Frictions | Pluie & Epine

Parfois, Epine sentait la vieillesse comme un parasite qui vous court sous la peau, vous fait trembler et trébucher. Elle le sent dans son dos tendu, dans ses pattes douloureuses, dans ses yeux laiteux. Lorsqu’elle ouvre les yeux sur le matin blafard à l’aube, elle est raide. Sa tanière n’est pourtant pas si froide, mais l’humidité et la fraicheur la rende rigide, lui causant des douleurs avant même qu’elle ne bouge. Et puis, ils sont bien solitaires ces matins blancs et froids. C’est triste à dire, mais la grotte semble plus chaude lorsque quelques malades y sont installés et que leurs respirations régulières ponctuent le silence de la nuit. Elle peut alors se lever lorsqu’elle n’arrive pas à dormir, et poser sur eux un regard protecteur et attentif. Alors, elle s’apaise. Seule, elle reste immobile et bloquée avec ses pensées. Parfois, la tanière des anciens lui manque. Le fait de pouvoir dormir contre la fourrure d’une amie, d’un camarade de clan. Mais elle n’y retournera pas. Ses responsabilités l’attachent ici à présent, et elle ne compte pas revenir sur cela.  Alors, comme tous les jours, elle se hâte de se lever pour ne pas laisser encore le temps lui filer entre les pattes, comme il a tendance à le faire. Elle s’étire longuement, seule manière concevable de commencer sa journée si elle veut pouvoir bouger et se rendre utile. Les articulations percluses craquent. La journée peut commencer.

Jour après jour, elle cherche à fuir cette vieillesse qui l’accompagne dans le moindre de ses mouvements. Peut-être est-ce pour cela qu’elle vient de s’interrompre dans sa cueillette matinale, immobile contre le vent, les oreilles tendues. Elle ne discerne pas les minuscules mouvements, mais elle a entendu quelque chose dans le buisson. Si ses yeux se font défaillants, son flair ne la trompe jamais. Un reniflement silencieux en direction du buisson lui offre les informations dont elle a besoin. Un mulot ! Depuis combien de temps n’a-t-elle rien attrapé elle-même ? Une éternité. Alors, peut-être qu’elle pourrait essayer… C’est plus fort qu’elle. Immobile, elle commence par attendre que le rongeur daigne sortir de sa cachette. Elle est toute proche de lui à présent, contre le vent. Si elle ne fait pas de bruit, elle n’aura qu’à le cueillir… Elle se met en position. Elle n’était pas une mauvaise chasseuse, dans le temps. Plutôt bonne même. Les mouvements lui reviennent naturellement. Un décompte dans sa tête. L’attente du bon moment, le moment qui lui permettra de mettre à mort sa proie et de nourrir une bouche supplémentaire ce soir, d’elle-même ! Ses moustaches en auraient presque vibré de contentement si elle n’était aussi concentrée sur sa tâche. Là. Elle bondit, retombant avec un bruit sourd sur l’animal qui… lui file prestement entre les pattes. Elle n’a pas été assez rapide pour donner le coup de grâce. Et son épaule droite grince, plainte sourde face à ce saut soudain et rude.

Elle se redresse, fâchée et déçue contre elle-même. Fâchée de s’en être crue capable. Déçue de ne pas l’avoir été. Et triste de cette énième manifestation de l'inéluctable qui la rattrape sans cesse : la réalisation qu'elle n'est pas capable de subvenir à ses propres besoins. Dans une tentative de reprendre contenance, elle s’assoit un instant et se nettoie les pattes, délogeant quelques brindilles d’entre ses griffes. C’est là, le nez contre ses coussinets qu’elle réalise son erreur. Elle n’est pas seule. Tout occupée à ce stupide mulot, elle ne l’a pas senti. Elle se redresse soudainement sur ses quatre pattes, son regard pâle tourné vers la provenance de l’odeur, vers la silhouette qu’elle devine à présent dans les fourrés, exactement du côté vers lequel le mulot s’est enfui. Était-il déjà là ? Lentement, la honte à l’idée qu’il ait pu assister à la scène ridicule lui coule dans le dos. Ses yeux se plissent, tentant de deviner l’identité de cet importun.

« Sors de là. »

Il s’agit d’un chat de l’ombre, et Epine ne voudrait pas risquer de manquer de respect à Etoile de Jais, ou Dent de Sabre… Mais la silhouette est tout de même plus petite, et elle est frustrée de la manière dont se déroule cette matinée déjà. Alors l’ordre retenti, de cette voix autoritaire et sans appel qui se fait parfois sienne. Elle veut savoir à qui elle a affaire. Devant qui devra-t-elle courber l’échine de honte ? Elle en frémit d’horreur, un peu plus et un feulement s’échapperait de sa gorge. L’autre a intérêt à se bouger.

« Je crois avoir le droit de savoir qui se permet de m’observer ainsi sans la moindre politesse. Fais donc moi le plaisir de venir me saluer, au moins. »

Que je sache à qui j'ai affaire.

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Épine Fleurie & Cœur de Pluie
Lune 1204

Cœur de Pluie errait sans but sur les rives rocheuses. Ce matin-là, il s’était levé sans grande conviction, l’humeur sombre. Il aurait dû participer à la patrouille de l’aube mais il avait une furieuse envie de rester seul. Il avait demandé à Dent de Sabre s’il pouvait échanger sa place avec quelqu’un d’autre pour plutôt prendre part à la patrouille du soir. Le lieutenant s’était montré compréhensif. Il était alors sorti du camp, sans direction précise et ses pas l'avaient mené jusqu’au Ruisseau Rocheux. Il aimait bien cette partie de leur territoire. Le bruit de l’eau avait quelque chose d’apaisant, il l’écoutait avec calme et le laissait agir comme un baume sur son cœur. Il s’assit au bord du ruisseau, fermant les yeux, bercé par les sons de la forêt.

Son esprit vagabonda. Il pensa à son frère. Hiver Ensoleillé ne lui parlait pas. Depuis qu’ils avaient été baptisés guerriers, leur complicité d’antan s'était amenuisée, et ce de plus en plus jusqu’à ce que les salutations cordiales soient devenues leurs seules interactions. Comment en est-on arrivés là ? Il n’en savait rien. Leurs caractères étaient certes différents, mais cela ne pouvait simplement justifier cet éloignement. La mort de leur mère aurait dû les souder. Cœur de Pluie s’en voulait. Il savait qu’il s’était terré dans le silence au lieu de s’ouvrir à son frère.

Il se leva, ne supportant plus d’être seul avec ses pensées. Il était grand temps de rentrer. Un oiseau piailla au-dessus de sa tête. Une mésange bleue. Le petit volatile agita ses petites ailes et se posa sur une branche, ramenant soudainement le félin gris à un jour ensoleillé de la saison des feuilles nouvelles, dans la forêt de Cerfblanc. Encore apprenti, Neige Éternelle lui avait demandé de débusquer des oiseaux pour évaluer sa technique. Avec un pincement au cœur, il se souvint de ses encouragements affectueux. Sa mémoire olfactive gardait précieusement la douce odeur de la guerrière au pelage immaculé, parfum rassurant qui semblait toujours chatouiller son museau, qui l’avait suivi à Valeemar et le hantait. La mésange s’envola. Cœur de Pluie éprouva soudain une colère sourde. Naïvement, il avait cru qu’une vie de bonté l’aurait préservée de succomber à la maladie, de partir aussi jeune. Naïvement, il avait cru que son nom la garderait en vie éternellement. Il ne savait pas où diriger sa colère. Contre le Clan des Étoiles ? Qu’y pouvait-il au fond ? Il ne pouvait se résoudre à croire que leurs ancêtres avaient délibérément envoyé une telle épreuve pendant le Grand Voyage. Contre Neige Éternelle ? Pour n’avoir pas été assez forte, pour l’avoir abandonné … Finalement, il était surtout en colère contre lui-même. Abruti de désespoir, noyé dans la douleur de ses souvenirs, incapable de vivre dans le présent.

