It's raining cats and dogs ||ft. Taches de Faon

Doucement, le soleil descendait. Il laissait sa place à la lune, à la brume et à l’obscurité. La brise devenait plus fraîche, mais les proies sortaient. Il fallut quelques minutes à Ardeur de la Tigresse pour s’habituer à l’absence de lumière. Elle n’était peut-être pas la meilleure chasseuse nocturne, mais son flaire était utile lorsque ses yeux ne le permettaient pas. La calico grignotait une grenouille dodue, attendant le moment où elle devrait partir en patrouille. Elle avait été mise en duo avec un autre guerrier, Tache de Faon. Elle ne le connaissait pas vraiment, seulement de nom en réalité. Durant son apprentissage, l’Escadron n’avait guère pris le temps de se mêler aux autres, ce qui aujourd’hui expliquait son manque de sociabilité certainement. Les patrouilles en duo étaient rares, mais apparemment puisqu’ils étaient tous les deux de jeunes guerriers c’était une bonne façon de les responsabiliser. La Tigresse avait accepté, sans trop de conviction. Elle avait discuté avec sa sœur, peu avant de manger. Messagère Céleste lui avait appris que Taches de Faon était le fils d’Éclair Ambré et Caresse de l’Aile, et par conséquent le frère de Tonnerre du Lion et Salamandre des Grottes. Si la femelle ne lui disait rien, elle connaissait cependant son frère.

Tonnerre du Lion et Ardeur de la Tigresse étaient loin d’entretenir de bonnes relations. Depuis tout jeune, ils se détestaient. Si pour la calico cela soulignait simplement l’idiotie du mâle, ce dernier lui ne voyait pas les choses de cet œil. Il avait des raisons particulières de lui en vouloir et de se méfier d’elle, des raisons dont elle ne pouvait pas se douter. Par conséquent, lorsqu’elle avait appris ce lien de sang qui les unissaient, la guerrière s’était dit qu’ils ne devaient pas être bien différents. Elle n’avait pas essayé de se renseigner plus que cela, pourquoi faire ? Elle ne comptait pas faire d’effort. L’immense féline enterra les restes de son repas, se dirigeant vers l’entrée du campement pour se préparer à sortir. Elle jetait des regards aux alentours tout en léchant son pelage. Elle ne savait pas à quoi il ressemblait, alors par automatisme elle cherchait un mâle noir et blanc, comme son frère. Néanmoins, ce ne fut pas ce qui vint en sa direction. Elle fronça le museau, la Tigresse, pas véritablement certaine de l’avoir déjà vue quelque part à vrai dire.

Elle se maudissait pour son manque d’intérêt pour les siens, à cet instant. Elle le détailla d’un œil, feignant l’inintérêt. Il était différent de son frère. Son pelage était plus épais, lui donnant l’air musclé. Il était brun, parcouru de rayures discontinues. Ses yeux étaient d’un vert profond, un regard qui contrastait brutalement avec celui glacial de la femelle. Ils n’avaient rien en commun, vu comme ça. Elle était plus grande que lui, plus imposante, plus froide. Lui avait ce sourire chaleureux, cet air tout à fait à l’aise. C’était sur son unique tache blanche que la Tigresse s’était concentrée un instant. Elle reprit contenance, se levant sans véritable conviction. Les derniers jours avaient été compliqués. Elle était fatiguée et attristée, mais surtout dans un déni de ses propres émotions qui n’arrangeait rien. Elle fit mine d’adopter un air confiant, s’apprêtant à analyser ses réactions, sa façon d’être. Elle était méfiante, même envers les siens. Une vieille habitude dont elle ne se séparait pas.



Définitivement peu à l’aise.



Elle n’attendit pas de réponse et se dirigea vers l’extérieur, le guerrier sur ses talons. Son museau se leva vers le ciel. L’air était lourd. Un orage s’annonçait ? Etrange. Ardeur de la Tigresse pris les devants, se rendant instinctivement vers les marécages. La brume qui y régnait, maîtresse des lieux, donnait à l’endroit un air énigmatique. Presque mystique. Elle marchait à vive allure, ses pattes piétinant furieusement la mousse et la boue. Bientôt, la moitié de ses pattes se retrouveraient couverte d’une substance brune immonde. La belle finit par prendre la parole, se disant qu’après tout ils allaient passer un long moment ensemble, alors autant... faire connaissance ?



