Une ombre sur la rivière

« Il n’y a pas beaucoup de proies aujourd’hui », soupire Sombre Eclipse.

Je scanne de nouveau les environs avec le reste de la patrouille de chasse. J’écoute avec la plus grande attention, mais dans les branches des bouleaux ou sous leurs feuilles tombées au sol il n’y a pas signes de vie. La lourde averse de la veille semble avoir convaincu la majorité des proies de se terrer chez elles aujourd’hui. Et pourtant la sortie avait si bien débutée… Souvenir des Etoiles avait débusqué un faisan et j’avais eu un campagnol. Pour une fois ! L’entrainement qu’il me donne commence à porter ses fruits.

« On devrait se séparer », propose mon mentor.

Les autres acquiescèrent. Dispersé, il sera plus simple de prêter attention au bruit. On enterre nos trouvailles pour les retrouver plus tard puis on part chacun dans une direction et j’écope de l’est. Je continue de fureter dans les bois pendant plusieurs heures, la truffe au sol, à la recherche d’un effluve, d’un passage, d’un quelconque indice. Alors que j’inspire à pleins poumons une odeur fraiche me parvint. Celle d’une eau claire en mouvement. Est-ce que je suis déjà arrivée à la rivière ?

Un peu plus loin, je finis par l’entendre. Concentrée sur ma tâche, je n’avais pas vu l’heure tourner ni la grandeur de la zone que j’avais parcourue. Je devrais rentrer. Je ne trouverai rien là-bas si ce n’est des poissons et de mauvais souvenirs. Mais mes pattes m’ignorent pour aller longer le cours d’eau. Voilà belle lurette que je ne suis pas venue ici. Pas depuis l’accident en tout cas. Et quel accident…

Alors que je remonte le ruisseau, mes yeux se perdent dans ses remous. Des appels, des cris me parviennent du fond des flots et une voix en particulier ressort parmi les autres. Pic du Sapin. J’aperçois les taches de son pelage dans les jeux de lumière, l’éclat de ses prunelles dans le soleil qui m’éblouit. Le vacarme de la cascade de plus en plus proche achève de m’isoler du reste de la forêt.

Je me fige et je la regarde. Est-ce que c’était ici ? Oui. Je monte la pente jusqu’à arriver au niveau de la chute d’eau. Quelques longueurs de queues plus loin, on peut entrevoir les rochers plats qui permettent de passer du Clan de la Lune à celui de l’Ombre. Ces mêmes rochers qui avaient causé le conflit qui s’acheva dans la mort de Pic du Sapin. C’était ma faute. Je n’aurais pas dû m’approcher tant de la partie d’un clan adverse, bien que l’on soit en territoire neutre. Et pourtant aujourd’hui je recommence. La seule différence c’est que cette fois je ne suis pas accompagnée. Si quelqu’un doit y passer, ce sera moi.

Comme pour confirmer mes craintes, un soudain mouvement dans les reflets de la rivière me ramena à la réalité. Une ombre. Il y a quelqu’un ?

Deux éclairs surgissent de nulle part et brouillent les visions de Pic du Sapin que la rivière me reflétait. Deux prunelles d’un jaune électrique qui ressortent vivement sur un pelage blanc nuage et me toisent avec méfiance. Je relève brusquement la tête, juste à temps pour voir le museau de l’inconnu s’ouvrir et le tonnerre s’en échapper :

« Qui es-tu Luneuse ? Et que fais-tu aussi près des terres de mon clan ? »

Une atroce sensation de déjà vu me prend à la gorge, se glisse jusqu’à mon ventre et l’enserre dans un étau glacial. La question est simple, sa réponse l'est tout autant, et pourtant je peine à articuler le moindre mot. Mon regard ne peut s’empêcher d’être attiré par la cascade à une longueur de queue et de craindre le pire. Cette situation est bien trop semblable pour ne pas paraître… Irréelle. Comme une fatalité. Non, je ne veux pas voir quelqu’un y tomber, pas encore !

Je me force à me concentrer sur l’inconnu en face de moi et ouvre un instant la gueule, mais aucun son n’en sort. Elle est desséchée, bloquée, inerte, comme moi. Ma vision se trouble, je me sens fébrile, comme si la terre tremblait et que j’allais m’écrouler à tout instant. Pourtant je peux bien voir à mon reflet que je ne bouge pas d’un poil. Je reste telle une roc, stoïque, paralysée devant un apprenti un peu plus petit que moi. Il faut absolument que je m’écarte de cette cascade.

Mes yeux glissent du jeune félin aux pierres plates à quelques longueurs de queues. Celles que les Ombreux avaient empruntées il y a tout juste une lune pour venir de notre côté et nous chasser. Si je vais dessus, je pourrais toujours parler avec lui, et je serais assez loin de la chute. Je suis confiante en ma capacité à y tenir sans tomber. Elles ne sont pas trop mouillées et suffisamment grandes pour accueillir plusieurs chats.

Aussitôt l’ai-je songé que mes pattes se mettent en marche. J’ignore le matou blanc pour longer la berge et je saute sans hésitation sur le premier rocher. La sensation de fraicheur me glace les coussinets et me traverse de part en part, clarifiant immédiatement ma vue. Le monde retrouve ses couleurs, mes poumons leur souffle et mes pensées leur chemin. Je bondis sans plus attendre sur la seconde, puis la troisième, jusqu’à être à mi-chemin. Je relève finalement la tête pour répondre à l’Ombreux quand un violent coup vient me cueillir au ventre et éjecter l’air de ma poitrine.

Je m’accroche de toute la force de mes pattes au corps de mon agresseur. Pas l’eau, pas l’eau, pas l’eau… Je plante mes griffes dans la fourrure ivoire à la recherche d’une peau sur laquelle m’agripper. Pas l’eau, pas l’eau, pas l’eau… Ce supplice pulse à mes oreilles au rythme de mon cœur et noie tout le reste. J’étreins l’Ombreux et je m’écroule de tout mon poids sur lui dans l’espoir de le plaquer au sol et de nous empêcher de tomber.

Des griffes traversent sans peine ma courte fourrure pour se planter dans mon ventre à plusieurs reprises. Un feu embrase aussitôt ma chair, jaillit des sillons laissés par l’attaque et consume mon esprit sans pour autant le libérer de sa principale obsession. Pas l’eau, pas l’eau, pas l’eau…

Une fois encore un coup vient expulser l’oxygène de mon organisme en m’atteignant à l’estomac. La force de l’Ombreux me contraint à reculer brusquement, en équilibre sur mes pattes arrière, et il en profite pour rouler sur le côté, se rapprochant dangereusement du bord de la pierre. Fais attention ! Mais j’ai beau hurler ces mots dans ma tête, aucun ne parvient à ma gueule.

À peine remis, il crache par terre puis me bondit à nouveau dessus. Arrête ! Il atterrit sur mon dos, mais je l’y attendais, mon centre de gravité déjà baissé afin de l’éjecter aussitôt arrivé. Ses griffes cherchent en vain à s’agripper à ma peau tandis que je me penche sur le côté et l’abats sur le sol avant de rouler avec lui pour l’écraser de mon poids. Arrête. Une patte me frappe à la mâchoire et me sonne un instant. De. Je plante mes crocs dans son épaule pour tenter de le maintenir en place. Te. Il s’échappe de mon étreinte quitte à laisser de la fourrure, ainsi que du sang, dans ma gueule. Battre !

« Je t’avais dit de rester de ton côté de la rivière. »

Je ne t’ai pas entendu ! L’albâtre repart à la charge sans une once d’hésitation, et j’alloue toute mon attention à empêcher cette drôle de danse de nous faire chuter. Lorsqu’il se précipite avec élan, je racle le rocher de mes serres et je campe sur mes appuis, prêt à le stopper quitte à prendre des coups. Je plante à plusieurs reprises mes crocs dans sa chaire, noyant chaque fois davantage ma langue dans son sang dans l’espoir de l’immobiliser, mais il se faufile constamment hors de mes pattes. Celles-ci commencent à être bien trempées sous l’effet des embruns et la pierre semble d’autant plus glissante.

L’Ombreux profite de mon équilibre précaire pour me faire basculer, mais je lui fauche un membre antérieur au passage. Nos corps s’entremêlent de nouveau en une masse informe de poil, d’hémoglobine, et de chair tandis qu’on s’agrippe l’un à l’autre. On roule sur le roc humide et mon maigre pelage rendu poisseux par la sueur, l’eau et le sang me colle à la peau. L’adrénaline coule à flots dans mes veines, mon cœur bat la chamade, partagé entre l’excitation morbide du combat et l’horreur de la situation. Le sol inégal râpe mon épaule, une myriade de coupures jonche mon corps et y font pulser une douleur sourde. Jamais je ne me suis sentie aussi vivante.

Puis plus rien. Plus de pierre dans mon dos. Les yeux de mon assaillant s’écarquillent alors que le vide nous accueille. La réalité me glace sur place. L'eau ! J’entends un hurlement, mais ce n’est pas le mien. Pic du Sapin. Je revois son corps balloté par les flots et enveloppe l’Ombreux du mien sans réfléchir. Pas encore ! Dans un bruit assourdissant, le torrent hivernal nous dérobe au reste du monde.