C'est un piranhaa !! - Rage de l'Amour et Patte Sauvage

Je n'avais jamais vraiment décidé d'être amie avec Tâche de Faon. À vrai dire, je supposais qu'on ne décidait jamais de ces choses là. Elles se coulaient dans votre vie entre deux battements de paupières, et avant que vous vous en rendiez compte, votre solitude s'emplissait d'éclats de rire, et vous cherchiez des visages familiers dans une foule grouillante pour vous presser contre eux. Ceux d'Ardeur de la Tigresse et de Tâche de Faon étaient, de fait, les seuls que j'admettais chercher la compagnie.

Aujourd'hui, j'en regrettais amèrement la chose. Voulait juste dire bonjour, que lançait Tâche de Faon en se précipitant dans la pouponnière. Celle-là même que je m'étais efforcée d'éviter toutes ces lunes durant « Je ne veux vraiment pas — » . Ma protestation mourut au fond de ma gorge. Je le suivais à pas aussi élégants que résignés, et pénétrais dans l'endroit damné.

En cet instant précis, je fus reconnaissante de l'absence d'Ardeur de la Tigresse. J'aurais été bien incapable de contenir la vague de dégoût qui me traversa à la vue des quatre chatons blottis au fond de la pouponnière. Déjà, Tâche de Faon s'y précipitait. Bonjour vous tous. Je suis Tache de Faon, un ami de votre maman. Le Clan des Étoiles nous vienne en aide. Je ne pouvais détacher un regard aussi horrifié que fasciné des choses hideuses qui grouillaient là. Était-on seulement certains que c'étaient bien des chatons et non des rats ? Et elle, elle aussi c’est une amie. On vient se présenter et vous accueillir comme il se doit !

J'écarquillais légèrement les yeux à l'apostrophe. « A-do-rables, » j'énonçais lentement, la voix étouffée. « Je pense plus sage de les laisser dor- » ... il lui touchait le museau. Bien sûr qu'il lui touchait le museau. Par les Étoiles, devais-je le faire moi aussi ? Ce crétin l'avait fait — m'y soustraire reviendrai à de l'impolitesse grossière — prise entre deux feux, mon éducation d'une part et mes convictions de l'autre, je demeurais indécise, pesant mes options de sortie.

Celle-ci se présenta sous la forme d'un piaillement vaguement éraillé. « Dégage ! » brailla une des silhouettes. Un battement de cil suffit à ce que Tâche de Faon revête un couvre-chef remuant, et qu'une gerbe rouge jaillisse de son front. Ça couinait ; ça braillait de cordes vocales à peine développées ; Tâche de Faon gigotait en criant.  La scène était trop burlesque, trop absurde. Elle creva d'un coup l'abcès de tension accumulé dans ma poitrine. Je ne pu empêcher l'éclat de rire cristallin qui jaillit de ma gorge. Ce fut toujours riant à gorge déployée que je finis par m'avancer et, d'un coup de patte senti, envoya bouler au sol l'importun encore braillant. La poitrine hoquetante, je jetai une oeillade à l'assemblée. Les autres reines avaient déjà de moi piètre opinion, la seule qui m'importait était celle de la mère de ces déchets des villes. Assurée qu'elle ne m'avait pas vu mettre un tacle à un de ses rejetons, je revins à mes moutons. « Ravie d'avoir fait votre connaissance, » j'éludais, poussant Tâche de Faon vers la sortie d'un coup de museau. « Je t'en prie, Tâches de Faon. Oublie ce que je t'ai dis tout à l'heure. La prochaine fois qu'il te prend la lubie de venir ici, assure-toi de venir me chercher. Tout ce que je fais peut attendre. Je ne manquerai ta complicité innée avec nos juniors pour rien au monde.  »

Et, repartant d'un éclat de rire limpide et réjoui, me dirigais vers le tas de gibier, le pas plus léger qu'il ne l'avait été de toute la journée. Après tout, tout acte de bravoure méritait sa récompense — et Tâche de Faon avait aujourd'hui fait preuve de plus de courage que je n'avais vu depuis belle lurette.