Hagard, il ne regardait même pas où il allait.

Un bruissement capta son attention. Il aperçut une silhouette. Par réflexe, il se glissa dans les fourrés tout près de lui, les muscles bandés, les oreilles alertes. Ramassé sur lui-même pour rester sous la brise, il se préparait à bondir. Cependant, avant qu’il ne fasse quoi que ce soit, il reconnut une odeur familière, celle de son clan, et un pelage brun, roussâtre. C’était Épine Fleurie, en position de chasse, se jetant sur un mulot. Le petit rongeur lui échappa, et se dirigea tout droit vers Cœur de Pluie. Sans réfléchir, plus par réflexe qu’autre chose, le chasseur intercepta la petite proie et l’acheva d’un coup de dent. Se redressant, la voix autoritaire de la guérisseuse retentit.

« Sors de là. »

Le guerrier, immobile, hésita. Il savait qu’il valait mieux éviter d’énerver son aînée, et il réalisa qu’il était peut-être en mauvaise posture.

« Je crois avoir le droit de savoir qui se permet de m’observer ainsi sans la moindre politesse. Fais donc moi le plaisir de venir me saluer, au moins. »

Cœur de Pluie inspira profondément. Il s’agissait de la guérisseuse de son clan. Qu’avait-il à craindre ? Il sortit des fourrés, le mulot entre ses crocs. Il le déposa à terre avant de s’asseoir, le dos droit et la tête haute. Son regard était sérieux, empli de respect.

« Pardonne-moi, Épine Fleurie. Je ne voulais pas t’épier à ton insu. J’étais perdu dans mes pensées et je ne t’ai pas reconnue. »

Il doutait fortement qu’il s’agissait de la meilleure chose à faire, mais c’était comme si ses pattes obéissait à une autre volonté que la sienne. Il ramassa le mulot et vint le déposer devant Épine Fleurie, inclinant la tête avec déférence avant de reprendre sa place initiale. Il n’avait plus qu’à espérer qu’elle ne prendrait pas ce geste comme une provocation, ou pire, une humiliation.

Elle s’est raidie en se redressant violemment, ses poils s’hérissant sur son dos sans qu’elle ne le sente. Bientôt, l’inconnu se révèle. Cœur de Pluie, un mulot entre les crocs. Non. Pas un mulot.

Mon mulot. Voleur.

Un ancien réflexe de solitaire qui revient. Il a osé lui voler sa proie sous son nez. L’amertume lui monte dans la gorge, se manifeste par un grondement qui enfle en elle. Elle le rattrape de justesse. Non. Il ne lui a pas volé son repas. Mais il a attrapé sa proie parce qu’elle n’avait pas été capable de l’attraper elle-même. Elle se demande pendant ce court instant, à quel point lui a-t-il été aisé, caché dans son fourré, d’ôter à la vie à cet animal ? A-t-il même eu à faire un quelconque calcul, à réfléchir ? A-t-il craint que ses pattes ne le trahissent, que son dos ne craque au mauvais moment ? Certainement pas. Elle l’imagine et le compare, lui, la jeunesse et la légèreté, à elle, la vieillesse, la fatigue qui vous voûte.

Elle ne réagit pas à ses paroles. Pas tout de suite. Elle se laisse le temps de se reprendre en main, de laisses son pelage retomber en place, de respirer, de le saluer d’un mouvement de tête. Elle est du clan de l’ombre. Elle a l’assurance de trouver de quoi se nourrir à la fin de sa journée à l’abris du camp, et elle peut se rendre utile en retour en tant que guérisseuse à présent. Oui, elle tente de s’en convaincre elle-même. Cette histoire de rongeur raté n’est pas un drame. Elle n’aurait simplement pas dû se laisser distraire dans sa cueillette.

Et puis, après tout, elle ne connaissait pas grand-chose de Cœur de Pluie, mais elle avait toujours apprécié en silence ce qu’elle reconnaissait comme une volonté de bien faire, une qualité qu’elle savait apprécier. Il avait peut-être simplement pensé à nourrir le clan en attrapant cette proie. Oui, c’est ce qu’elle se dit en le regardant ramasser l’animal et, s’approchant lentement, le déposer devant elle. Sous le coup de la confusion, puis de la colère, les yeux de l’ancienne se plissèrent. Que cherchait-il à faire ? Que cherchait-il à lui montrer ? Qu’il avait attrapé ce mulot pour elle, parce qu’il avait vu qu’elle-même n’y avait pas réussi ? Elle en aurait presque craché d’indignation. La rage, la colère, et la tristesse aussi tout ça, ça bout et ça se mélange en elle, et elle pense qu’elle va en exploser. Mais non. Elle en ressort simplement vide et amère. Elle en ressort comme la vieille aigrie qu’elle est au fond, et il a simplement eu le malheur de le lui rappeler. Elle repousse la proie vers lui.

« J’ai d’autres choses à faire que de ramener cela au camp. Tu devrais t’en charger. Où le manger. Tu es maigrichon, tu as l’air faiblard. Ce n’est pas comme ça que tu vas nous protéger si la guerre éclate.»

Des paroles sèches et aigries, comme elle. Une maigre consolation, une tentative de se protéger, de sauvegarder ce qu’il reste de fierté. Et puis, elle abuse un peu, mais à bien le regarder, c’est vrai qu’il n’est pas très grand ce Cœur de Pluie, ni très remplumé. Il fait pâle figure aux côtés de Dent de Sabre ou d’Etoile de Jais. Mais après tout, peu de félins soutiennent la comparaison avec la carrure des deux vétérans, duo des leaders de l’Ombre.

La guerre… la voilà qui la ramène à d’autres occupations. Elle jette un autre coup d’œil au guerrier. Va-t-elle le laisser repartir comme ça ? Elle a honte de le dire, mais elle n’aimerait pas qu’il aille raconter à tous son échec cuisant de chasse, et sa méchanceté. C’est qu’elle a une réputation à tenir, aussi minable que cela puisse paraître. L’ombre est sa dernière maison, elle en est convaincue. Elle ne veut pas la perdre. Une pointe de douleur perce dans son cœur à cette idée, car la plus chère à son cœur n’est pourtant plus là. Mais elle repousse cela au plus loin. Ardeur des Braises sera bientôt revenue.

« Puisque tu es là à présent, que dirais-tu de m’accompagner cueillir quelques plantes ? J’ai pour projet de faire de grands stocks, et tu ne seras pas de trop pour m’aider à tout porter. Tu seras plus utile avec moi qu’à bailler aux corneilles. »

Un ordre maquillé sous une question, mais le ton est sans appel. A peine a-t-elle dit ces paroles qu’elle les regrette. Il a suffi qu’elle pense à sa fille partie pendant un instant pour que la solitude ne la saisisse. Mais le mal est fait à présent, et c’est vrai qu’à deux, ils seraient plus utiles qu’elle seule. Et puis, ça l’empêchera elle aussi de bailler aux corneilles…

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Épine Fleurie & Cœur de Pluie
Lune 1204

Fixant la guérisseuse dans les yeux, Cœur de Pluie attendait une réaction de sa part. À son regard dur, plissé par une émotion qu’il n’arrivait pas à identifier, il sut qu’il avait commis une erreur. Il ne restait plus qu’à se rattraper.

