âme n'avait pas besoin d'être sauvée, elle était déjà condamnée.

Pas de pardon pour les meurtriers.
Lune Givrée & Cœur de Pluie
Lune 1208


Lune Givrée ne réagit pas à ses paroles, comme si elle ne l’avait pas entendu. Elle se tenait là, immobile, le regard figé. En fait, elle ne semblait même pas avoir remarqué sa présence. Cœur de Pluie ne savait pas quoi faire pour la sortir de sa torpeur. Que lui arrivait-il ? Qu’est-ce qui pouvait bien la mettre dans cet état ? Pensait-elle toujours à Petite Plume ? Oui, bien sûr, sa fille était toujours dans son esprit. Seulement, jusqu’ici, malgré son deuil et son chagrin, elle ne s’enfermait pas dans le silence, seule et à l’écart du camp, à la merci des intempéries.

Le vent s’intensifia, soulevant des petits tourbillons de neige autour d’eux. Le chasseur tigré ne put s’empêcher de s’inquiéter. La nuit était particulièrement froide. Même si la fourrure de la guerrière semblait plus épaisse que la sienne, rester ici trop longtemps constituait un risque de tomber malade, voire pire.

« Et alors ? Je m'en fiche de tomber malade, il devrait m'arriver bien pire en réalité ... »

Cœur de Pluie fut horrifié par ses paroles. Sous le choc, il essaya d’encaisser du mieux qu’il put ce qu’il venait d’entendre. Bien pire ? Que voulait-elle dire ? N’avait-elle plus aucun désir de vivre ? Cette pensée laissait le chasseur terrifié. La simple idée de la perdre lui semblait insurmontable. Il avait besoin d’elle, bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Il la fixa, essayant de la sonder. Son expression sardonique était comme un pic de glace à travers le cœur du matou gris. Entendre cette voix d’ordinaire si douce, si mélodieuse, déformée par la peine et la douleur lui était insupportable. Que pouvait-il bien faire pour apaiser ses tourments ?

Comment en était-elle arrivée à la conclusion qu’elle ne méritait pas de vivre ? Une colère sourde gronda en lui. Il en voulait à tout ce qui avait pu blesser son estime d’elle-même. Il en voulait à tous ceux qui l’avait négligée, bafouée, humiliée. Il s’en voulait à lui-même d’être si impuissant face à sa souffrance.

Le froid mordant se faisait de plus en plus envahissant, le vent de plus en plus agressif. Il était temps de rentrer s’ils ne voulaient pas se retrouver piégés dans la neige. Seulement, Pluie se voyait mal la brusquer, elle qui était déjà si vulnérable, si fragile. En un sens, il la comprenait, compatissait. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire ; lui offrir la chaleur de son corps pour la réchauffer. Il espérait qu’elle ne lui en voudrait pas.

« Je ne te laisserai pas mourir de froid. »

Sans rien ajouter de plus, il vint se lover près d’elle, faisant barrière entre elle et le vent avec son corps pour la protéger des rafales glacées.

«Je ne te laisserai pas mourir de froid.»

Et sur ces mots, le guerrier tigré se blotti contre la reine grise. Le contact de sa fourrure contre la sienne émanait en elle, une chaleur réconfortante. Ses membres tremblants se calmèrent un peu, cependant, elle ne voulait pas de la pitié de son ami. Elle ne méritait pas un geste si doux, si généreux. Le matou semblait peiné par la condition de Lune Givrée, pourtant, elle ne méritait pas tant.

« Ne fais pas l'idiot, c'est toi qui va attraper froid si tu restes ici. »

Si elle, elle savait être condamnée, ce n'était pas le cas de Cœur de Pluie, et elle n'accepterait pas que celui-ci attrape le Mal Vert par sa faute. Dans un geste lent, elle s'éloigna du matou tigré pour se blottir contre l'Arbre Fendu, elle plongea ses yeux vert d'eau dans ceux ambré du jeune chat. Il semblait si inquiet, si désemparé, la guerrière perle culpabilisait de mettre son ami dans cet état, mais elle ne pouvait pas lui mentir et prétendre que tout allait bien, alors qu'elle n'avait réellement qu'une envie actuellement, c'était de partir loin.

Une bourrasque secoua les deux félins, puis la neige se mit à tomber. D'abord à petits flocons, puis le vent se renforça et devint une tempête violente. Lune Givrée ne voyait plus très bien, peu à peu l'image de Cœur de Pluie se brouillait, et le tapis de neige se renforçait, immergeant la chatte sous la poudreuse blanche. Elle ne bougea pas, paniquée et excédait par les événements.

« Coeur de Pluie ! Pars ! Elle criait assez fort pour que le matou tigré l'entende. Laisse-moi, ne va pas te mettre en danger pour une cause perdu, je suis maudite, les gens autours de moi meurent un à un.»

Elle s'effondra et les larmes chaudes s'entre-mêlèrent avec les monticules de neiges qui s'étaient accumulés sur ses joues, formant des ruisseaux abondants qui s'écrasaient dans le sol.

Pas de pardon pour les meurtriers.
Lune Givrée & Cœur de Pluie
Lune 1208


Blotti contre Lune Givrée, Cœur de Pluie était transi de froid. Mais les plus violentes des bourrasques n’auraient pas pu le déloger alors qu’il protégeait la jeune reine. Sa douce odeur flottait autour de lui, le rassurait et lui donnait la volonté nécessaire pour affronter la tempête qui se préparait. Il tenta d’évaluer la situation alors que le vent s’intensifiait. S’ils ne se dépêchaient pas de partir ou de s’abriter, ils risquaient de se retrouver bloqués par la neige.

