Moonlight shadow || Ft. Ardeur de la Tigresse

Le soleil n’avait pas pointé le bout de son museau que déjà on pouvait apercevoir une masse sombre se diriger vers la sortie du campement. Ardeur de la Tigresse avait des habitudes très ancrées, elle aimait sa routine et surtout elle ne voulait pas se reposer sur ses acquis. De nouveaux guerriers seront nommés, il ne fallait pas qu’elle se fasse distancer. Elle devait être parfaite. Être digne. La large féline avait passé les dernières lunes à se perfectionner. Son physique était imposant, ses muscles très travaillés et son aura plus puissante que jamais. Elle affichait dorénavant l’image tant voulue de la femelle forte, intelligente et charismatique. Son regard c’était refroidit durant le processus, sa langue s’était aiguisée et ses sourires se faisaient rares. Néanmoins, ça lui importait peu. Son cœur s’était entouré de ronces. Elle s’était forgé cette armure de fer dont elle avait tant rêvé. Plus rien ne pouvait l’atteindre. De plus, ses efforts étaient récompensés. On lui avait attribué un apprenti alors qu’elle était encore jeune. Étoile de Jais savait que la fille d’Ardeur des Braises était une recrue comme on en voit peu. Elle était loin de la carrure de ses frères ou de sa mère, alors elle s’était dit qu’elle devait tenir cela de son géniteur. Au moins une chose qui lui aura été utile de sa part.

L’Escadron était discrète, silencieuse. Une ombre parmi tant d’autres dans ce marécage qu’elle appréciait tant. Il donnait la possibilité de se cacher, de surprendre sa proie. Ces temps-ci, elle aimait tenter de devenir plus précise dans ses gestes. Elle voulait contrôler son corps à la perfection. Ainsi, la chasse au lézard semblait une bonne option. Les reptiles sont vifs et très petits, ce sont des cibles idéales bien qu’ils ne soient pas très nourrissants. De toute façon, elle apportait suffisamment de gibier pour qu’on ne lui reproche sa lubie pour les petites créatures. Ses yeux de glace se fendirent, son corps était tapi au sol, son souffle était imperceptible. Puis ses longs crocs et ses longues griffes eurent raison de l’animal. Elle passait ainsi ses matinées, la Tigresse. Elle chassait, vérifiait les frontières, renouvelait les marquages. Elle rentrait tôt pour participer aux premières patrouilles. Parfois, elle discutait avec Liberté des Ombres. Elle aimait son frère plus que tout et elle sentait leur lien se raffermir avec le temps. Plus les lunes passaient et plus ils étaient similaires et proches.

L’imposante femelle revint de patrouille en début d’après-midi, la lune et le silence avaient disparus. Elle aimait l’impression qu’elle donnait. Plus grande que la plupart des mâles... Elle était une véritable guerrière. Elle se sentait fière d’elle, de ce qu’elle était devenue. De ce qu’ils étaient devenus, car ses frères et sa sœur n’étaient pas en reste. Ils étaient d’excellents éléments. Toute cette portée était exceptionnelle. Une ombre lui fit tourner le regard. La silhouette noiraude de Règne des Ronces s’approcha d’elle en la saluant. Et voilà. Un sourire apparût. Ils étaient le pilier de sa vie, et elle ne pouvait contenir sa joie de les voir. Son frère avait grandi, lui aussi. Mais il avait l’âme nocturne, une véritable chouette. Parfois, la ressemblance physique entre lui et Liberté des Ombres la surprenait. Mais elle arrivait toujours à les différencier. Ronces était plus... chaleureux. Il dégageait autre chose. A vrai dire, il avait toujours été le plus ouvert de la fratrie. Il était notamment ami avec Tonnerre des Nuages, ce qui était tout bonnement impossible pour elle. Elle le détailla un peu, vieille habitude d’analyste. Il semblait en bonne forme, tant mieux.



