Eros — Solitaire — ♂ — ♥ de Kyrielle de Mélopées

Mélopée Nuageuse avait été missionnée pour partir patrouiller non loin des constructions métalliques des bipèdes. Elle détestait l'odeur qui empestait sa jolie forêt, et à chaque fois que les arbres et la verdure se transformaient en désolation et en grisaille, son cœur se serrait. Il semblait que bientôt, les siens n'auraient plus leur place ici...

Tandis qu'elle se perdait dans ses pensées désolantes, un petit bruit la fit sursauter. Une branche venait de craquer d'un ton sec. Elle avait récemment appris que le poids d'une petite proie ne pouvait faire craquer que de petites brindilles, et comprit donc immédiatement qu'elle n'était plus seule. Un chat était dans les parages et, visiblement, elle ne le connaissait pas.

« Qui va là !? cria-t-elle, sans pouvoir dissimuler l'inquiétude dans sa voix tremblante.
— Pardon, pardon ; je ne te veux pas de mal. »

Un félin sortit des ombres. Il était plus grand qu'elle, et bien plus dodu. Bien qu'il soit moins musclé, il était évident qu'il pourrait la plaquer au sol bien vite. L'odeur qui s'émanait de lui était inconnue à la jeune apprentie, et cela l'empêchait de baisser complètement sa garde. D'où pouvait-il donc bien venir ?

« Je m'appelle Eros. Mes bipèdes habitent pas trop loin d'ici, et je m'ennuyais chez moi. J'ai voulu sortir explorer. Je ne voulais pas te faire peur, désolé..! »

Mélopée Nuageuse jaugea son nouvel interlocuteur. Ses bipèdes ? Un chat pouvait-il posséder des bipèdes ? Étaient-ils... gentils, parfois ? Ne représentaient-ils pas seulement la destruction et la haine ? Et puis c'était quoi ce prénom, Eros !? Elle ne répondit d'abord rien, encore en train de débattre s'il lui fallait continuer cette discussion ou s'enfuir avant qu'il ne soit trop tard.

« Euuuh, généralement, c'est à ce stade-là de la discussion que tu me dis comment toi, tu t'appelles... »

Après quelques moments de doute, Mélopée Nuageuse finit par décider que le grand matou n'avait rien d'agressif. Elle baissa donc légèrement sa garde et se détendit un peu, ses muscles commençaient à lui faire mal.

« Je m'appelle Mélopée Nuageuse, dit-elle calmement.
— Woaaaah, c'est beaucoup trop long comme prénom ! Tes bipèdes devaient avoir de l'imagination le jour où ils t'ont ramenée chez eux... ou bien ils t'aimaient pas beaucoup ! »

Mélopée Nuageuse fronça les sourcils. Vexée, elle cracha : « Je n'ai pas de bipèdes, moi ! Je n'appartiens à personne !
— Ok, ok madame la ronchonne ! répondit Eros avec un petit rire. Reste que c'est beaucoup trop long pour moi, alors j'vais t'appeler Mélo. »

Mélopée Nuageuse ne savait où donner de la tête. Depuis que son frère l'avait trouvée en dehors du camp, à la recherche de son compagnon, elle n'avait plus pu revoir Eros. Sa mère, bien que prévenue que les Clans devraient bientôt partir pour un long voyage, n'avait pas voulu inquiéter ses petits. C'est donc au dernier moment que l'ivoirienne avait appris qu'ils quitteraient la région, le lendemain, et ne reviendraient plus. La consternation avait laissé place à une douleur qui lui brûlait les entrailles, qui la poussait à faire une chose : rejoindre Eros. Pour lui dire au revoir... ou pour rester à ses côtés ? Mélopée Nuageuse ne savait pas quelle serait l'issue de leur discussion. Elle-même n'avait aucune idée de ce qu'elle allait faire. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle ne pouvait partir comme ça, sans lui dire au revoir. Sans lui donner d'explication quant à ses soudaines absences à leurs rendez-vous secrets.

Tout le monde se pressait, préparait des ballots de nourriture, échangeait des paroles inquiètes. La jeune apprentie tenta de s'échapper pendant que les siens étaient tous occupés, mais Nuage d'Obsidienne s'interposa. Il était évident pour lui que sa sœur était sur le point de leur faire fausse compagnie. « Non ! commença-t-il en lui barrant la route. Je te laisserai pas faire ça ! Ils vont tout découvrir, et tu seras condamnée à rester ici toute seule ! » Pour la première fois de sa vie, Mélopée Nuageuse montra les crocs à son frère. « Laisse-moi passer. » Personne ne bougea. D'un mouvement rapide, la femelle sauta sur l'apprenti de jais, grognant et griffant. Surpris, Nuage d'Obsidienne ne put rétorquer de suite, et les quelques secondes qu'il lui fallut pour reprendre ses esprits suffirent à voir sa sœur s'enfuir, déjà loin.