« Ne fais pas l'idiot, c'est toi qui va attraper froid si tu restes ici. »

D’ordinaire, il se serait sûrement offusqué d’une telle réaction. Il se mettait rarement en colère, gardant son sang-froid en toutes circonstances, mais de voir son aide aussi stupidement refusée, mettant ainsi tout le monde en danger … Voilà qui n’était pas acceptable. Seulement, lorsqu’il croisait le regard de Lune Givrée, lorsqu’il se perdait dans cet océan chagriné, il se sentait bien incapable de lui en vouloir. Comment aurait-il pu ? Alors il se jura quelque chose. Il allait la sortir de là. Il allait lui redonner le goût de vivre. Certes, il avait lui-même des problèmes dans ce domaine. Lui, le grand pessimiste au cœur mélancolique. Lui qui n’était même plus capable de saluer son propre frère sans gêne. Lui qui se noyait dans ses souvenirs passés. La forêt de Cerfblanc, Neige Éternelle, Bouton de Lys. Envolées.

Mais pour elle, pour son pelage perle aux reflets d’argent et pommelé de nacre, pour ses grands yeux verts emplis de douleur, pour ses courbes et son odeur réconfortante, pour sa voix ensorcelante … Pour elle, il était prêt à changer. Qu’importe ce que cela pouvait lui coûter - sa vie n’avait pas grande valeur à ses yeux - il lui redonnerait le sourire. Oui, la vie n’était souvent qu’une longue suite de déceptions et d'événements douloureux. Une succession de deuils et de peines. Mais cela valait le coup de s’accrocher. Combien de ses jeunes lunes avait-il sacrifié à l’errance et au chagrin ? Combien de fois avait-il oublié de vivre ?

Le vent s’intensifia encore, la neige tourbillonnait toujours plus violemment, mais ils allaient survivre à cette nuit, puis ils profiteraient de chaque plaisir qu’offrait la vie à Valeemar. Lune Givrée voudrait-elle de lui ? Accepterait-elle son aide et sa tendresse ? Il voulait lui présenter Petite Tortue. Il voulait passer d’autres nuits sous la lumière éclatante de la Toison Argentée, blotti tout contre elle. Il voulait qu’elle sache à quel point il luttait chaque jour pour que son pessimisme ne lui ôte pas toute volonté de se battre.

Toutes ces pensées se bousculaient sans ordre précis dans la tête du matou tigré. Il fut surpris lorsque la guerrière s’éloigna lentement de lui pour se réfugier près de l’Arbre Fendu. La neige ne tourbillonnait plus seulement, soulevée par le vent. Désormais, elle tombait du ciel, épaisse et rapide. Pluie distinguait à peine la chasseuse perle. Il tenta de s’approcher pour la rejoindre lorsqu’elle cria d’une voix qui lui hérissa l’échine.

« Cœur de Pluie ! Pars ! Laisse-moi, ne va pas te mettre en danger pour une cause perdue, je suis maudite, les gens autour de moi meurent un à un. »

Alors c’était comme ça qu’elle se voyait ? Une cause perdue ? Elle s’effondra en larmes, déchirant le cœur du guerrier. La poudreuse s'amoncelait dangereusement sur elle, menaçant de la recouvrir entièrement. L’escadron remarqua alors qu’il était lui-même enlisé. La neige abondante et la noirceur de la nuit l’empêchait d’y voir à deux pas. Alors que Lune Givrée disparaissait peu à peu de son champ de vision, Cœur de Pluie comprit qu’il ne supporterait pas sa perte. Et il devait être fort, pour le clan, pour Tortue, pour faire honneur à ses ancêtres. Mais comment pouvait-il être fort sans elle ?

En y réfléchissant bien, il ne la connaissait pas tant que ça. Et pourtant, il avait l’impression de partager avec elle tellement plus qu’une appartenance à un clan. Ces trois lunes à se croiser comme des étrangers après cette nuit magique sous les étoiles lui avaient provoqué une sensation de manque. Comment quelqu’un pouvait-il s’imposer à vous en si peu de temps ? Comment arrivait-elle à fausser tous les instincts du guerrier ? Là où le bon sens lui dictait de fuir tant que c’était encore possible pour trouver un abri, il était incapable de bouger et ne pensait qu’à sa sécurité à elle. Comment en si peu de mots et si peu de regards, s’était-elle imposée comme une évidence ?

Elle était bel et bien une évidence. Son évidence.

Ému, il se jeta près d’elle, bravant avec peine la neige qui freinait sa progression. Son manque de puissance était un handicap, mais sa volonté était ferme. Il ne voyait rien, mais il était escadron : il n’avait pas besoin de voir. Il connaissait chaque recoin du territoire par cœur. Il savait par conséquent qu’à seulement quelques longueurs de queue derrière l’arbre, il y avait un amas de buissons tellement épais que la neige ne pouvait pas y pénétrer, seulement le recouvrir. En creusant un peu pour se glisser en dessous, deux chats de leurs tailles pourraient largement y tenir. Cela ne serait ni chaud, ni confortable, mais il n’y avait aucun risque de se retrouver enseveli sous la neige.

Il répugnait à la forcer à bouger,  mais il ne pouvait décemment pas la laisser ici.