Dit-elle en faisant un mouvement du menton vers la pouponnière. Étoile de Jais avait donné naissance à de beaux chatons, ils deviendraient un jour apprentis et elle espérait en avoir un sous son aile. Elle accepta l’invitation de son frère et piocha une grosse grenouille. Elle se coucha un peu plus loin pour déguster l’animal. Tout en donnant un grand coup de croc, elle jeta un regard à son frère :



Ardeur de la Tigresse était une fine observatrice qui ne laissait rien passer, d’autant plus si ça concernait sa fratrie. Néanmoins, le rictus qu’elle affichait était doux. Elle se souciait vraiment d’eux. Ronces était particulier à ses yeux. Il portait une gentillesse immense qui lui faisait beaucoup de bien. La féline s’étira un peu pour détendre ses muscles, et arracha une patte de l’amphibien pour la croquer bruyamment. Même si ça sonnait clicher, elle adorait cette viande. Elle rajouta en léchant ses babines :



C’était tout naturel pour elle de proposer ses services à son frère. Pour aucune autre personne dans le Clan elle ne ferait ça. Mais lui, il pouvait avoir tout ce qu’il désirait, il lui suffisait de demander. Pour lui, elle ferait la guerre aux étoiles et lui offrirait la lune, si c’est ce qu’il voulait. C’était ainsi, dans cette famille. Elle l’aimait plus que sa propre vie, comme sa sœur et son autre frère.

Tigresse entreprit des étirements félins, poussant un bâillement qui se rapprochait plus d’un grognement, dévoilant les crocs qu’elle a hérité d’un père inconnu. En quelques bouchées, il ne restait plus que les parties inintéressantes de la grenouille qu’elle jeta au loin. Un corbeau s’en satisfera. Ronces était différent des autres de la fratrie. Une force tranquille, calme. Presque invisible. Parfois, elle avait peur qu’il se volatilise, qu’il disparaisse et qu’elle ne puisse plus le retrouver. Bien sûr, elle aimait profondément Libre et Céleste, mais ils n’avaient pas la douceur du noiraud face à lui. Lui... ne partageait rien avec eux. Si ce n’est les mêmes parents. Et peut-être que c’est pour ça qu’elle tenait tant à rester à ses côtés. Il était son pilier, celui qui l’empêchait de plonger la tête la première dans les abysses. Elle remarqua cette différence lorsqu’il employa le terme “simple”. La simplicité lui convenait. La routine lui allait. Pour Libre, Céleste et elle, c’était impensable. Ils rêvaient si forts que ça en devenait troublant. Néanmoins, elle ne releva pas et se contenta de laver ses pattes, jetant un regard en biais au guerrier. Son rôle d’Escadron...


Pour le moment... Sa chouette de frère s’exprima sur sa vie nocturne, faisant sourire l’inébranlable Tigresse. N’importe qui autour peut être surpris de voir la femelle sourire si franchement, si tendrement. Elle ne le réserve qu’à eux, après tout, et peu les ont vu se côtoyer réellement, du moins en plein milieu du campement. Le sujet de son autre frère la fit souffler du museau. Si Libre fabriquait quelque chose ? Evidemment. Il avait toujours un coup d’avance, après tout. Mais elle ne comprenait pas pourquoi il pourrait s’en inquiéter. Après tout, Libre ne leur ferait jamais rien. Il souhaita une belle saison au Clan, affirmant bien se tenir. Sur ces paroles, elle fronça le museau, pas bien certaine de saisir ce qu’il voulait dire par là... Elle haussa les épaules et répondit :


Oh, elle ne redoutait pas son frère. Sur le plan physique, elle avait largement l'avantage. Mais elle ne voulait se mettre sur aucun chemin. Jamais elle ne voudrait se brouiller avec sa fratrie. Cependant, elle connaît le noiraud. Il est rusé et s’il voulait la battre il pourrait y arriver.


Conclu-elle en se donnant des coups de langue pour arranger son pelage, comme si cette information n’avait aucune importance. Après tout, elle s’était simplement défendue. Elle n’avait rien à se reprocher. Et puis, cela faisait bien des lunes déjà !