Toujours une légère difficulté à prononcer son nom sans y ajouter une particule insultante. Ce n’est pas qu’ils se détestaient, mais... en fait, si, un peu. Plus par enfantinage qu’autre chose, en réalité. Alors qu’elle marchait, elle glissa sur un morceau de mousse qui se détacha d’une pierre, poussant un petit miaulement surpris et effrayé en reprenant son équilibre. Si en temps normal elle se serait vexée de sa propre inattention, elle était si fatiguée qu’elle ne put s’empêcher de rire nerveusement, son cœur battant un peu trop vite face à cette simple chute.



Pouffa-t-elle, mal à l’aise. Il fallait vraiment qu’elle se détende et qu’elle apprenne à être sociable, sinon cette soirée allait définitivement enterrer sa réputation de femelle mature, puissante et effrayante. Là, elle en était loin. Un craquement se fit entendre dans le ciel. Effectivement, un orage n’allait pas tarder à exploser. Rien de très rassurant. Elle se tapissa au sol. Elle n’avait pas peur, non... Juste... Elle n’aimait pas ça. Bon, elle avait peut-être un peu peur. Mais qui n’avait pas peur de l’orage ? La dernière fois, un éclair avait tué deux chefs ! Elle ne comptait pas se faire terrasser par la nature.



Bon sang. Arrête de lui demander son avis et avance Tigresse !

Elle n’avait pas l’habitude de faire face à un sourire si chaleureux. Il fallait dire que dans sa famille ce n’était pas vraiment le mot d’ordre. Ils avaient tous cette espèce de froideur, peut-être pas autant pour Règne des Ronces, mais il n’était pas en reste malgré ce qu’il voulait croire. Elle n’avait pas relevé, quant à sa réputation. Elle savait ce qui se disait sur elle... La Tigresse de l’Ombre. Immense, terrifiante et aussi glaciale que la mauvaise saison. Certes, ce n’était pas pour lui déplaire. Au moins, ça empêchait les petits malins ou les insolents de trop s’approcher, ils savaient que ses griffes étaient suffisamment acérées. Mais dans un autre sens, elle avait conscience que ça la coupait de beaucoup de personnes. Probablement avait-elle laissé passer des opportunités à cause de cela. Elle pouvait sentir le regard de Taches de Faon sur elle, sans pour autant y faire plus attention que cela. Après tout, elle aussi elle l’avait analysé sous tous les angles. Il lui confirma ses doutes quant à sa fratrie, pouffant discrètement à sa blague. Oh non, elle ne risquait pas d’aller répéter ça à ces deux-là. Son air fier et son torse bombé n’était pas sans lui rappeler Liberté des Ombres, bien qu’ici il semblait tout de même plus en rire qu’autre chose.

Néanmoins, il avait raison. Elle n’aurait pas parié sur le fait qu’il soit le petit dernier. Il avait plus la carrure d’un guerrier que ses adelphes. Elle leva les yeux au ciel, un large sourire aux babines, hochant la tête comme pour affirmer ses paroles... Mais... Qu’est-ce qui lui prenait au juste ? Elle secoua la tête doucement. Ces derniers temps, elle perdait son éternel sang-froid. Et ça l’inquiétait. Lorsqu’elle avait trébuché, elle l’avait vu entamer un geste vers elle. Et il la rassura, reportant la gêne sur lui. Elle se demandait si c’était naturel pour lui d’être ainsi ou s’il s’était construit cette personnalité. Pour plaire ? Ils continuaient d’avancer en silence, seulement interrompus par les grondements furieux du ciel. Et voilà qu’à nouveau le brun prenait la parole, la questionnant sur sa portée. Elle hocha la tête face à sa proposition de l’appeler Tigresse. Après tout, pourquoi pas ? Il n’avait pas l’air bien méchant... À nouveau, un flot de questions, sur le fait d’être Escadron notamment. Elle sourit face à sa pensée. Une tête trop gentille ? Espiègle, elle releva.


Un léger sourire aux lèvres, elle piétina la boue, se frayant un chemin à travers les buissons. Elle pensa à ses adelphes. S’ils étaient proches... Bon sang que oui. Un peu trop peut-être. Mais ils s’aimaient énormément et ils n’avaient eu qu’eux. L’absence de père et le départ de leur mère ayant beaucoup joué sur leur proximité. Il y avait Epine, mais ils étaient tous dans l’esprit de la laisser en dehors de ça. Elle méritait d’être en paix. La jeune Escadron, soudain de bien meilleure humeur à l’idée de parler de sa portée, eut presque l’air de sautiller sur place.


Une erreur de jeunesse hum... La jolie calico continua malgré tout.