« J’ai d’autres choses à faire que de ramener cela au camp. Tu devrais t’en charger. Où le manger. Tu es maigrichon, tu as l’air faiblard. Ce n’est pas comme ça que tu vas nous protéger si la guerre éclate.»

Aïe. L’escadron ne prit pas la pique personnellement, il se doutait bien que c’était l’agacement et la fierté qui parlaient, même s’il ne pouvait s’empêcher de penser que quelque part, l’ancienne avait raison. Il se débrouillait au combat, mais depuis son baptême de guerrier, il n’avait jamais dû se battre pour de vrai. L’idée que les tensions régnant actuellement sur la vallée conduiraient inéluctablement à une guerre des clans lui tordit l’estomac d’angoisse. Il était prêt à tout pour protéger son clan, sa famille, mais serait-il à la hauteur ? Quand il pensait à des guerriers comme Dent de Sabre ou Étoile de Jais, fiers et féroces combattants, il se sentait impuissant, incapable d’être le guerrier qu’on attendait qu’il soit. Il espérait que le moment venu, il ne flancherait pas.

Alors qu’il s’apprêtait à s’avancer pour récupérer le mulot et retourner au camp, bien décidé à ne pas embêter Épine Fleurie plus longtemps, celle-ci prit la parole, ne quittant pas son ton autoritaire.

« Puisque tu es là à présent, que dirais-tu de m’accompagner cueillir quelques plantes ? J’ai pour projet de faire de grands stocks, et tu ne seras pas de trop pour m’aider à tout porter. Tu seras plus utile avec moi qu’à bailler aux corneilles. »

Le jeune chasseur, coupé dans son élan, ne savait pas quoi dire. Il était étonné et inquiet à la fois. Étonné en premier lieu puisqu'il ne s’attendait pas à ce que son aînée souhaite rester en sa compagnie après ce petit incident diplomatique. Inquiet ensuite, car il ne connaissait pas la moindre chose en herbes ou en baies et il allait inévitablement passer pour un idiot. J'imagine qu'on est tous un peu idiot à côté d’un guérisseur. Bien qu’il ne la connaisse pas tant que ça, il y avait bien quelque chose dont il savait qu’Épine Fleurie ne manquait pas, la sagesse. C’était l’occasion d’en apprendre plus sur ce qui lui sauverait peut-être la vie un jour, lui qui pour l’instant n’avait jamais été blessé gravement. Et de toute façon, il savait bien que l’ancienne ne lui laissait pas vraiment le choix. Cela aurait également le mérite de lui changer les idées. Il s’avança, saisit le mulot et l’enterra près des fourrés. Il reviendrait le chercher après la cueillette.

Avec déférence, bien déterminé à prouver à la vieille féline qu’il ne manquait pas de respect à son égard, il inclina la tête.

« Je t’aiderai volontiers, Épine Fleurie. Je te suis. »

Spoiler:

Elle a continué à le fixer avec froideur jusqu’à ce qu’il réponde, ce à quoi elle réagit avec un petit hochement de tête. Sans plus mot dire, elle lui indique d’un mouvement de la queue de la suivre. Elle est décidée à agir comme si l’accident était oublié, et tente d’oublier la brûlure de la honte qu’elle sent encore sur son échine. Elle ne peut en vouloir encore à Cœur de Pluie qui se montre exemplaire, avec le respect et la bonne volonté qu’il lui témoigne. Et pourtant, une part d’elle tient aussi à lui montrer combien elle peut être efficace et utile au clan elle aussi. Alors pas question de perdre du temps avec d’autres paroles inutiles, elle se dirige droit vers le ruisseau rocheux qui coule non loin d’ici.

A vrai dire, elle a quitté sa tanière ce matin là comme tant d’autres sans réel but, sans plante particulière à chercher. Ses réserves ne sont pas totalement vides, mais c’est davantage par habitude et par maintien de la discipline qu’elle s’est mise une fois encore à la recherche de plantes. Le ruisseau rocheux est un lieu idéal pour en trouver en toutes saisons hormis aux jours les plus froids. Dans l’humidité et l’ombre qui entourent l’eau qui a coulé en creusant son lit, de nombreuses plantes médicinales trouvent de quoi grandir et se multiplier. Ainsi, Epine commence très souvent sa journée par ce point, bien qu’il ne soit pas pour elle des plus accessible par les pentes glissantes et traîtres qu’offrent les pierres qui mènent à l’eau.

Elle descend donc avec une grande attention la pente rocailleuse qui descend vers les glouglous de l’eau, défiant mentalement Cœur de Pluie de faire le moindre commentaire sur ses gestes laborieux. Ses muscles et ses articulations sont peut-être fatiguées, mais ses griffes sont toujours aiguisées. Enfin, après un temps qui lui a semblé particulièrement long du fait de la présence d’un spectateur qu’elle regrette presque à cet instant, elle peut poser ses pattes sur une surface plus plate tout au bord de l’eau. Elle retient un soupir de soulagement qui menaçait de s’échapper de ses lèvres, et au lieu de cela s’étire brièvement pour soulager son dos douloureux de tant d’acrobaties.

Bien, nous y voilà. Voyons donc voir ce qu’on a ici, pense-t-elle, les yeux plisser pour discerner les détails de la végétation dans l’obscurité ambiante. Un étrange sourire satisfait s’étire bientôt sur son museau lorsqu’elle remarque un nombre important de plantes aux feuilles épaisses et aux corolles de fleurs en forme de clochettes dans un coin. Voilà qui était une trouvaille merveilleuse. Oh, pas que le clan de l’Ombre manque de consoude, le territoire humide était tout naturellement parfaitement adapté à cette plante, mais avec ses vertus cicatrisantes particulièrement fortes, Epine était d’avis qu’il n’y en aurait jamais assez dans sa tanière. Simplement, les plantes se trouvent de l’autre côté du cours d’eau… Elle soupire. Elle n’a vraiment, mais alors vraiment aucune envie de se mouiller les pattes. Il n’est pas seulement question de la froideur et des douleurs aux articulations que cela lui cause souvent, mais c’est aussi qu’elle s’est toujours méfiée de cet élément des plus instable. La peur, cette grande amie familière, vient lui effleurer le bout du museau. Elle se tourne finalement pour la première fois vers Cœur de Pluie.

« Bon, tu vois la colonie des plantes aux petites fleurs violettes là-bas ? On va aller les ramasser, tu n’y touches pas avant que je t’explique comment faire, ou tu risques de te toutes les gâcher. Vous les jeunots, avec vos grands corps maladroits… Viens par là. »

Bon, elle abuse, Cœur de Pluie n’a plus grand-chose d’un adolescent dégingandé, mais cela a peu d’importance pour elle au vu de leur différence d’âge. Elle est dans la catégorie vieille, il est dans la jeune. Elle se dirige vers l’eau en lui jetant un coup d’œil. Le guerrier va finalement peut-être bel et bien lui servir à quelque chose.