Cette ambition était meurtrière, dangereuse. Mais elle n’en avait pas conscience. Elle voulait simplement les rendre heureux, que personne ne puisse se mettre en travers eux. Elle bombait le torse, la Tigresse, fière d’elle, d’eux. Elle offrit un coup de langue à son frère, replaçant ses poils sur son crâne.

Elle le connaissait par cœur. Elle voyait, au fin fond de ses yeux bleus, qu’il avait quelque chose à lui dire. Qu’il était tiraillé entre deux options. Jamais elle ne se douterait de ce qu’il prévoyait. Pour autant, lui en voudra-t-elle vraiment ? Bien sûr, elle sera attristée, frustrée, se sentira trahie... Mais tant qu’il était heureux, n’était-ce pas là la priorité ? Tigresse savait ce qu’elle ressentait pour son frère. Un amour si profond qu’elle serait capable de tout pour lui. Pour le voir sourire et rêver. Lui porter chaud, chasser pour lui, le défendre corps et âme. Tenir sa patte, tant que le monde ne sera pas parfait. S’ils étaient ensemble, rien ne pouvait jamais les ébranler, pas vrai ? Leur amour était véritable et fort. Tant qu’ils s’avaient, alors tout allait bien. Elle n’aimait guère la lueur au fond de ses prunelles, ni son ton de voix éthéré. Elle sentait que quelque chose était différent, mais pour elle ne saurait quelle raison elle ne releva pas. Peut-être qu’elle s’en doutait, au fond. Et peut-être que malgré tout ce qu’elle pensait, les choses étaient mieux ainsi. La féline arborait un joli sourire, si rare, presque enfantin. Un visage qu’elle n’adoptait qu’avec lui. Car Règne des Ronces était différent, quelque part. Il était chaleureux par nature.

Elle opina du chef, riant à sa remarque. Si sa langue était aiguisée en temps normal, elle ne le serait pas envers lui. Pas aujourd’hui. Ardeur de la Tigresse se sentait plus légère, ça lui faisait du bien de simplement marcher sur les terres de l’Ombre, sans chasser, sans s’entraîner, juste aux côtés de son frère. La silhouette noiraude qui la suivait, elle avait du mal à la quitter des yeux. C’était comme s’il était son modèle. Une idole dont on n’arrive pas à se séparer. Et les étoiles qui brillaient dans ses yeux le prouvaient. C’était dingue à quel point elle était capable du meilleur comme du pire pour lui. Comme elle l’avait dit à Dent de Sabre autrefois, c’était à la fois une faiblesse et une force. Elle se demandait si elle était véritablement loyale à l’Ombre ou uniquement à sa famille. La question était épineuse et elle préférait l’ignorer, pour le moment, car la réponse la déstabilisait un peu trop. Elle n’était pas prête à faire face à elle-même. Elle pivota la tête, lançant un regard à Règne des Ronces :

« Tu sais que je serais toujours là pour toi, mh ? Même perdu à l’autre bout de Valeemar, je te retrouverai. Je sais que je n’ai pas été très présente ces derniers temps et... »

Elle grimpa une pente, plantant ses griffes dans quelques appuis, attendant que son frère la rejoigne.

« J’en suis désolée. Je ne referais plus cette erreur. Tu m’as manqué, grand frère. »

Car c’était cela. Liberté des Ombres était son petit frère, mais Règne des Ronces était comme un grand frère. Celui que l’on regarde de loin, qu’on voit avancer sans réussir à le rattraper, car il emprunte des chemins dont on ne connaît pas l’itinéraire. C’était comme si elle l’avait toujours vu de dos. Comme s’il avait une longueur d’avance. Qu’il saisissait des choses qui, pour elle, n’avaient pas de sens. Elle le suivait, posant ses pattes dans ses empreintes. Un sentiment étrange lui serra la poitrine. Le même qu’avec Cœur de Pluie. Elle avait encore du mal à faire le tri. Tout était si flou... Si difficile. Ils parcouraient le territoire, mais elle ne pouvait pas distinguer autre chose que son frère. Oui, elle l’aimait plus que tout au monde. Que deviendrait-elle, sans lui ? Sans Libre ? Sans Céleste ? Sans Epine ? Et... sans sa mère ? Elle avait beau lui en vouloir, Ardeur des Braises avait toujours cette place particulière dans son cœur. Mise sur un piédestal, idéalisée probablement. Un peu comme l’entièreté de cette famille. C’était comme s’ils n’avaient jamais pu compter sûr autrui.