« Pardonne-moi, Lune Givrée … tu ne me laisses pas le choix. Je ne t’abandonnerai pas. »

D’un mouvement plus brusque qu’il ne l’aurait voulu, mais précipité par l’urgence dans laquelle il agissait, il la poussa hors de la protection de l’arbre. Se collant à elle pour la guider, la poussant pour la forcer à avancer, contre le vent et contre sa volonté, il l’amena jusqu’à l’amas de buisson.

Il s’éloigna enfin de la reine pour se mettre à gratter la neige, cherchant à débloquer l’entrée. La neige s'amassait plus vite qu'il ne pouvait l'enlever. Il n’y arriverait pas seul. Leur seule chance était qu’elle l’aide à creuser.

« Lune Givrée ! » Il haussa la voix, hurlant presque, pour que ses paroles ne se perdent pas dans la violence des rafales. « Il faut que tu m’aides à creuser, je t’en prie ! Je n’y arriverai pas sans toi ! »

Désespéré, il ne savait pas si elle allait choisir la vie. Il n’était plus sûr que d’une seule chose. S’ils survivaient à cette nuit, il lui dirait. Oui, il lui dirait tout ce qu’il avait sur le cœur. Il lui dirait qu’il l’aimait.

« Pardonne-moi, Lune Givrée … tu ne me laisses pas le choix. Je ne t’abandonnerai pas. »

Elle entendit comme un murmure dans le vent, mais reconnu la voix à peine audible du matou tigré, elle sentit une masse l'agripper de force et la pousser vers une direction, la femelle ne voyait rien, tout était brumeux et trouble, elle se laissa faire, trop fatiguée pour riposter. Leurs corps luttaient pour se frayer un passage dans le tapis de neige épais. Chaque mouvement était difficile et lourd, la neige glaciale brûlait ses coussinets, elle ne sentait même plus ses membres, et lorsqu'ils arrivèrent près d'un amas de buisson assez robuste pour contrer la poudreuse, elle s'écroula au sol. Elle voyait flou mais il lui semblait que le mâle tentait de creuser un trou pour atteindre la sécurité des buissons.

« Lune Givrée ! »

Elle sursauta, la voix rauque de Cœur de Pluie résonna en elle, elle essaya de se relever, mais ses jambes de lui répondaient plus, elle ferma les yeux, c'était peut-être ainsi qu'elle allait mourir ?

« Il faut que tu m’aides à creuser, je t’en prie ! Je n’y arriverai pas sans toi ! »

Elle réessaya de se lever, en vain, son corps maigre qu'elle avait affamée durant des jours et privé de sommeil était bien trop faible pour faire quoi que ce soit, Lune Givrée était déboussolée, si elle ne faisait rien, les deux matous allaient mourir ici et maintenant. Elle n'avait aucune rage en elle qui la poussait à vouloir survivre, pour autant, elle refusait de laisser quelqu'un mourir encore par sa faute. Elle se hissa près de lui, et commença à creuser avec lui, mais ses mouvements lents et fébriles ne suffisaient pas à retirer assez de neige pour pouvoir se faufiler à l'abris des racines. Elle eut un haut de cœur, son esprit tourbillonnait, elle allait perdre connaissance, lorsqu'une odeur familière caressa ses narines brusquement.

Les oreilles de Lune Givrée se redressèrent, cette odeur, elle ne l'avait senti qu'une fois dans sa vie, et ça avait été bien trop court à son goût, des larmes lui montèrent au yeux, sa fille était venue la chercher pour l'emmener au Clan des Etoiles ? La guerrière perle était entrain de mourir ? Pourtant, la présence qu'elle sentait près d'elle n'avait rien d'un mauvais augure, au contraire.

« Maman, tu dois l'aider, il a besoin de toi ! »

Une voix enfantine dansa dans ses oreilles et elle tourna sa tête de tout les côtés, elle hallucinait ? Cette voix avait l'air si réelle. C'était celle de Petite Plume, elle le savait sans même l'avoir jamais entendue. Et lorsqu'elle chercha du regard Cœur de Pluie, elle vit un petit corps qui se mouvait près de lui, tentant de déloger les amas de glaces qui leur bloquaient l'entrée. Le chaton à la fourrure crème pommelé de blanc semblait robuste et en bonne santé. Son visage affichait une expression apaisée et déterminée. La guerrière perle n'en croyait pas ses oreilles, il y avait face à elle, frôlant la fourrure grise tigré de Cœur de Pluie, sa fille, Petite Plume.

Bouche-bée, elle resta figée par ce spectacle. L'enfant semblait réel et à la fois illusoire, son pelage était parsemé de poussière d'étoiles, et on voyait presque en transparence à travers elle, pourtant, là où la petite enfonçait ses pattes, des sillons se creusaient. Dans un élan sauvage, Lune Givrée se jeta près des deux félins, elle puisa son énergie dans ses dernières ressources et se mit à creuser frénétiquement.

« On y est presque, regarde maman moi aussi je creuse ! Tu as vu Cœur de Pluie à quel point je suis forte ? »

L'enfant piaillait joyeusement, elle semblait si fière à cet instant, son petit corps ne semblait pas touché par le froid et le vent, elle était comme invisible aux yeux du monde. Mais pas aux yeux de la reine grise. Et le matou tigré ? Parvenait-il à la voir également ? Après tout Petite Plume s'était adressé à lui, ça voulait dire qu'il était aussi capable de la voir. Lorsqu'ils parvinrent enfin à atteindre leur but, la petite s'arrêta et les observa.