« Traverse donc devant moi si tu veux bien, il faut bien que tu me sois utile. Tu serais aimable de me trouver un chemin pas trop profond. »

Elle n’a aucune idée de si le guerrier sait nager, mais ce n’est sûrement pas son cas à elle. Le ruisseau est facilement traversable dans la plupart des cas, mais on ne sait jamais, et il est hors de question pour Epine de finir la tête sous l’eau. La journée a déjà assez mal débuté comme cela.

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Épine Fleurie & Cœur de Pluie
Lune 1204


Épine Fleurie hocha la tête et se mit en route. Cœur de Pluie la suivit en silence, prenant soin de rester à sa suite. Ils arrivèrent près du ruisseau. Malgré lui, le guerrier guettait les pas de la guérisseuse, craignant qu’elle ne glisse. Les rochers à cet endroit étaient plutôt lisses, et constamment humides. Un accident était vite arrivé, même pour un chat au meilleur de sa forme. Il remarqua néanmoins qu’elle semblait progresser avec soin et prudence, ce qui le rassura. Elle s’arrêta sur une pierre au relief plus plat et entreprit de s’étirer. Il la rejoignit d’un bond et attendit. Il ne souhaitait pas la brusquer et prit son mal en patience. Il en profita pour détailler l’environnement. La course du soleil était déjà bien avancée, l’après-midi tirait sur sa fin. Les bruits environnant témoignaient de la vie omniprésente. Les clapotis de l’eau qui léchaient la roche noire, le bruissement des feuilles ballotées par le vent automnal, le chant d’un oiseau que Pluie n’arrivait pas à reconnaître … et même le croassement aigü d’une grenouille. Un instant, il fut tenté de se mettre en chasse et de traquer l’amphibien. Les grenouilles étaient difficiles à attraper, rapides et glissantes, mais l’exercice était plaisant même lorsqu’il se soldait par un échec. Toutefois, il serait bien trop impoli de planter Épine Fleurie ici pour aller barboter au milieu des grenouilles. Son aînée rompit alors le silence.

« Bon, tu vois la colonie des plantes aux petites fleurs violettes là-bas ? On va aller les ramasser, tu n’y touches pas avant que je t’explique comment faire, ou tu risques de toutes les gâcher. Vous les jeunots, avec vos grands corps maladroits… Viens par là. »

L’escadron tendit le cou pour mieux apercevoir les plantes désignées. Il ne prit pas personnellement la remarque d’Épine Fleurie. Après tout, il n’était ni grand ni maladroit. Lorsqu’elle s’approcha un peu plus de l’eau, il eût un drôle de pressentiment.

« Traverse donc devant moi si tu veux bien, il faut bien que tu me sois utile. Tu serais aimable de me trouver un chemin pas trop profond. »

Ah. Bon, et bien chasse à la grenouille ou pas, il finirait par barboter de toute façon. Il acquiesça d’un simple signe de tête. Il préférait éviter de parler, de cette façon, il avait moins de chance de la vexer. Il s’avança, trempant une de ses pattes dans l’eau. Comme il s'y attendait, elle était terriblement froide. Il frissonna. L'escadron remarqua que l’eau était assez profonde à cet endroit, mais il n’osa pas le mentionner. Ils gagneraient à aller un peu plus en aval, pour n'avoir que la partie inférieure de leurs pattes dans l'eau. Ici, il était certain que l'eau lui arriverait au moins jusqu'au ventre.

Il n’était pas un excellent nageur, mais se débrouillait. Neige Éternelle avait mis un point d’honneur à ce que la nage fasse partie intégrante de son entraînement. Lorsqu’il avait rétorqué qu’il n’était pas du clan de la Rivière, elle lui avait répondu que le jour où une traversée serait inévitable, aussi courte soit-elle, il la remercierait. Il n’était pas vraiment convaincu, mais force était d’admettre qu’il avait plusieurs fois dû nager depuis l’arrivée des clans à Valeemar. S’il pouvait éviter de se mouiller les pattes, bien entendu, il s’en portait mieux, mais après avoir croisé le regard inquisiteur d’Épine Fleurie, il se voyait mal négocier une autre solution.

Il prit une grande inspiration et s’avança dans l’eau. La sensation glaciale au niveau de son ventre lui coupa le souffle. Heureusement, la rive opposée était toute proche. Concentré sur sa volonté d’y arriver au plus vite, il ne se rendit pas compte que sous ses pattes, la terre boueuse avait laissé place à une roche lisse. Il glissa, et sans comprendre ce qu’il se passait, se retrouva la tête sous l’eau.

Sous le choc, il eut énormément de peine à se redresser. Il finit néanmoins par émerger, se traînant sur la rive avec lenteur. Il avait eu peur, même si pour se noyer dans aussi peu d’eau il aurait fallu être un chaton. C’était plus le froid qui le dérangeait, et son incapacité à se concentrer sur ce qui était important. Mais passons. Il s’ébroua et lorgna le rocher où patientait toujours son aînée. Son expression était indéchiffrable. Cœur de Pluie se dit qu’au moins, il lui avait sûrement offert un bon divertissement.

« Bon … Tu peux traverser un peu à gauche du trajet que j’ai emprunté, tu ne devrais pas te mouiller au-delà du ventre. Fais attention, l’eau est très froide. »

Il s’assit en attendant la guérisseuse, ne la quittant pas des yeux. Malgré le froid, il était prêt à retourner à l’eau pour l’aider si jamais elle glissait à son tour. Le soleil disparut derrière d’épais nuages et le vent s’intensifia.

Eh bien, ce sera un miracle si je ne tombe pas malade.

La guérisseuse s’est arrêtée tout au bord de l’eau, s’asseyant avec la tête haute et le dos droit. Elle a indiqué d’un regard autoritaire au jeune guerrier de mener le chemin en s’enfonçant dans le cours d’eau. Il ne lui a pas répondu, et elle se demande avec un soupçon de satisfaction si elle l’a blessé. Œil pour œil, et dent pour dent. Epine a toujours été du genre à se défendre férocement, et même parmi le tissu social et traditionnel du clan qui limite les escarmouches, elle a du mal à perdre ses anciennes habitudes. Elle le regarde donc sans ciller s’enfoncer dans les remous de la rivière. Il s’enfonça dans l’eau bien d’avantage que ce qu’Epine avait prévu, mais elle resta impassible. La rive était toute proche, le bain ne lui ferait pas de mal. Au pire, son système immunitaire serait stimulé.

C’est lorsqu’il glisse que la culpabilité commence insidieusement à se frayer un chemin dans son esprit. Elle s’est redressée légèrement, comme prête à se glisser dans l’eau. Mais de là où elle était, elle voyait aisément que le guerrier ne risquait pas grand-chose. Il fini d’ailleurs par se relever, et alla s’échouer péniblement sur les roches de l’autre côté. Elle, pendant ce temps-là, a mis un point d’honneur à rester imperturbable. Elle considère les regrets ou la culpabilité comme des faiblesses, et commence à être habile pour les cacher, ses faiblesses. Elle y passe une couche de vernis et un brin de sarcasme, et tente de les oublier. Elle se contente donc de hocher la tête lorsqu’il lui explique où elle peut passer, et se secoue, comme si elle s’était figée en pierre durant le temps que Cœur de Pluie avait mis à traverser.