C’était peut-être une des raisons pour lesquelles Tigresse avait du mal à se mêler aux autres. Pourquoi avoir des amis, si elle avait sa famille ? Sa fratrie lui suffisait amplement. Elle espérait ne jamais les décevoir. Elle accéléra le pas, rattrapant le mâle aux longues pattes. Elle se posta à ses côtés, le taquinant en le poussant gentiment. Comme deux enfants. Elle se sentait Petite Tigresse. Cette époque lui manquait. Là où ses griffes n’étaient pas tachées de sang, là où il n’y avait qu’eux au sein de la pouponnière... Bientôt, elle commença à dessiner le paysage autour d’eux. Les Faux ? Des arbres bien étranges, qu’elle appréciait pourtant. Elle s’y rendait toutefois peu souvent. Peut-être partagé cet endroit avec son frère la ferait y mettre les pattes plus souvent...

« Règne des Ronces a des rendez-vous en cachette avec les étoiles ? »

Elle gambada autour de lui, reniflant les odeurs, s’amusant à courir un peu. Elle profitait du vent, de cette légèreté qu’elle s’autorisait autour de lui. La tête de l’Escadron pointa vers le ciel, un léger sourire aux babines.

« Qu’est-ce qu’elles disent, les étoiles ? La nuit te chuchote encore des choses ? »

Oh elle ne se moquait pas, au contraire. Elle était curieuse. Elle y croyait, à ce lien entre la nuit et son frère. Lorsqu’ils étaient petits, elle avait passé de longs moments, l’oeil entrouvert, à le regarder pendant la nuit. Bien sûr, elle s’endormait entre deux, mais lui était toujours là, profondément aspiré par la lune.

Peut-être, se dira-t-elle plus tard, que c’était un signe depuis le début.

Ils partagèrent un sourire, le frère et la sœur. Similaire en bien des points. Un rictus étroit, serré, presque mal à l’aise. Qui ne transpirait pas toujours la sincérité... Tigresse le regarda de dos, après qu’il eut affirmé n’être plus un chaton. Oui, il avait raison. Ils étaient grands dorénavant, chacun devait faire son propre chemin. Mais ça lui faisait toujours un peu bizarre. La calico se mit en route, revenant à elle-même pour suivre son frère. A nouveau un sourire, celui d’un chat aussi sombre que la nuit qui, pourtant, illuminait les terres à lui seul. Il était le soleil des Ardeuriens. A nouveau, sans crainte, elle le suivit. Elle ne se questionnait pas. On pouvait lui bander les yeux, elle écouterait toujours ce que lui dirait son frère. C’était une confiance absolue qui régnait entre eux. Ainsi elle planta ses griffes dans l’écorce, se frayant un chemin au travers de l’arbre, se faufilant entre les branches nues. Bientôt, ils furent au sommet de l’arbre. Une vue imprenable s’étalait devant eux, la forêt semblait d’un coup bien plus imposante, presque infinie. Elle tendit alors l’oreille, la féline.

Au départ, rien ne lui parvint. Puis, petit à petit, la brise se transforma en un joli chant, les oiseaux lui murmuraient, la lune elle-même semblait s’adresser à elle en la fixant. Tigresse ouvrit de grands yeux, expérimentant cela pour la première fois. Elle tourna la tête vers Ronce, les yeux ronds, l’air un peu choquée comme pouvait l’être un chaton en attente d’une réponse, d’une explication à un tel phénomène. Elle écouta les paroles du guerrier sombre. Et plus que jamais, elle entendait. Elle comprenait. L’impression d’être tout, mais pourtant rien. Ces batailles, ces cris, ces familles... Elle hochait la tête, en accord avec chacun des mots que son frère pouvait prononcer. Peu importe où ils étaient, ils auraient toujours un œil l’un sur l’autre, grâce à ce ciel qui réunissait tout le monde. Sa carapace se brisa à sa dernière question. Leurs parents... Sa mère, elle l’aimait plus que quiconque sur Valeemar, malgré toute son amertume et sa rancune. Et son père... Son père elle n’en avait jamais parlé à personne.