Elle songea cette fois-ci à son poste. Ce que ça faisait d’être Escadron... C’était étrange. Après tout, elle avait pris cette décision assez tôt et Dent de Sabre avait su bien la former, elle avait toujours baigné dans cette atmosphère.


Elle ne se vantait pas, seulement, c'était une vérité. Le peu de chats qui étaient passés par là ont vite compris que ce n’était plus le gentil Cœur de Pluie qui était au service. Soudain, elle eut une idée. Elle voulait lui prouver que tout était dans l’attitude. Soudainement, elle afficha un sourire très doux, parfaitement inédit sur son visage, clignant des yeux rapidement et ronronnant.


La seconde d’après, elle était revenue à sa mine habituelle, plus froide et distante, les yeux plissés. Elle lui donna un petit coup d’épaule.


Qu’est-ce qui lui prenait encore ? Décidément, elle était bien trop à l’aise. Une goutte de pluie atterrit sur son museau, rapidement suivit d’un torrent. L’orage avait éclaté, la pluie coulait à flot.


Un éclair foudroya le sol, plus loin dans la forêt. Elle sursauta et courra, s’enfonçant plus dans la forêt. Ils atteignaient alors une sorte de minuscule rivière qui trouvait sa source dans une grotte. Tigresse lui fit un signe de la queue pour qu’ils puissent se réfugier. Trempée jusqu’aux os, elle tremblait et claquait des dents, tandis que sa peur de l’orage ne passait pas.


Elle se tut, entendant le bruit caractéristique d’un rongeur. Elle mit rapidement la patte dessus, entre deux rochers. Elle le servit à Taches de Faon.


Elle se coucha, tentant de se réchauffer vainement.


Qu’est-ce que cela pouvait bien faire d’avoir un père ?

Voir Tâches de Faon tenté maladroitement de lier une amitié avec elle la flattait un peu. Pourquoi s’attarderait-on sur elle ? Ardeur de la Tigresse avait fait en sorte qu’on ne se mêle jamais de ses affaires et jusqu’ici ça avait plutôt bien fonctionné. Elle faisait sa vie de son côté et eux du leur. Ça ne lui avait jamais posé un problème. C’était ce qu’elle se répétait, presque pour se convaincre elle-même. Son sourire s’était évanoui, mais pour autant elle n’affichait plus son habituel air renfrogné. Elle décontractait ses muscles et se contentait de hausser mollement des épaules en guise de réponse. Oui, il s’entendrait sans doute bien avec Règne des Ronces. Son frère était plus ouvert et il semblerait qu’il ait hérité de tout le social de la famille. Au moins, quelqu’un en était capable dans cette portée, c'était déjà ça. Elle l’observait engloutir le rongeur en quelques bouchées à peine, faisant semblant de récurer ses griffes. Peut-être était-elle finalement trop occupée à détailler ses pattes, car elle ne se rendit pas compte de la proximité qu’avait instauré le guerrier tigré. Elle resta parfaitement stoïque, sentant sa chaleur se diffuser et se contenta de lui jeter un regard en biais, feignant l’indifférence.

En réalité, la dernière fois qu’elle était aussi proche de quelqu’un c’était Cœur de Pluie. Ou un guerrier ennemi qu’elle avait plaqué au sol. Mais jamais dans de telles circonstances. Pourtant, ça ne la dérangeait pas vraiment. La proximité, tant qu’elle restait physique, ne lui posait pas de soucis. Elle savait qu’elle ne pouvait pas vivre dans la solitude permanente, à moins de fuir son propre Clan, mais ce n’était pas absolument dans ses projets que de se séparer de ses frères et de sa sœur. La calico écouta son camarade parler de ses parents. Son regard se fit plus confus, presque flou. Elle n’avait jamais réellement prêté attention aux autres et elle vouait une certaine haine pour Tonnerre du Lion donc... Elle ne s’était pas rendu compte à quel point ils pouvaient être proches de leurs parents. Éclair Ambré était plutôt réputé au sein du Clan, elle le savait bon guerrier. Caresse de l’Aile aussi, après tout, elle était cheffe auparavant. L’Escadron souffla du nez en imaginant les remontrances de la douce vétéran. Ardeur des Braises était tellement différente. Le plus loin qu’elle se souvienne, Tigresse voyait sa mère comme une véritable rebelle. Elle nageait à contre-courant et c’était quelque chose qui avait toujours été une source d’inspiration pour sa fille.