« Je savais que vous y arriverez.. Coeur de Pluie, prend soin de ma maman, d'accord ? »

Un sourire chaleureux illuminait son visage, ses petits yeux vert d'eau pétillaient d'excitation, puis elle devint de moins en moins nette, jusqu'à disparaître complétement, laissant une traînée de poussière d'étoiles sur son passage. Transit jusqu'au os, Lune Givrée se hissa par l'entrée et veilla à ce que Coeur de Pluie la suive. Lorsque les deux matous furent enfin à l'abris et eurent enfin le temps de reprendre leurs respirations et se poser, elle brisa le silence.

« Est..est-ce que tu as vu ça ? »

Elle ne savait pas si elle avait fait un rêve éveillé ou si le chaton avait réellement fait une apparition mystique, mais elle avait besoin de savoir si elle avait été la seule à la voir ou non.

Lune Givrée fixait le matou tigré, elle se remettait des événements et réalisait peu à peu ce qu'il s'était passé. Si il n'avait pas été là, elle serait morte. Il avait risqué sa vie pour la sienne. La guerrière perle sentit son cœur de serrer tant elle était touchée par son geste. Des larmes lui montèrent aux yeux, et pour une fois, ce n'était pas des larmes de tristesses.

« Merci Cœur de Pluie, je suis désolée de t'avoir entrainé là dedans, tu mérites tellement mieux. »

Elle n'avait pas suffisamment de mots pour exprimer sa reconnaissance alors elle se blottit contre lui, dans un geste tendre, elle frôla son corps contre le sien, à son tours, elle lui donnerait chaleur et réconfort.

Pas de pardon pour les meurtriers.
Lune Givrée & Cœur de Pluie
Lune 1208


Cœur de Pluie creusait désespérément. Il savait que ses efforts seuls seraient vains. La neige tombait vite, trop vite, charriée par la violence du vent. Elle était épaisse. Il faisait si sombre par cette nuit nuageuse qu’il voyait à peine les flocons. Il la sentait l’envelopper, détremper sa fourrure grise. Les bourrasques l’empêchaient d’entendre correctement. Que n’aurait-il pas donné pour la protection qu’offrait la tanière des guerriers. Tout était flou autour de lui. Ses pattes et ses pensées étaient engourdies par le froid.

Il jeta un coup d'œil à Lune Givrée. Il essaya du mieux qu’il put de la distinguer. La reine s’était approchée de lui et avait commencé à creuser. Le guerrier fut d’abord soulagé qu’elle choisisse de l’aider mais il se rendit vite compte que ses mouvements étaient bien trop lents, trop faibles. Elle manquait affreusement d’énergie, de conviction. Croyait-elle seulement qu’ils avaient une chance de s’en sortir ?

Alors ça y est ? C’est la fin ?

Cœur de Pluie n’avait jamais eu peur de la mort. Il avait toujours cru au Clan des Étoiles. Parfois pourtant, il s’était senti abandonné, esseulé. Il n’avait jamais douté cependant que ses ancêtres le surveillaient. Cette présence était rassurante, pour sa mère, et surtout pour Neige Éternelle qui, indubitablement, se trouvait là-haut. Pourtant, il ne savait pas s’il voulait y avoir sa place. Les revoir seraient une source de bonheur intarissable, certes, mais quelque chose lui soufflait que ce ne serait jamais pareil. Non, il préférait le néant. L’idée simple et parfaite du rien absolu. Ne plus penser. Il ne voulait plus de ses questions existentielles qui le taraudaient en permanence. Il n’avait peur ni de la douleur, ni du chagrin. Il souhaitait simplement être libéré du doute. Était-il quelqu’un de bien ? Était-il généreux et serviable ou ne proposait-il son aide aux autres que pour combler un désir narcissique de se faire bien voir ? Était-il utile au clan ? Était-il un assez bon guerrier, un assez bon chasseur, un assez bon escadron ? Était-il assez pieux ? Avait-il assez consacré sa vie à la vertu ?

Toutes ces questions, il était incapable d’y répondre. Comment pouvait-il avoir le recul nécessaire pour se juger lui-même ? Non, il ne méritait pas une place au sein du clan de leurs ancêtres. Il n’avait jamais eu personne sur qui veiller après tout, à quoi bon ? Enfin, jusqu’à tout récemment. Qu’adviendrait-il de Petite Tortue s’il mourrait ici ? Il regarda Lune Givrée, creusant sans vigueur, ses grands yeux verts semblant presque vides. La neige les empêcherait de regagner le camp à temps. Cet amas de buissons, aux branches épaisses et serrées, était leur espoir le plus proche, la différence entre la vie et la mort s’ils pouvaient se frayer un chemin. Et c’était peine perdue.

L'œil hagard, il se demanda ce qui les tuerait en premier. Seraient-ils terrassés par le froid ? Étoufferaient-ils sous une épaisse couche de neige ? À choisir, il préférait sans doute le froid. Le clan prendrait soin de Tortue. Quant à Lune Givrée … Il aurait tant donné ne serait-ce que pour juste une aube de plus à ses côtés. En fait, il aurait tant donné pour qu’elle survive, même sans lui. Le monde avait besoin de sa douceur, de sa tendresse. Il aurait aimé la savoir au chaud, blottie près d’autres reines dans la pouponnière, veillant sur une portée de chatons. Quel malheur qu’il ne puisse offrir sa vie en échange de la sienne. Déjà bien avant que la situation de cette nuit ne devienne critique, il aurait volontiers échangé sa place au sein du Clan des Étoiles, rien que pour voir la guerrière perle sourire à nouveau. Que signifiait la mort face à un peu plus de temps avec elle ? Il pouvait déjà s’estimer heureux d’être à côté d’elle en ce moment-même.