Son père, c’était cette ombre mystérieuse qu’elle s’était longtemps imaginé. Grand, au pelage noir, aux yeux bleus... Un guerrier probablement puissant. Tigresse avait toujours rejeté tous ses échecs sur son dos, le rendant coupable de bien des fautes. Pourtant, il n’avait jamais rien fait, il n’était pas là et ne le serait probablement jamais. C’était ça, en réalité, qui la dérangeait. Elle avait vu des chatons devenir apprentis sous les regards fiers de leurs parents, puis guerriers. Il y avait Eclair Ambré, qui posait sur chacun de ses enfants ce regard plein d’amour et de fierté... Poésie de l’Ours... Et bien d’autres encore. Elle aurait aimé, elle aussi, pouvoir se retourner et croiser le regard de son père, pour lui sourire naïvement. Il lui manquait alors qu’elle ne le connaissait pas. Les cicatrices ne valaient rien à côté de la blessure que son absence avait créée. Elle baissa la tête, la grande escadron. Puis elle la posa sur l’épaule de son frère, se soutenant grâce à lui.



Un secret qu’elle avait gardé, prétextant de longues séances de chasse ou d’entraînement. Elle se colla un peu plus à son frère, cherchant sa chaleur réconfortante.



Sa voix était plus douce, plus qu’un chuchotement, comme si elle était effrayée qu’on puisse l’entendre. Comme si elle risquait de réveiller les proies. Toujours la tête contre l’épaule de son frère, elle leva les yeux vers le ciel. Oui, elle voulait qu’il regarde les étoiles, lui aussi. Que quelque chose puisse les lier, même si c’était infime.



Et il y avait ceux qui avait, doucement, pris ce rôle. Dent de Sabre, notamment. Elle avait beau faire semblant, elle l’appréciait et il était ce qui se rapprochait le plus d’un père à ses yeux. Il avait toujours été présent, de leur naissance jusqu’à chacun de leurs baptêmes. Il était une véritable force de la nature, aussi. Ardeur de la Tigresse se rendait compte qu’elle passait son temps à rejeter ses propres sentiments. Peut-être... Peut-être était-il temps de changer tout cela, non ?



Leurs origines étaient floues. Aucune façon de savoir s’ils étaient vraiment Ombreux ou pas. Au fond, ce n’était pas très important, ils avaient plus d’une fois prouvé leur loyauté, de toutes les façons possibles.

Peut-être leur famille était-elle dysfonctionnelle, peut-être n’était-elle pas la plus resplendissante, celle que l’on admirait... Mais elle était la sienne. Et pour rien au monde Ardeur de la Tigresse l’aurait remplacé par une autre. Elle ne pouvait s’imaginer, aussi déstabilisée, aux côtés d’un autre que Règne des Ronces. Il était celui qui pouvait jouer avec son âme et son cœur, sans jamais risquer un coup de griffe. Ainsi, malgré la douleur qui pulsait dans son esprit, elle ne grognerait pas. Il avait le droit de lui parler de leur père, de leur mère, de tout ce qu’il s’était passé et de ce qui se passera plus tard. Parler de leur géniteur était... difficile. Parce qu’à chaque mot qui sortait de sa gueule, la calico sentait ses entrailles se tordre. Elle n’était pas la seule à être bouleversée, elle sentait le corps de son frère se raidir, son souffle se couper. Le silence que leur laissait la nuit rendait ce moment d’autant plus hors du temps. Une latence, une erreur dans l’espace. Mais elle savourait cet instant, plus que jamais. Elle souhaitait qu’il ne prenne jamais fin, malgré le mal que pouvait lui faire l’évocation de tous ces souvenirs.