L’ancienne guerrière était une mère plutôt laxiste. Elle laissait ses enfants voguer, parfois les entraînant d’elle-même dans certaines bêtises. Elle n’était pas le genre de mère conventionnelle et c’était peut-être pour ça qu’elle avait réussi à inspirer autant de respect à ses enfants. Car même si elle n’était pas stricte, les Ardeuriens n’avaient jamais été insultants à son égard. Même l’indomptable Liberté des Ombres l’aimait, avant son départ. Quand elle était chaton, elle passait son temps à se coller contre son pelage, à parler d’elle. Elle savait que prononcer le nom de sa mère suffisait à empêcher Patte Libre de faire des bêtises. Enfin, de temps en temps. Leur mère était leur pilier le plus précieux. Ils s’étaient sans doute trop attachés à elle. Ils étaient dépendants d’elle. C’était pour cela que son départ avait raisonné en eux comme une trahison. C’était un déchirement. Pourtant, au fond d’elle, Tigresse savait qu’elle ne lui en voulait pas. Elle l’aimerait toujours infiniment et la protégerait toute sa vie. Mais d’autres avaient eu plus de mal à digérer l’information... Ce fut le cas de Messagère Céleste et Liberté des Ombres. Ils avaient réagi par la colère et l’amertume, s’enfermant un peu plus dans un cercle vicieux.

L’imposante féline croisa le regard brillant de Tâches de Faon. Elle s’occupait de tout. Et je n’avais rien à craindre, rien à faire. Cette phrase la toucha bien plus qu’elle ne l’avouerait. Elle le comprenait. Grandir, faire face à cette vie... Un léger silence suivit sa tirade, durant lequel on pouvait entendre le fracas du tonnerre et le ruissellement de l’eau. Son cœur se serra lorsqu’il reprit la parole. Oui, il ne pouvait pas savoir. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus entendu quelqu’un parler de leur père. Un désagréable frisson la traversa. Au départ, elle pensait que leur père finirait par se manifester. Ce ne fut jamais le cas. Ardeur des Braises n’avait apporté aucune réponse. La seule forme de figure paternelle qu’ils avaient eu fut Dent de Sabre qui était un ami proche de leur mère. Mais le mal était fait. Ce serait sans doute trop facile de tout remettre sur l’absence de leur père, mais ça avait contribué à leurs comportements. C’était un enchaînement. Une malheureuse malchance. Les rumeurs avaient fusé, pendant un temps. Ils n’étaient pas de sang-pur, pensait-on. Tigresse avait fini par accepter cette possibilité. Cette presque vérité. Elle souffla en fixant ses propres pattes. Elle savait qu’elle tenait de son père, au moins pour sa carrure. Au moins, elle avait une part de lui en elle. C’était mieux que rien du tout. Avec le temps, les autres membres du Clan avaient appris à se taire sur leurs origines. Ils étaient devenus d’excellents éléments, mais ils avaient surtout de sales caractères qui ne donnaient pas envie de s’y frotter.

Elle aurait voulu lui répondre, mais se contenta de hausser à nouveau les épaules. Prétendre l’indifférence jusqu’à s’en convaincre, c’était devenu une habitude. Elle le vit soudain se lever, pris de curiosité pour le ruisseau qui s’étendait à travers la grotte. Ses yeux bleus le suivirent, souriant discrètement à sa bêtise. Il paraissait si enfantin, mais ce n’était étrangement pas trop dérangeant. Au moins, il n’avait pas le côté ronchon de son frère, c’était déjà une bonne chose. Elle se leva à son tour, observant les traces humides qu’il avait faites sur le mur d’en face. Elle se pencha, observant son propre reflet à travers les ondes. La Tigresse se tourna vers son camarade, un sourire malicieux aux babines :



Dit-elle en lui lançant un peu d’eau sur les pattes. L’eau ne l’avait jamais dérangé, mais elle savait qu’elle était piètre nageuse et elle ne préférait de toute façon pas se mouiller jusqu’au cou. Elle n’était probablement pas à moitié de la Rivière, c’était déjà ça de gagné. Elle préférait de loin être d’origine solitaire que d’un autre Clan ! Elle laissa ses grosses pattes tremper dans l’eau, légèrement emportées par le courant, tandis qu’elle s’exclama :



Elle se pencha un peu maladroitement, profitant de la longueur de ses pattes pour tenter de toucher le fond. L’eau grimpa jusqu’à son épaule avant qu’elle ne touche la roche du fond du ruisseau. Elle secoua sa patte dans l’air pour déloger les gouttes d’eau de ses poils. Elle lui lança un regard.



Puis, elle est partie. Du jour au lendemain, sans un regard en arrière pour elle... pour eux.