Mélopée Nuageuse courait comme elle n'avait jamais couru. Il faisait grand jour, Eros ne l'attendait pas, et elle n'était pas sûre de pouvoir le retrouver ; elle ne savait pas où étaient ses bipèdes. Désespérée, elle hurla son prénom aux quatre coins de la forêt, depuis leur point de rendez-vous habituel jusqu'à aussi loin qu'elle pouvait suivre la trace des effluves âcres des bipèdes. Son cœur manqua de s'arrêter quand elle vit son bien-aimé courir au loin, l'ayant visiblement entendue. « EROS ! » commença-t-elle avant de fondre en larmes en tombant dans ses pattes. « Eros, mon peuple s'en va. Les bipèdes nous ont fait trop de mal, nous n'avons plus de ressources, nous... »

Un coup violent la fit trembler de la tête aux pattes, et elle fut séparée du mâle. « LA TOUCHE PAS, VERMINE ! » hurla la voix grave de son frère tandis qu'il se jetait sur le pauvre Eros, ni prêt, ni entraîné. « Nuage d'Obsidienne, NON ! » hurla-t-elle en s'interposant. Elle se plaça dos à Eros, face à son frère, pour qu'il ne puisse plus envoyer de coups sans la blesser elle. Il saignait de la joue et de l'arcade sourcilière, sûrement avait-elle mis plus de forces dans ses coups qu'elle n'avait pu le penser. « S'il te plaît, je... je voulais juste lui dire au revoir... » L'apprenti de jais grogna - cela ne lui plaisait visiblement pas. « Ils vont partir sans nous, Mélopée Nuageuse. Bouge-toi, et après on se casse. J'en ai marre de tes conneries. » Il s'écarta cependant pour leur laisser un peu d'intimité, et Mélopée Nuageuse comprit qu'il ne voulait que son bien, qu'il ne faudrait pas lui en vouloir pour ça plus tard. Mais aujourd'hui, à cet instant précis, elle ne pensait qu'à une chose : Eros.

« Eros, je... je suis désolée pour tout. Je t'aime de tout mon cœur. J'aurais tant aimé... » Elle regarda derrière elle, en direction de son frère qui pouvait sûrement tout entendre. Elle ravala ses mots. J'aurais tant aimé rester avec toi... elle l'aurait peut-être bien fait, si Nuage d'Obsidienne n'avait pas été là. Sa vie aurait peut-être été totalement différente.

« Je viens avec toi ! pleura Eros, se blottissant contre l'ivoirienne. Je pourrai apprendre tes coutumes, rencontrer ta famille, je... Je pourrais vous suivre là où vous allez ! »

Mélopée Nuageuse secoua la tête. Les larmes ne cessaient de couler, sa gorge était nouée, mais les mots devaient sortir. C'était peut-être là les derniers qu'elle pourrait adresser à l'amour de sa vie. « Tu ne peux pas, Eros... ils te tueraient. Les bipèdes nous ont fait trop de mal. Et tu appartiens aux bipèdes. » Elle ne l'avait pas vu, mais Nuage d'Obsidienne s'était rapproché à l'entente des mots insensés d'Eros. « Elle a raison, vermine. Ils te réduiraient en la pâté que tu bouffes tous les jours. Il se tourna vers sa sœur, tout d'abord en fixant encore le chat domestique puis en plantant ses yeux dans ceux de la femelle. Allez, Mélopée Nuageuse. Faut qu'on y aille. »

L'apprentie tenta de se rapprocher de celui qu'elle aimait pour un dernier câlin, un dernier au revoir. Son frère, plus fort et plus grand qu'elle, la bouscula en direction du chemin retour. Il l'attrapa de nouveau par le cou et l'entraîna vers le camp, vers les nimbes de l'oubli. Eros lui hurla quelque chose, mais elle ne put l'entendre. Aurait-il pu dire je te retrouverai ? Ou je te déteste ?

Mélopée Nuageuse ne le saurait jamais.
La vie lui avait ôté l'amour de sa vie, ce jour-là. Une lune plus tard, elle l'avait rendue orpheline. Et bien des lunes après, elle avait fait d'elle une coquille vide. Une femelle dont le sentiment de culpabilité ne la quittait jamais, dont le secret la hantait. Elle ne pouvait en parler à personne, elle ne pouvait se confier. Elle ne pouvait se débarrasser des fantômes qui lui tournaient autour et qui la hanteraient très sûrement jusqu'à la fin de son existence.