Elle se souvenait d’elle, encore apprentie, qui miaulait le nom de sa mère à travers la forêt, qui croyait sentir son odeur à chaque endroit où elle allait. Cette image lui faisait de la peine. Car ce n’était pas la grande Tigresse, c’était simplement une enfant qui pleurait sa mère. Qui lui en voulait d’avoir disparue, de ne pas l’avoir emmenée. Elle fixait le sol, l’Escadron. Parce qu’elle avait trop honte de ses yeux. Honte des larmes qui menaçaient de s’écrouler. Honte de ne pas avoir grandi. Elle croyait, naïvement, que porter ce masque glacial suffirait à faire taire tout ce qu’elle ressentait. Elle savait que sur ça, c’était Liberté des Ombres qui gagnait. C’était la première fois qu’elle s’autorisait un tel écart. Mais, en réalité, elle en avait besoin. Elle avait la sensation que ce moment était... parfait. Qu’elle n’aurait plus jamais une telle occasion, qu’il fallait qu’elle la saisisse, qu’elle plonge sans réfléchir dans les tréfonds de ses sentiments. Fermer les yeux sur sa propre âme n’aura servi à rien, elle s’en rendait compte seulement trop tard. Ainsi border contre son frère, Tigresse se disait que rien ne pourrait jamais les séparer, ni les battre. Ils ne formaient qu’un, mais au-delà de cela, ils se comprenaient. Ils n’avaient pas forcément besoin de parler.

Ils partageaient les mêmes yeux, cela suffisait.

La réponse de Ronce eut l’effet d’un coup de croc. La sensation d’être différente... Elle l’avait toujours eu, seulement elle aimait se persuader que c’était parce qu’elle était plus forte, plus respectable qu’autrui. Elle savait, elle aussi, qu’ils n’étaient pas de sang-pur. C’était presque une évidence, au vu du silence qu’imposait leur mère sur ce sujet. Savoir qu’il n’en avait jamais parlé avant réchauffa son cœur. Ainsi, ils partageraient cette révélation, rien que pour eux. Alors que son frère peignait le portrait imaginaire de leur père, elle s’amusa à s’en faire une idée fictive, pouffant doucement à sa remarque sur sa taille. Quelque part, elle aimerait avoir un morceau de lui. Quelque chose de plus significatif. Quelque chose rien qu’à eux deux. A nouveau, son âme se déchira. Les révélations de son frère, sa sincérité, comprendre ce qu’elle représentait pour lui... Elle ne croyait pas mériter autant. Comme pour lui montrer qu’elle entendait et buvait ses paroles, elle releva la tête, lui faisant face. Le bleu de leurs yeux ne faisant alors plus qu’un. Mais c’était dur, si dur. Son masque s’effondrait, se brisait.

Les larmes coulaient, sans qu’elle ne puisse rien y faire. Elle ne voulait plus les retenir. Elle ne voulait plus faire semblant. Tigresse voulait lui montrer l’étendu de sa pensée, tout ce qu’elle gardait depuis si longtemps. Elle voulait lui ouvrir son âme et son cœur. Parce que ses frères étaient les seuls à le mériter. Elle retint son sanglot, malgré tout. Parce qu’elle ne voulait pas laisser un silence. Parce qu’elle se devait de répondre. Elle posa son front contre celui de son frère, un sourire innocent aux babines, laissant ses larmes se frayer un chemin le long de sa fourrure. Ça n’avait plus d’importance. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était le voir heureux. Pour toujours.


Un ronronnement, étouffé par un léger sanglot. Elle souhaitait rester ainsi le restant de ses jours. Néanmoins, elle était certaine d’une chose. Elle se souviendrait de cet instant lorsque la mort viendra la chercher... et elle se dira qu’elle n’a aucun regret. Avoir pu lui dire ces mots, c’était tout ce qui comptait. Elle se frotta à lui, se confessant un peu plus.


Accompagnée de ses larmes, elle lui intima son ultime souhait. Sa volonté la plus chère.