Elle s’engage avec prudence, ne tenant absolument pas à imiter le guerrier dans sa baignade. Mais même si l’eau est en effet plus basse là où il lui a indiqué de traverser, à travers ses poils ras, la froideur de l’eau lui fait l’effet de griffures. Elle souffle. La mauvaise saison n’est pas encore tombée sur la vallée, et elle ne s’attendait pas à ce que l’eau fut glacée à ce point. Elle avait oublié que sur le territoire de l’ombre, la rivière vient directement de la montagne où des pics glacés sont déjà visibles au loin à cette saison. Ce n’était pourtant pas comme s’il ne l’avait pas prévenu. La seule idée de s’y retrouver plongée tout entière la fait trembler de froid. Mais elle se retient de lever un regard inquiet vers le plus jeune qui vient de vivre cette malchance à cause d’elle, préférant se concentrer sur sa propre traversée, et en profitant pour se recomposer un visage impassible. Elle darde son regard sur lui seulement une fois arrivée en sûreté, détaillant son pelage trempé de la tête aux pattes. Le soleil était passé derrière les arbres durant sa traversée, les plongeant tous deux dans la pénombre, la forçant à poser la question.

« …Pas de blessures ? Quand tu as glissé. »

Il aurait pu se cogner, ou s’ouvrir une patte. On ne sait jamais ce qui peut traîner au fond de l’eau. Mais elle évite soigneusement d’exprimer précisément ses inquiétudes, qui après tout son le fruit de ses propres actes. Si tout va bien, elle préfèrerait vite passer à autre chose. Vite ramasser les plantes, et vite rentrer au camp pour permettre au guerrier de se mettre au chaud au plus vite. Le vent froid qui s’est levé la fait grelotter, et elle imagine aisément que le froid qui l’étreint lui doit être pire que celui qu’elle ressent.

« Si non, viens par là.C’est de la consoude. Ce qui nous intéresse chez cette plante, ce sont les racines et feuilles. Donc avant de les cueillir, on va déterrer la base autant qu’on peut pour pouvoir récupérer le plus des racines possibles d’accord ? »

Elle s’est rapprochée de la colonie des plantes aux petites fleurs violettes. Elle joint le reste à la parole, creusant dans un premier temps la terre meuble et humide autour d’une d’elle, puis tirant délicatement à l’aide d’une griffe la racine noire lorsque celle-ci apparaît. Une fois la racine déterrée et posée de côté, elle découpe également les feuilles épaisses et raides pour les poser également. Elle est concentrée sur sa tâche, sans penser à autre chose que la nécessité de l’effectuer le plus efficacement possible. Puis, elle se stoppe.

Que fait-elle, avec un guerrier transi jusqu'aux os, à lui faire ramasser des plantes après qu'il se soit trouvé immergé dans l'eau glacé par sa faute ? Elle était la guérisseuse du clan. On pouvait la trouver détestable, sèches, mauvaise, ou tout ce qu'on voulait. On ne dira pas d'elle qu'elle est irresponsable.

« ... Laisse ça. Tu peux rentrer, si tu veux. Tu l'as mérité. »

Une proposition. A prendre ou à laisser. S'il décide de partir, leur courte rencontre et discussion s'arrêtera là, lui laissant à elle un goût amer dans la bouche. Si il décide de rester... Elle devra lui être redevable. Elle ne sait ce qu'elle préfère. Alors elle continue à travailler en silence, feignant de ne pas s'intéresser à son choix.

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Épine Fleurie & Cœur de Pluie
Lune 1204


Épine Fleurie traversa sans encombre. Elle affichait toujours cette expression que Cœur de Pluie n’arrivait pas à lire. Sur son visage se mêlait fermeté et noblesse, mais ses yeux semblaient exprimer autre chose, quelque chose de plus profond. Elle était une énigme pour le jeune guerrier.

« …Pas de blessures ? Quand tu as glissé. »

Son expression était toujours aussi dure mais le timbre de sa voix se fit plus doux. Enfin doux, comparé à d’habitude. Il eut à peine le temps de secouer la tête pour lui indiquer qu’il ne s’était pas fait mal qu’elle s’était déjà détournée. Elle lui expliqua comment s’y prendre avec les plantes qui avait justifié la traversée.

Il opina pour montrer qu’il avait compris, se refusant toujours à parler pour éviter toute maladresse. Il avait déjà assez offusqué son aîné, rien ne servait de recommencer, même par erreur.

Transi de froid,  il tenta de faire de son mieux pour cacher ses frissons. La bise semblait s’insinuer à travers sa fourrure mouillée pour lui geler les os. L’eau dégoulinait toujours de son pelage, malgré son poil ras. Il observa la guérisseuse s’affairer avec la justesse que lui conférait de nombreuses lunes d’expérience. Elle semblait être entrée dans une concentration imperturbable. Le guerrier gris, grelottant, réalisa alors tout le respect qu’il éprouvait pour la chatte aux yeux pâles. Cela ne tenait pas seulement au fait qu’elle était son aînée et la guérisseuse de son clan, mais aussi à sa volonté ferme, son autorité naturelle et sa stature. Elle dégageait quelque chose de rassurant et de maternel malgré sa froideur apparente. De plus, à son âge, elle aurait déjà pu choisir de rejoindre les anciens, mais elle continuait de servir son clan avec ferveur.

Elle s’arrêta soudain.

« ... Laisse ça. Tu peux rentrer, si tu veux. Tu l'as mérité. »

Un instant, Pluie fut tenté d’accepter. Le temps ne semblait pas aller en s’arrangeant, et le vent dans son état était à la limite du supportable. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à la laisser. Il avait donné sa parole en acceptant de l’aider. Tout le monde savait que ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’une guerre n’éclate. Les futurs blessés auraient besoin de cette consoude.

« Merci, Épine Fleurie, mais j’ai accepté de t’aider alors je le ferai. Le clan a besoin de ces plantes, pas d’un guerrier qui abandonne sa tâche à cause du froid. »

Sans rien ajouter, il s’approcha des petites cloches mauves et se mit à déterrer les racines, exactement comme elle le lui avait expliqué, prenant soin de s’appliquer.

Spoiler:

Elle s’était enfermée dans le silence et le froid, et, concentrée sur son travail, n’avait pas relevé la tête. Comme si elle n’attendait aucune réponse, et c’était en fait réellement le cas. Le jeune félin n’avait pas encore commencé à l’imiter pour déterrer les plantes. Comme une évidence, la guérisseuse s’attendait à ce qu’il lui tourne le dos et la laisse seule au fond des bois. Aussi, lorsqu’il exprima simplement mais fermement sa volonté de rester, elle releva vers lui des prunelles pleines de surprise et d’interrogation. Elle le fixa un instant commencer à s’occuper délicatement des racines comme elle le lui avait appris un instant auparavant, comme pour le surveiller. Mais elle l’observait en réalité aussi avec des yeux fascinés.

Dès le début, cela l’avait frappé chez les chats de clan, et Cœur de Pluie venait de lui prouver à quel point encore elle ne comprenait rien à rien. Ils semblaient tous avoir cette tendance si profonde à réfléchir au collectif avant de s’intéresser à leur propre individualité. Epine était si certaine qu’il saisirait l’opportunité de se mettre au chaud parce qu’il s’agissait de ce que n’importe quel chat errant aurait fait, hormis peut-être ceux à la morale la plus haute, qui auraient étaient retenus par leur conscience. Mais pour Cœur de Pluie, il semblait que la question s’était à peine posée, parce que le clan avait besoin de plantes.