Alors qu’il allait arrêter de creuser, prêt à accepter leur sort, une lueur - fine mais contrastant brutalement avec les ténèbres alentour - l’aveugla momentanément. Ses pupilles s’étrécirent, mais il ne comprenait pas ce qu’il regardait. Lune Givrée sembla s’animer. Son regard fixait le petit point de lumière. Pluie entendit comme une voix, une voix d’enfant, enjouée et très aigüe. Il ne comprenait pas ce qu’elle disait. Cette voix … elle semblait proche et lointaine en même temps. Lorsque ses yeux furent enfin habitués à la lumière, il distingua un chaton.

Un chaton ?!

Pourquoi y avait-il toujours un chaton dans les moments tragiques ? Mais ce n’était pas un simple petit, il était la source de la lumière. Il, ou plutôt elle.

« Tu as vu Cœur de Pluie à quel point je suis forte ? »

Venait-elle de s’adresser à lui ? Il remarqua que ses minuscules pattes creusaient elles aussi.  Elle ne semblait pas faire bouger la neige, mais servait bien plus que ça. Quelque chose de plus grand, de plus fort. Dans sa tête et dans son cœur. Quelle était la source de cette étrange hallucination ? Il sentait qu’il n’avait pas tout entendu. Seulement ce qu’il avait besoin de savoir, de comprendre. Lune Givrée avait redoublé d’efforts, prise d’une soudaine rage de vivre. Un dernier élan désespéré pour les sortir de cette impasse. Le chasseur tigré intensifia ses propres efforts.

Et ils y arrivèrent. Ils percèrent enfin le manteau de neige, jusqu’à dégager un passage assez grand pour se faufiler à l’abri.

« Je savais que vous y arriverez ... Cœur de Pluie, prend soin de ma maman, d'accord ? »

Sa maman ? Mais alors … Petite Plume ? Lune Givrée se réfugia sous les buissons. Le chaton avait disparu presque aussi vite qu’il était apparu. La toute jeune enfant à la voix rieuse semblait tout de même semer des étoiles sur son passage, dansant devant les yeux du guerrier. Il ne savait plus où donner de la tête, transi de froid et de fatigue. Il ne savait même plus s’il pouvait faire confiance au moindre de ses sens.

Il suivit la chatte perle à l’abri. Ils reprirent leurs souffles, peu à peu. Il faisait toujours froid, mais ils allaient sécher et seraient protégés jusqu’à la fin de la tempête. Son poul se calma. Que venait-il de se passer ?

« Est ... est-ce que tu as vu ça ? »

Encore sans voix, il se contenta de hocher la tête avec hésitation. Il n’était sûr de rien, sinon que Lune Givrée était toujours en vie, et lui aussi. Les yeux de la guerrière s’embuèrent de larmes, mais son expression relevait plus de la reconnaissance que de la tristesse.

« Merci Cœur de Pluie, je suis désolée de t'avoir entraîné là-dedans, tu mérites tellement mieux. »

Et l’air de rien, comme s’ils avaient été ensemble toute leur vie, elle s’approcha et se lova contre lui. Peu à peu, ils se réchauffèrent. Ainsi côte à côte, l’air glacé était supportable. Il sentit l’odeur de la reine qui flottait autour de lui, le réconfortant, l’enivrant presque. Ainsi bercé, il sentait le sommeil l’emporter peu à peu.

« Ne dis pas de bêtises. J’ai de la chance d’être ici avec toi. »

Il avait murmuré ces mots, la voix éraillée par la fatigue. Il sombra dans le monde des rêves quelques instants après, ne pouvant rester éveillé plus longtemps.

***

L'obscurité était quasi totale lorsque Cœur de Pluie ouvrit les yeux. Quelques rayons de soleil perçaient les branches des buissons. Lune Givrée était toujours endormie. Son visage affichait une expression paisible. L’escadron se faufila hors des buissons sans trop de difficultés, la neige étant amollie par la rosée du matin. Le ciel était dégagé. Le soleil était déjà haut dans le ciel, bien trop haut à son goût. Enfin, aussi haut qu’il pouvait l’être en hiver bien sûr. Mais tant pis, ses tâches attendraient. De mémoire, il ne devait participer à aucune patrouille aujourd’hui, et aucune mission d'escadron n’était prévue. Personne ne leur en voudrait de récupérer après la nuit agitée qu’ils venaient de vivre. Il se promit tout de même de chasser un peu sur le chemin du retour. Après la tempête, les proies qui n'hibernaient pas oseraient peut-être s’aventurer dehors.

Il retourna près des buissons pour réveiller Lune Givrée. Il lui passa un coup de langue affectueux entre les deux oreilles.

« Lune Givrée, réveille-toi. »

Sa voix était douce, pleine de tendresse. Ils étaient vivants, alors toutes les possibilités s’offraient à eux. Il avait tant de choses à lui dire, tant de choses à lui montrer. Il voulait tout partager avec elle. Et il s’était promis de lui dire quelque chose.
Il sortit à nouveau avant de reprendre la parole. Maintenant que le temps était de nouveau calme, elle n’aurait aucun mal à l’entendre.

« J’ai bien cru qu’on allait y rester cette nuit. Mais … tu vois, si cela avait signifié pouvoir te sauver la vie, alors j'aurais volontiers donné la mienne. Je … »

Il s’interrompit. Il lui manquait les mots adéquats. Il voulait trouver des mots qui rendent justice à sa beauté, à sa douceur. Il s’y prenait tellement mal. Il était plus facile de lui dire tout cela sans croiser son regard qui le déstabilisait. Et pourtant tout sonnait creux à ses propres oreilles s’il parlait sans la regarder. Il appréhendait le moment où elle sortirait le rejoindre. Le revoilà, ce doute affreux, d’une toute nouvelle nature. Il finissait toujours par revenir, qu’importe la forme. Pluie ne savait pas à quelle réaction s'attendre. Il voulait lui crier son amour tout neuf, mais il ne voulait pas l’effrayer. Pourtant, les attentions que la belle guerrière avait eu à son égard devaient bien vouloir dire quelque chose … Elle ne pouvait pas être complètement insensible à cette tension qui s'exerçait entre eux. Et pourtant, comment en être sûr ? Comment …

Lune Givrée émergea enfin de l’amas de buissons. Son pelage perle constellé de tâches nacrées luisait sous le soleil de midi. Elle se tenait là devant lui, gracieuse, élégante, envoûtante de beauté. Et ses yeux. Ses yeux clairs, cet océan verdoyant, un peu gris, un peu vert, indéfinis, toujours changeants, pâles et brillants comme les dernières étoiles qui résistent aux premières lueurs de l’aube.

Alors il n’y eut plus de doutes, plus d’angoisse. Seulement un sentiment de plénitude qui lui réchauffait le cœur.

« Je t’aime. »

« Ne dis pas de bêtises. J’ai de la chance d’être ici avec toi. »

La guerrière perlé sourit timidement et resta blotti contre le guerrier, la chaleur des deux corps s'entre-mêlant leur firent gagner le sommeil, et peu à peu elle plongea dans ses songes.

Elle fit un rêve très étrange. Elle était là, étendue près de la Pouponnière, Cœur de Pluie était à ses côtés, leurs fourrures se frôlaient. Ils observaient deux chatons qui jouaient gaiement à l'entrée, l'un était écaille de tortue, elle reconnu Petite Tortue, l'autre était crème pommelé de blanc, c'était Petite Plume. Elle les couvait d'un regard emplie de tendresse. Petite Plume resplendissait d'une lumière éclatante, presque irréel, mais elle était bien réel. La reine gris perle leur disait de faire attention en jouant, les deux chatons turbulents se chamaillaient sur le sol poussiéreux, les deux guerriers ronronnaient, leurs visages étaient apaisés.

« Lune Givrée, réveille-toi. »

Elle sentit une douce chaleur émanant d'elle et une présence rassurante qui la poussait à se réveiller. Elle ouvrit les yeux, où est-ce qu'ils étaient ? Elle observa ce qui l'entourait, et tout lui revint brutalement. La neige, Cœur de Pluie, la tempête, le buisson, les larmes, Petite Plume et puis cet endroit. Ils avaient dormi tout ce temps ? A en voir les rayons du soleil qui perçaient à travers le feuillages, la journée avait déjà commencé depuis un moment. Le Clan devait s'inquiéter, ils avaient disparus sans prévenir personne, des patrouilles n'allaient certainement pas tarder à se mettre à leurs recherches.. Enfin si ça n'avait pas déjà commencé. Elle observa son corps maigre et sa fourrure terne et collée. Elle devait avoir sale mine.. Elle se sentait faible mais elle savait qu'elle aurait assez de force pour rentrer au Clan, puis elle irait voir Epine Fleurie pour prendre des forces et lui raconter ce qu'elle avait vu la veille.. Elle n'était pas folle puisque Cœur de Pluie l'avait vu également, les guérisseur n'étaient-ils pas les seuls à voir les guerriers de jadis ? Enfin bon, toutes ces questions, elle les poserait à la guérisseuse.

« J’ai bien cru qu’on allait y rester cette nuit. Mais … tu vois, si cela avait signifié pouvoir te sauver la vie, alors j'aurais volontiers donné la mienne. Je … »

Les yeux de Lune Givrée s'écarquillèrent et elle ouvrit la bouche surprise. Son cœur palpitait violemment dans sa poitrine tant les paroles du matou l'avait touchée. Cœur de Pluie faisait encore ça, laisser un blanc après sa phrase en suspend. Elle ravala ses larmes, c'était une vrai guimauve celle là, toujours à pleurer pour tout et n'importe quoi. Mais c'était la première fois que quelqu'un lui disait une chose pareille, il aurait échangé sa vie pour la sienne ? Si ça ce n'était pas une preuve qu'elle pourrait toujours compter sur lui, peu importe les événements, elle savait qu'elle n'était plus seule désormais. Il était là.

Une émotion forte vibrait en elle sans qu'elle n'osait se l'avouer, elle avait des sentiments pour le jeune mâle, depuis cette nuit qu'ils avaient passés ensemble à regarder les étoiles jusqu'au levé du jour, le ciel leur avait offert un spectacle époustouflant où leurs âmes meurtris avaient trouvés réconforts. Elle voyait en lui sa perfection, bien sûr elle savait qu'il avait des défauts, tout le monde en avait, mais il avait tous ce que Lune avait toujours recherché chez quelqu'un. Il était doux, bienveillant, toujours volontaire, altruiste, un peu naïf parfois, tout comme elle, ensemble ils étaient comme deux apprentis timides qui découvraient ce que c'était que de s'attacher à quelqu'un. Elle souriait bêtement.