« Vous, les chats de clan… vous n’êtes jamais seuls, vous restez forts et solidaires ensemble. C’est admirable. C’est aussi beaucoup de chance. »

La parole malencontreuse s’est échappée avant qu’elle ne puisse la retenir, une constatation lancée d’un ton égal. Elle le regretta, mais ne le montra pas. Elle pouvait déjà deviner quelle impression cela allait donner, celle qu’elle ne se considérait pas vraiment comme faisant partie du clan. Et c’était à moitié vrai. Une pointe de jalousie avait percé dans son cœur suite à la réponse de Cœur de Pluie. Si elle était loyale à l’ombre et qu’elle faisait tout son possible pour être une bonne guérisseuse, c’est parce qu’elle se sentait redevable au clan pour la protection qu’il offrait et l’assurance d’avoir de la nourriture. Le clan était devenu sa ligne de vie. Pour les chats qui y étaient depuis toujours, ils ne seraient jamais seuls, ils ne connaîtraient jamais la solitude atroce de ne pouvoir compter que sur soit même. Et elle, même aujourd’hui, elle était si seule… Sa fille lui manquait. Elle secoua la tête, pour éloigner ces pensées et se remettre au travail. La guérisseuse était décidée à terminer le travail au plus vite.

« Dépêchons, le clan n’a pas non plus besoin d’un guerrier qui a attrapé la crève. Allons vite nous sécher, et déposer tout ça dans ma réserve. »

Une fois son tas de plantes trié, racines et feuilles séparées, elle enjoignit le guerrier à la suivre vers le camp. Elle n’avait aucune envie qu’il tombe malade, et commençait sérieusement à s’inquiéter des tremblements qu’elle percevait, malgré le mal qu’il se donnait vraisemblablement à les cacher.

Frictions
Épine Fleurie & Cœur de Pluie
Lune 1204


Cœur de Pluie tentait de ne pas prêter attention au froid mordant et essayait de rester concentré sur les racines délicates, soucieux de ne pas les abîmer. Seulement, cacher ses tremblements devenait de plus en plus difficile. Le fait de se tenir à côté d’une guérisseuse et de lui cacher sa souffrance volontairement le faisait se sentir stupide. Seulement, il n’aimait pas revenir sur sa parole, et au fond de lui, il avait le sentiment qu’il pouvait peut-être bien s’entendre avec son aînée … Hors de question d’abandonner sa tâche. Bon, encore fallait-il que la tâche en question soit bien effectuée. Était-ce à cause de ses soubresauts qu’il avait l’impression de faire n’importe quoi ? Ou était-ce juste lui qui était parfaitement incapable de découper des feuilles sans les détruire ?  Il fixait avec dépit ce qu’il restait d’une des feuilles coincé sous ses griffes, lorsque la voix d’Épine Fleurie le sortit de ses pensées.

« Vous, les chats de clan… vous n’êtes jamais seuls, vous restez forts et solidaires ensemble. C’est admirable. C’est aussi beaucoup de chance. »

Le guerrier tigré resta interdit. En fait, il ne voyait absolument pas où elle voulait en venir. Oui les chats des clans étaient solidaires entre membres du même clan, ils formaient une famille. Leur histoire était bien sûr semée d’embûches, de nombreuses tragédies en tout genre … Mais au bout du compte, ces drames devenaient légendes, des histoires desquelles l’on tirait une morale. L’escadron ne se demandait absolument jamais comment était la vie en dehors d’un clan. En fait, il ne se demandait même pas vraiment comment était la vie dans les autres clans. L’Ombre était tout ce qu’il connaissait. Sa famille, ses amis. Oui, c’était une chance. Lui qui était si prompt à la mélancolie, aux idées plus noires les unes que les autres, voilà pourtant un point qui ne l’avait jamais fait douter.

Il ne comprenait pas pourquoi Épine Fleurie le mentionnait maintenant, et il comprenait encore moins pourquoi elle semblait s’en exclure. Une fois de plus, son expression était dure à déchiffrer. Que ressentait-elle ? Quelles émotions dansaient dans ses yeux pâles ? Il voulut lui rétorquer qu’elle était tout autant un chat des clans que lui, mais il se ravisa. Elle était âgée certes, mais elle avait toute sa tête, ses propos avaient forcément un sens.

« Dépêchons, le clan n’a pas non plus besoin d’un guerrier qui a attrapé la crève. Allons vite nous sécher, et déposer tout ça dans ma réserve. »

Cœur de Pluie hocha la tête. Quelque part, il était soulagé. Il grelottait toujours et ne séchait pas. Une fois le tri de leur collecte effectuée par sa camarade, il en ramassa une partie et lui emboîta le pas en direction du clan.

Ils marchaient silencieusement, la consoude qu’ils transportaient les empêchant de parler. Les paroles de la guérisseuse trottaient toujours dans la tête du félin gris. Et soudain, comme un éclair déchirant le ciel, la mémoire lui revint. Épine Fleurie était une solitaire avant de rejoindre le clan de l’Ombre, d’où sa remarque ! Mais quelle cervelle de souris je fais ! Il se sentait vraiment bête. Il était déjà guerrier depuis quelques lunes lorsqu’Épine Fleurie avait rejoint le clan. Il se souvenait des baptêmes d’apprentie puis de guerrière de sa fille, Ardeur des Braises. Il se souvenait aussi vaguement de son départ. Une bouffée de tristesse l’envahit. Assister au départ de son enfant ne devait pas être une épreuve facile. Comment n’avait-il pas percuté immédiatement qu’Épine pouvait ne pas se sentir à part entière un membre du clan ? Comment avait-il pû oublier qu’elle n’était pas née au sein du clan, dans la chaleur de la pouponnière ? Parce que le clan, ce n’est pas une histoire de parentés, c’est une question d’actes.

Alors, pris d’une spontanéité qui l’étonna lui-même, il s’arrêta et déposa les racines qui le forçaient au silence.

« Pour moi tu fais partie du clan au même titre que tous les autres. Et en ces temps troublés, je suis heureux de savoir que tu es notre guérisseuse. Je ne confierai mes blessures aux soins d’aucun autre chat. Je pourrai bien tomber sur le guérisseur le plus talentueux de la vallée, je ne le laisserai pas me toucher. Parce que toi, tu es de l’Ombre, de ma famille, et c’est tout ce qui compte. »

Et sans rien ajouter, il ramassa les plantes et se remit en route. Il ne savait pas s’il avait bien fait de lui dire cela. Il ne savait pas non plus comment elle allait interpréter ses paroles. Il savait juste qu’il avait laissé son cœur s’exprimer et qu’il n’aurait pas pu être plus sincère.

Le silence leur était tombé dessus comme une chape de brume. La guérisseuse jetait parfois des regards vers le guerrier qui la suivait un peu en retrait. Elle s’attendait à chaque fois à croiser son regard fatigué ou frigorifié, mais il avait seulement l’air… pensif ? Elle se demandait à quoi il pouvait bien songer. De son côté, elle continuait à regretter ses paroles quelques instants plus tôt. Un moment de faiblesse qu’elle se reprochait. Elle regrettait également d’avoir fait traverser la rivière à Cœur de Pluie, et toute la journée en fait. Tout semblait être allé de travers. Elle leva les yeux au ciel, un soupir les échappant. Voilà qu’elle se morfondait sur elle comme la plus apathique des anciennes.

C’est à cet instant qu’elle se rendit compte que Cœur de Pluie ne la talonnait plus. Elle se retourna, étonnée, et le trouva quelques pas en arrière, son butin de plantes posé au sol. Quoi, il avait décidé de l’abandonner ici avec toutes les plantes à porter ? Elle ne pourrait pas tellement lui en vouloir mais quand même… Elle devait dire que durant les dernières minutes, elle avait trouvé l’attitude du matou irréprochable, tellement qu’elle s’en sentait presque mal en face de lui, mais voilà qui le faisait descendre dans son estime. Les sourcils froncés, elle l’écouta sans bouger, s’attendant à des reproches qu’il oserait enfin verbaliser.

« Pour moi tu fais partie du clan au même titre que tous les autres. Et en ces temps troublés, je suis heureux de savoir que tu es notre guérisseuse. Je ne confierai mes blessures aux soins d’aucun autre chat. Je pourrai bien tomber sur le guérisseur le plus talentueux de la vallée, je ne le laisserai pas me toucher. Parce que toi, tu es de l’Ombre, de ma famille, et c’est tout ce qui compte. »

Elle resta un instant interdite, le laissant reprendre ses plantes et la dépasser sans mot dire. Figée et silencieuse, rigide. Mais elle reprend vite ses esprits, baisse les yeux pour que la lumière ne fasse pas briller les larmes qui ont profité de l’instant pour s’inviter. Qu’est ce qui la trouble dans ces mots ? Elle se sent dépassée. Elle a déjà entendu une phrase similaire, lors de son baptême où elle avait reçu son nom clanique. Mais il s’agissait d’une phrase froide, prononcée dans un contexte officiel. Une simple permission de rester. Mais les paroles que Cœur de Pluie vient de lui offrir… c’est autre chose. Elle le rattrape tant bien que mal, gardant un instant le silence alors qu’elle marche à ses côtés, pensive. Peu à peu, ils s’approchent du camp. Finalement, Epine n’a plus le choix. C’est à son tour de poser son chargement, de s’arrêter, de prendre sur elle pour prononcer des mots inhabituels.

« Merci. Pour ton aide et pour tes mots. C’est la première fois que je me sens fière de ce que je fais, que j’ai le sentiment d’avoir accompli quelque chose, de valoir quelque chose parce que quelqu’un le reconnaît. Je ne voulais pas dire que je ne me sens pas comme faisant partie du clan mais c’est parfois… difficile. Il y a encore des choses que je ne comprends pas, que je ne pourrai peut-être jamais comprendre. »

Elle s’arrête un instant. Pense aux étoiles, aux frontières, à la guerre qui gronde, aux cérémonies parfois nébuleuses. Elle pense aussi à sa fille qui lui manque, à la vie seule, aux peurs du lendemain que les clans ne connaissent pas, à cette autre vie qu’elle a encore du mal à oublier. A la solitude qui lui étreint toujours le cœur lorsque les ombres tombent sur le camp au soir, et que chacun rentre dormir dans sa tanière, la laissant seule dans sa clairière où elle a l’impression que les ombres la menace.

« Mais je suis la guérisseuse du clan à présent et je jure que je ferai de mon mieux pour vous soigner et vous épauler. Alors merci de ta confiance. »

Gênée, presque tremblante de s’être autant dévoilée, elle reprend son fardeau et rejoint le camp au pas de course. Elle se retourne vers lui alors qu’ils franchissent l’entrée, réussissant à prononcer quelques paroles tant bien que mal en mâchouillant quelques racines au passage.

« Viens par-là, je vais te préparer quelque chose qui t’évitera un rhume ces prochains jours. »

Elle lui fait un signe de la queue et s’éloigne vers la petite clairière au fond du camp pour qu’il n’ai pas trop le choix de la suivre ou non, de toutes manières il faut bien qu’il vienne poser ses plantes. La guérisseuse entre avec empressement dans son antre et profite du court moment que met le guerrier à la suivre pour poser son chargement et fouiller dans ses réserves pour y dénicher de la pimprenelle et des pâquerettes.

« Voilà qui fortifiera ton corps et devrait t’éviter un mauvais rhume. Mais assure-toi de vite te sécher et revient me voir au moindre signe, n’attends pas de cracher tes poumons avant- »

Elle s’arrête, une pensée subite l’ayant stoppée en pleine phrase. Elle relève un regard désemparé vers lui, et reprend dans un murmure qui contraste avec son ton autoritaire employé un instant plus tôt.

« … le mulot. On l’a oublié. »

On, ou tu, ou je. La guérisseuse ne sait plus quel pronom employer. Elle devrait être en colère. Mais c’est un éclat de rire qui vient finalement troubler le silence. Toute cette histoire pour finir par oublier le mulot dans le sol gelé. Elle qui fait tout un plat de la vie, tout. Celle-ci lui semble à cet instant bien légère et ridicule.

Frictions.
Épine Fleurie & Cœur de Pluie
Lune 1204


Cœur de Pluie marchait en direction du camp, la gueule pleine de plantes, la tête pleine de questions. Épine Fleurie, sur ses talons, n’avait pas réagi à ses propos. Il était persuadé d’avoir commis une nouvelle bourde. Pourquoi donc s’était-il senti obligé de lui dire ça ? Et en même temps, ce n’était que la vérité. Enfin, la vérité n’était pas toujours bonne à dire ni à entendre. Remarque, il n’y avait rien de vexant dans son élan de sincérité, ne lui avait-il pas démontré la confiance qu’il lui témoignait ? N’était-ce pas une belle déclaration ? Oui mais peut-être que la guérisseuse n'aimait pas la sensation d’être prise en pitié … Et si elle s’imaginait qu’il lui avait dit ça simplement parce qu’elle lui faisait de la peine ?! Oh non … Mais quel idiot ! Si seulement il était un peu plus doué avec les mots, il aurait su trouver le ton adéquat pour véhiculer ce qu’il voulait vraiment dire.

Ils arrivèrent en vue du camp. L’escadron se sentait un peu gêné, il ne savait plus sur quelle patte danser. Épine vint marcher à sa hauteur puis s’arrêta. Tiens, c’était étrange qu’elle s’arrête avant qu’ils ne soient rentrés. La vieille chatte était décidément difficile à cerner. Comme lui un peu plus tôt, elle déposa les plantes qui l’empêchaient de parler.

« Merci. Pour ton aide et pour tes mots. C’est la première fois que je me sens fière de ce que je fais, que j’ai le sentiment d’avoir accompli quelque chose, de valoir quelque chose parce que quelqu’un le reconnaît. Je ne voulais pas dire que je ne me sens pas comme faisant partie du clan mais c’est parfois… difficile. Il y a encore des choses que je ne comprends pas, que je ne pourrai peut-être jamais comprendre. »

Pluie fut immédiatement soulagé. Tout le poids de la gêne s’envola d’un coup. L’atmosphère semblait désormais moins pesante. Plein d’empathie, il fixa cette femelle qui possédait plus du double de son âge et de son expérience, et dont la vie semblait avoir été bien plus chaotique que ce qu’il pouvait imaginer. Elle se dressait devant lui, simple et honnête, admettant avec courage que l’adaptation aux coutumes claniques était loin d’être aisée. Et pourtant, le guerrier gris savait qu’elle y mettait du sien pour être à la hauteur de ce que tout le monde attendait d’elle.