« Je t’aime. »

Elle crut que son cœur avait cessé de battre tant la surprise la secoua. Elle vit trouble et eut des bouffées de chaleur soudaine. Il l'aimait ? Réellement ? Une lueur douce régnait dans ses yeux or, ce regard, elle voulait le voir toute sa vie. Sa voix qui faisait chavirer son cœur, elle espérait ne jamais perdre l'ouïe pour pouvoir l'entendre encore et encore. Elle se jeta contre lui, et pressa son museau contre le sien, dans un baiser tendre et passionné, elle murmura.

« Moi aussi je t'aime, Cœur de Pluie. Ne m'abandonne jamais, je t'en pries, je ne pourrais pas vivre sans toi. »

Avant lui elle ne vivait plus, elle était comme une âme errante dans une enveloppe corporelle. Depuis lui, son cœur avait recommencé à ressentir des choses, de la joie, de la peine, de la tendresse.. De l'amour.

Pas de pardon pour les meurtriers.
Lune Givrée & Cœur de Pluie
Lune 1208


Qu’allait-elle dire ? Qu’allait-elle faire ? Cœur de Pluie était figé sur place, incapable du moindre mouvement dans l’attente d’une réaction de Lune Givrée. Les secondes s'étiraient à l’infini, torturant son esprit embrumé par le doute. Il le savait, il n’aurait pas dû faire cette déclaration. Il aurait dû attendre, mieux choisir ses mots. La spontanéité ne l’avait jamais réussi. Et en même temps, qu’aurait-il pu dire d’autre ? Il avait simplement été sincère.

Après un instant qui lui parut une éternité, le regard de la reine s’illumina et elle bondit presque pour se jeter tout contre lui. La chaleur de son corps et ses ronronnements firent taire ses angoisses. Et dans un geste tendre et plein de passion, elle pressa son museau contre le sien. Il comprit alors que c’était là tout ce qu’il avait toujours voulu, et pour rien au monde il n’aurait souhaité être autre part. L’amour réchauffait son cœur trop longtemps meurtri.

« Moi aussi je t'aime, Cœur de Pluie. Ne m'abandonne jamais, je t'en prie, je ne pourrais pas vivre sans toi. »

Murmurant ces mots, sa voix semblait encore plus douce. Alors, elle l’aimait aussi ? Il se sentit presque voler. Cela lui procurait de nouvelles responsabilités mais qui semblaient infiniment belles et légères. Il les avait choisies. Toujours près de la guerrière perle, il lui passa un coup de langue affectueux entre les oreilles.

« Jamais. Je ne t’abandonnerai jamais. »

Sa propre voix semblait celle d’un étranger. Et pourtant, il pensait chacun des mots qu’il venait de prononcer. Ils avaient tant de choses à faire, à se dire, à découvrir, à vivre ensemble. Tant de possibilités s’offraient à eux. Le chasseur tigré considérait désormais l’avenir comme une promenade dans les sous-bois, où chaque sensation, chaque instant valait la peine d’être vécu, et non plus comme une destination flou, incertaine et angoissante. En quelques mots, Lune Givrée avait chassé une de ses plus anciennes névroses. Et il lui en serait toujours reconnaissant.

Le soleil progressait dangereusement vite dans le bleu pâle du ciel. Ils avaient disparu depuis trop longtemps, le clan devait s’inquiéter. Toutefois avant de se mettre en route, Pluie voulait revenir sur quelque chose. En effet, avant la tempête et les déclarations spontanées, il avait dû traquer Lune Givrée jusqu’ici. La neige les ayant surpris, il n’avait pas eu le temps de lui poser la question. Qu’était-elle venu faire ici, seule, à la tombée de la nuit ? Il se rappelait l’expression de tristesse profonde qu’il avait lue dans ses yeux. Il avait sa petite idée, sûrement que cela avait un lien avec Renard Polaire, mais il était fatigué de faire des présomptions. Il préférait lui demander directement, et offrir une oreille attentive, des mots réconfortants.

« Dis, avant que l’on rentre … Tu veux bien me dire pourquoi tu es venue ici, hier soir ? »

De peur de raviver de sombres souvenirs, il plaça son museau contre son flanc, avec douceur, pour lui signifier qu’elle n’avait aucun jugement à craindre.

« Jamais. Je ne t’abandonnerai jamais. »

Lune Givrée laissa échapper un ronronnement, elle baissa son regard vers le sol, les larmes aux yeux, je ne serais plus jamais seule maintenant. Elle ne pouvait s'empêcher de regarder Cœur de Pluie avec un regard plein d'espoir et d'amour, depuis des lunes entières, elle vivait dans la souffrance et le martyre de sa solitude et à présent, elle pouvait enfin respirer en se sentant apaisé.

« Dis, avant que l’on rentre … Tu veux bien me dire pourquoi tu es venue ici, hier soir ? »

Elle se crispa, c'est vrai qu'il avait risqué sa vie pour elle, elle se devait de lui donner des explications. Elle griffa le sol nerveusement au souvenir douloureux de la nuit dernière, de son corps figé dans le froid, mais il avait couvert son corps du sien, et avait tenté en vain de lui procurer de la chaleur. Si Petite Plume n'était pas apparut, ils seraient surement morts de froid tout les deux à l'heure actuelle.

Elle posa son regard couleur jade dans les siens ambrés, un voile de tristesse embué ses yeux.

« Lors de la grande bataille, j'ai tuée Renard Polaire. Ses mots restèrent en suspend dans le silence de l'hiver, puis elle ajouta. Je.. Je n'ai jamais voulu le tuer, je me suis juste défendu, il m'a prit par surprise et mon coup est parti dans la précipitation, et sans que je puisse m'en rendre compte, son corps joncha le sol dans une marre de sang... Les mots étaient comme des aiguilles dans sa gorge, elle peinait à raconter ses souvenirs de la guerre, tout en se remémorant la scène du crime. Je.. Je sais que beaucoup diront que c'est la triste réalité sur un champ de bataille, mais, il y a peu, j'ai appris que par ma faute, j'avais laissé une enfant orpheline. Les larmes commencèrent à creuser des sillons sur ses joues. J'ai appris qu'il avait une enfant, et que maintenant, à cause de moi, elle n'a plus de père. »

Elle tenta de ravaler ses larmes, honteuse de ce qu'elle venait d'avouer. C'était une meurtrière qui avait privé une enfant de son père, elle qui avait déjà perdu son enfant, elle ne pouvait imaginer la douleur de cette petite qui allait devoir se construire sans parents. La rumeur disait que cette petite n'avait plus de mère, celle-ci était décédée du mal blanc, et à présent son père l'avait quitté également, à cause d'elle. Elle fixa ses pattes ne sachant que dire d'autre, elle fuyait le regard du jeune mâle, elle savait que Coeur de Pluie serait toujours bienveillant et qu'il la soutiendrait, mais elle n'arrivait pas à s'enlever de la tête les images répétitifs de la mort de Renard Polaire.

« Alors hier soir, je me suis dit que je ne méritais pas de vivre. »

Pas de pardon pour les meurtriers.
Lune Givrée & Cœur de Pluie
Lune 1208


Cœur de Pluie constata que Lune Givrée hésitait à tout lui raconter. Il avait peur qu’elle ne replonge dans une phase autodestructive, alors il voulut lui dire que ce n’était pas grave, qu’elle n’était pas obligée de lui dire. Mais la jolie guerrière se lança avant qu’il ne puisse parler.

Il écouta calmement le récit de la reine. Comment elle avait accidentellement tué Renard Polaire. Comment sa mort avait rendu une enfant orpheline. Comment elle ne pouvait se départir de sa culpabilité. Pluie ressentait toute la douleur de ce récit. Il observait le visage de Lune Givrée qui exprimait tout son chagrin. Il lisait dans ses yeux qu’elle était pleine de honte vis-à-vis de ses actions sur la champ de bataille. Mais qu’y pouvait-elle ? Elle s’en voulait d’être capable de se défendre ! Elle s’en voulait d’être forte, de ne pas accepter qu’un chat lui saute dessus par surprise en plein affrontement ! Le chasseur tigré se rapprocha un peu plus d’elle, pour lui offrir un peu de réconfort.

« Alors hier soir, je me suis dit que je ne méritais pas de vivre. »

Et si Cœur de Pluie ne s’était pas mis à sa recherche, hier soir ? Il n’osait l’imaginer. Son instinct avait été le bon, voilà tout ce qu’il retenait. Et Lune Givrée était innocente. Il ne savait pas comment la convaincre. Il choisit ses mots avec soin, parlant d'une voix douce et posée.

« Je comprends ce que tu ressens. Ou du moins je crois, en tout cas. Tu ne peux pas éternellement te blâmer pour ce que tu n’as pas fait. La mort fait partie de la vie, c’est ce qui lui donne un sens. L’on meurt de vieillesse, de maladie, dans des accidents ou l’on meurt au combat. La fille de Renard Polaire le comprendra en temps voulu, je te l’assure. Tu n’as fait que te défendre Lune Givrée, rien de plus. »

Les yeux verts pâles de la reine étaient plongés dans ceux du guerrier. Elle ne semblait pas entièrement convaincue mais il espérait que l’idée ferait son chemin dans sa tête, et surtout dans son cœur. Elle méritait d’être en paix avec elle-même à présent.

« Tu sais, on entend souvent dire qu’il n’y a pas de pardon pour les meurtriers. Je pense que je suis d’accord avec ce principe. Mais toi, tu n’as rien d’une meurtrière. Et je m’efforcerai de te le faire comprendre jusqu’à ce que tu l’acceptes. »

Il lui sourit avec amour. L’après-midi était entamé. Il était temps de retourner au camp et de s’atteler aux tâches qui leur incombaient. Les alentours étaient merveilleusement beaux sous l’éclat du soleil hivernal. La neige scintillante et les oiseaux sur les branches des arbres nus ne faisait qu’ajouter au romantisme de la scène. Pluie aimait l’hiver. Pas forcément pour les bonnes raisons, cela dit. Il aimait la mélancolie qui s’en dégageait, la mort apparente de la nature. Et en même temps, ce n’était que nécessité. Il fallait passer par la mort pour qu’il y ait renaissance. Il espérait que la nuit agitée qu’ils avaient passée était une mort symbolique pour sa belle. La mort de ses doutes, de ses angoisses, de sa culpabilité et de son chagrin. Il espérait qu’avec lui et la perspective d’une vie ensemble à s’aimer et se chérir, elle retrouverait enfin le sourire. Il espérait qu’elle renaisse, sereine et guérie, comme la terre meuble redevient fertile après avoir passé plusieurs lunes sous le givre.

Il la regarda avec toute la tendresse qu’il possédait. Il se promit de ne jamais oublier cette nuit où ils avaient tous les deux su devenir plus forts. Ils pouvaient repartir vers le camp désormais, l’esprit léger, sans un regard en arrière pour les tourments du passé. Cette pensée arracha un sourire à Cœur de Pluie. Tout allait bien.

« Allez viens, on rentre. »

[fin du rp]