« Mais je suis la guérisseuse du clan à présent et je jure que je ferai de mon mieux pour vous soigner et vous épauler. Alors merci de ta confiance. »

Ému, le chasseur tigré lui adressa un signe de tête respectueux, honoré de tenir cette conversation avec elle. Même s’il était soulagé qu’elle ait apprécié sa déclaration, il n’osait quand même plus parler. Il la suivit lorsqu’elle pénétra dans le camp. Elle lui indiqua de le suivre jusqu’à sa tanière, ce qu’il fit. Bien sûr, il fallait stocker leur collecte du jour. Pluie aimait beaucoup l’ambiance rassurante de cet antre. Il déposa son fardeau au sol. Il aurait volontiers aidé la guérisseuse à tout ranger, mais il tremblait toujours et craignait donc de commettre une maladresse.

Épine revint vers lui, après s’être éloignée un instant, avec des plantes que le chasseur n’aurait pas su nommer. Elle lui indiqua que leur ingestion empêcherait un mauvais rhume, voilà qui était rassurant. Il devait également se sécher. Tant mieux, il n’avait qu’une hâte ; dormir une lune entière dans la chaleur de la tanière des guerriers. Son interlocutrice se stoppa en pleine phrase. Que lui arrivait-il ? Son regard changea soudainement, comme si une simple pensée avait chassé toutes les autres.

« … le mulot. On l’a oublié. »

Le petit silence qui suivit insinua la panique dans le cœur du guerrier. Et alors qu’il s’apprêtait à se confondre en excuses, désolé d’avoir oublié ce maudit rongeur qui avait déclenché les événements de cette journée, Épine se mit à rire. C’était un rire à la fois nerveux et léger, touchant et plein de sens. Il résumait à merveille leur aventure du jour, où les frictions avaient fini par ouvrir une brèche dans leurs carapaces. C’était un rire qui lui réchauffait le cœur et le corps, un rire contagieux. Le chasseur, heureux même s’il ne pouvait s’empêcher de se trouver idiot, se mit à rire lui aussi. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas ri de la sorte, et cela lui faisait un bien fou.

« Je vais aller le chercher et te laisser ranger tranquillement. »

Il ne voulait surtout pas risquer de briser cette convivialité toute neuve et durement acquise qui existait désormais entre eux. Et puis, aller récupérer une proie, voilà une tâche qu’il maîtrisait mieux que le rangement des plantes. Il fit un signe de tête courtois à la guérisseuse et s’esquiva. Il avait déjà commencé à sécher, son poil ras aidant beaucoup. Le vent était tombé. Tout allait bien. Il se décida à y aller en courant. L’effort achèverait de le réchauffer, et puis, il ne voulait pas faire attendre Épine. Le soleil tombait vite en cette fin d’automne. Il teintait la forêt d'un orangé aux reflets d'or, les feuillus aux couleurs chaudes se dénudaient de plus en plus et les conifères se dressaient fièrement. La saison des neiges ne tarderait plus. Pluie arriva à l’endroit où il avait croisé son aînée plus tôt dans la journée. L’endroit fatidique où il avait attrapé cette fameuse proie qui n’était pas la sienne. Il se demanda un instant ce qu’il serait advenu s’il n’avait pas sauté dessus par instinct. Il aurait sûrement salué la guérisseuse et passé son chemin. Et même s’il avait dû traverser un cours d’eau glacé, même s’il en avait tremblé de froid tout le restant de l’après-midi, et bien que l’ambiance entre Épine et lui avait été tendue, il était heureux. Il ne croyait pas vraiment au destin, il n’était pas persuadé que tout arrivait pour une bonne raison. Non, il appréciait simplement comment le hasard arrangeait parfois les choses. En se levant ce matin-là, il n’avait pas imaginé avoir l’occasion de se mettre dans la peau de leur guérisseuse et de mieux comprendre comment elle voyait les choses.

Il déterra la proie et se remit à courir vers le camp. Il était complètement séché et réchauffé désormais. De retour au camp, essoufflé, il se dirigea instinctivement vers la pile de gibier, avant de s’arrêter brusquement. Il ne pouvait pas déposer ce mulot dans la réserve comme s’il s’agissait de n’importe quelle proie. Symboliquement, il voulait l’apporter à son aînée pour qu’elle puisse se sustenter, mais il savait maintenant qu’elle n’accepterait pas qu’il lui apporte du gibier comme à une ancienne incapable de chasser pour elle-même. Une autre approche était nécessaire.

La démarche assurée, il entra de nouveau dans l’antre chaleureuse. Il déposa le mulot et sourit à Épine, l’air malicieux.

« On partage ?  »

Epine s’est laissée surprendre par l’éclat de rire, ce rire qui sort de sa propre gorge, et qui pourtant lui paraît si incongru. C’est un rire sincère, un rire qui prend de la place, qui emplit le silence. Elle qui a tendance à se laisser oublier, à s’effacer, cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait laissé sonné un tel rire. Elle prend peur un instant, mais Cœur de Pluie la suit dans cet élan d’absurdité, et les voilà complices, pour quelques secondes.

La guérisseuse hoche la tête lorsqu’il lui propose d’aller chercher la proie, l’observant s’éloigner alors qu’elle même s’est perdue dans ses propres pensées. Lentement, elle se redresse. Ses articulations, son dos la font toujours autant souffrir. Lorsqu’elle lève ses yeux pâles vers le ciel, celui-ci est toujours aussi gris, et le vent qui lui pique le museau toujours aussi froid. Et pourtant, elle se sent plus légère en repartant vers son antre au fond du camp, en s’installant pour trier les racines et les feuilles de la précieuse consoude. Elle les range en petit paquet dans de grandes feuilles soigneusement sélectionnées pour permettre de garder les remèdes à l’abri de l’humidité. Elle se sent toujours aussi gauche, ses griffes usées lui donne du mal à séparer les racines les unes des autres, et elle peste pour avoir quelque chose à dire, pour faire taire le silence autour d’elle. Mais au fond, ça n’est pas si grave, et elle n’en garde pas de rancune amère contre le monde et contre elle même pour une fois.

« Par tous les- »

Elle a sursauté, ses poils se hérissant sur son échine. Cœur de Pluie a refait son apparition, tout sourire, un mulot posé devant ses pattes. Sa proie. Leur proie. Elle hésite un instant, ses plantes encore en pagaille devant elle, des feuilles encore coincées dans ses griffes, se laisse le temps de faire retomber son pelage en ordre sur son dos, de se relever pour s’approcher. Elle renifle, l’odeur appétissante du mulot prenant le pas sur celle entêtante de la consoude.

« Après tout… oui on l’a bien mérité n’est-ce pas ? Attends moi là une minute que j’aille me rincer les pattes, et je te rejoins. Et bon sang, préviens un peu avant de surprendre les gens comme ça ! »

Elle secoue la tête, l’air de dire, “franchement, les jeunots, rien dans le crâne”. Mais c’est aussi pour cacher le sourire qui lui est monté aux lèvres. Elle range les plantes pour libérer l’espace et ne pas risquer de les salir et se hâte finalement d’aller se débarbouiller avant de rejoindre le guerrier au pelage pluvieux dans l’antre familière. Son ventre gargouille presque tandis qu’elle mâche avec plaisir sa première bouchée, et observe Cœur de Pluie faire de même. Depuis qu’elle avait rejoint cet grotte reculée au fond du camp les autres anciens ne la considérait pour la plupart pas comme avant, et partager des repas était devenu une occasion plus rare. Elle s’en rendait compte seulement maintenant que cela lui manquait. Cette fois-ci, elle sourit, et sans plus le cacher, seulement heureuse de profiter de l’instant.

Spoiler: