Come along {prio Souvenir Irréel}

La nuit respire paisiblement. Autour d’elle tout est calme, immobile. Et pourtant…

Deux prunelles brillent dans l’obscurité de la tanière des guerriers. Fleur de Lys peine à trouver le sommeil. Dans ses veines, l’adrénaline pulse, un frisson court le long de ses pattes. Elle sent que quelque chose l’attend, dehors, quelque chose qui ne l’attendra peut-être pas toujours. Alors il lui faut répondre sans tarder à cet appel nocturne, tout de suite se lever et s’étirer pour chasser les brins de mousse qui s’accrochent à son pelage comme pour la retenir. La terre veut l’emprisonner dans son étreinte mais l’attrait du ciel a toujours été plus fort, elle est fille de l’air.

Au pied de l’arbre centenaire qui abrite son clan endormi, la guerrière blanche s’ébroue, l’échine hérissée. L’excitation la gagne avant même qu’elle ait posé une patte hors du camp, elle se sent prête à toutes les aventures, ce soir je fais la course avec le vent. Après un dernier regard vers son foyer, la voilà qui s’éloigne à pas de loup, un sourire avide sur les babines. On pourrait croire à une voleuse.

Comme chaque nuit, une sentinelle solitaire veille sur le camp et assure la sécurité de tous. Les temps sont troublés, paraît-il, il y a de l’orage dans l’air, et l’on voudrait être prévenu des premières gouttes de pluie. Juste à temps pour se mettre à l’abri. Mais si Fleur de Lys flaire le danger, elle s’y jette à corps perdu. Pour échapper à la vigilance de la sentinelle, elle fait un large détour, se place contre le vent, tapie au sol pour dissimuler au mieux son pelage que la lumière de la lune révèle avec tant d’éclat. Les hautes herbes lui chatouillent le ventre, lui arrachent un sourire.

Et puis, lorsqu’elle s’estime hors de vue, elle s’élance telle une étoile filante à travers la lande. La liberté est grisante, la récompense au bout de l’horizon. Une chouette hulule au loin. La terre bruisse, gorgée de la pluie de la veille, les champignons soupirent. Tout est si vivant, et ses poumons inspirent cette vie à chacune de ses respirations saccadées. Sa course est magnifique. Les mystères de la nuit se font murmures charmants à ses oreilles.

Pourtant, parmi tous ces bruits, il y en a un qui capte son attention plus que les autres car il n’a rien à faire là. Une foulée plus souple et vive que la sienne ; Fleur de Lys comprend alors qu’elle est suivie et se demande depuis quand. Intriguée, joueuse, elle ralentit l’allure, grimpe sur un rocher plat qui se trouve là, fait mine d’observer le paysage devant elle. Elle hume l’air, reconnaissant immédiatement l’odeur de celui qui la rejoint. Un passager clandestin de son échappée belle.

« Vas-tu me suivre encore longtemps ? » demande-t-elle avec une pointe d’amusement dans la voix.

Et elle se retourne pour sourire à son ami. Elle est contente que ce soit lui, et pas sa mentor qui à coup sûr l’assommerait de remontrances, ni son frère qui voudrait à tout prix assurer sa protection. Avec Souvenir Irréel, au moins, elle n’a jamais l’impression d’être un chaton pris en faute. Mais même lui serait capable de s’inquiéter de la savoir vagabondant seule dans la nuit alors que, dans la vallée, le tonnerre gronde… Comme elle aimerait leur prouver à tous qu’elle sait se défendre et qu’elle ne craint rien ! Un soupir s’échappe d’entre ses lèvres, comme un aveu.

« Je n’arrivais pas à dormir… » dit-elle simplement, pour anticiper toute question.

Mais ses yeux brillent toujours aussi fort dans l’obscurité et racontent une autre histoire.

Spoiler:

Il y a une question que Fleur de Lys se pose toujours lorsqu’elle passe du temps avec Souvenir Irréel. Pourquoi bégaie-t-il encore lorsqu’il s’adresse à elle ? Ils sont pourtant amis depuis longtemps, et elle n’a franchement rien d’intimidant. Au contraire, elle aimerait que toute trace de doute déserte sa parole, et qu’il lui sourie un peu plus. Il paraît si fragile et incertain… Si elle ne l’avait pas vu traquer ses proies lors de parties de chasse, si elle ne l’avait pas vu s’interposer si promptement entre cet apprenti de la Rivière et cette guerrière de l’Ombre, elle pourrait douter de son courage. C’est ce que certains pensent de lui, sûrement. Elle aimerait montrer à ceux-là à quel point ils ont tort. Elle aimerait que le monde entier voie Souvenir Irréel comme elle le voit, non pas maladroit et à l’étroit dans son propre corps, mais sage et dévoué, juste et compatissant.

« Me déranger ? » La guerrière penche la tête sur le côté, surprise, puis offre à son ami un sourire sincère. « Tu ne me dérangeras jamais, Souv… Viens avec moi, et cette nuit nous serons deux aventuriers en quête de liberté. »

Elle se remet à marcher, d’un pas plus tranquille cette fois, invitant la Sentinelle à la suivre. Mais bien vite son sourire s’efface alors qu’il aborde le sujet qui le préoccupe au point de le priver de sommeil. Loin d’être un aveu de faiblesse, sa confidence est à ses yeux une preuve de confiance ; en temps normal, Fleur de Lys en serait touchée, mais à cet instant ces paroles trouvent un écho en elle, et la jeune guerrière prend alors conscience de sa propre inquiétude, de ce poids dans le creux de son ventre qui ne cesse de grandir. Peut-être que c’est cela qu’elle a cherché à fuir ce soir : la perspective terrifiante d’une guerre qui les dépasse tous et contre laquelle elle ne peut rien.

« Oui, moi aussi j’y pense… Crois-tu que nous pourrions faire quelque chose ? Parler aux autres clans, peut-être, les convaincre de laisser de côté leurs querelles et d’œuvrer pour la paix ? »

L’espoir renaît dans ses pupilles, sa poitrine se gonfle. Oui, tout cela lui semble possible désormais. Avec l’aide de Souvenir Irréel, elle pourra y arriver, arranger les choses, tout arranger. Réconcilier Tonnerre, Vent, Ombre et Rivière. Ensemble, ils trouveront un moyen, tout comme, ensemble, ils ont combattu la marée noire. Fleur de Lys a déjà assisté, depuis les pierres levées, à un déchaînement d’éclairs au-dessus de la mer. D’abord effrayée, elle s’est forcée à observer le spectacle des éléments jusqu’à ce que la crainte la déserte complètement pour laisser place à une fascination muette. Aujourd’hui aussi, elle doit dompter sa peur. Et, cette fois, elle saura empêcher la tempête.

Et puis, aussi vite qu’il l’a gagnée, l’espoir la quitte sans un murmure. Ses épaules s’affaissent, elle se sent démunie face à l’ampleur de la tâche qui lui incombe désormais. Pourquoi toutes ces frontières, ces querelles et ces rancœurs ? Les clans sont-ils donc destinés à vivre les uns contre les autres, à défaut de pouvoir vivre ensemble ? Fleur de Lys peine à comprendre ce monde, jadis si prometteur, devenu si chaotique. L’énergie ne la quitte pas cependant, et elle se sent le devoir de faire quelque chose.

« Si seulement Mère était là, elle saurait quoi faire, j’en suis sûre. Père pourrait convaincre l’Ombre et… » Sa phrase reste en suspens, elle hausse les épaules. Son regard glisse à nouveau vers l’horizon, comme si elle espérait y voir les silhouettes de ceux qui l’ont quittée il y a maintenant bien des lunes. « Ils me manquent, parfois », avoue-t-elle à son ami en même temps qu’à la nuit qui les enveloppe tous les deux.

Son geste d’affection soudain la surprend et elle le regarde de ses grands yeux étonnés. D’ordinaire, seul son frère se permet de telles familiarités, et encore, même lui n’est pas aussi démonstratif dans sa tendresse. Elle accepte pourtant cette nouvelle preuve d’amitié de la part de Souvenir Irréel d’un bref ronronnement. Elle se sent déjà mieux, rassurée par le soutien sans faille de ceux qui sont encore à ses côtés, chaque jour, et dont il fait assurément partie. Alors elle fixe son joli regard sur son compagnon d’aventure, qui lui offre ce soir tout le réconfort dont elle a besoin. Elle réalise soudainement que lui aussi a perdu ses parents, et que contrairement à elle il n’a même pas de frère ni de sœur pour l’épauler… un instant, elle imagine sa solitude, et son cœur se serre.

« Oui, je sais au fond de moi qu’ils pensent souvent à nous, j’en suis encore plus sûre quand je sens le regard de la Lune se poser sur moi comme ce soir », dit-elle en levant son museau blanc vers le ciel. « Et je m’entraîne dur pour que, le jour où ils reviendront, ils puissent être fiers de moi. » Cela, elle peut l'avouer à Souvenir Irréel, car elle sait qu'il comprendra mieux que quiconque.

Une fois de plus, la Sentinelle exprime tout haut le fond de sa pensée. Fleur de Lys s’émerveille de constater à quel point leurs deux esprits fonctionnent de concert. Suivant les mêmes cheminements, guidés par leur sentiment de devoir et leurs espoirs de paix, Souvenir Irréel et elle sont arrivés aux mêmes conclusions. Non, le Clan de la Lune ne pourra rester neutre si la guerre vient à éclater entre ses voisins. Elle-même ne pourra rester impassible face à la violence et la haine. Ce serait contraire à tout ce que ses parents lui ont appris, à tout ce en quoi elle croit.

Mais alors, quoi ? Ils ne peuvent tout de même pas débarquer en pleine nuit chez leurs voisins pour les supplier de ne pas se faire la guerre ! … Si ? Ça ne peut pas être aussi simple que ça… Et puis, qui les écouterait ? À moins que… à moins qu’il y ait d’autres âmes errantes, comme eux ce soir ; d’autres vagabonds rêvant tout haut d’un monde meilleur, aspirant à la paix, prêts à les écouter et à convaincre leur clan à leur tour. Et si Souvenir Irréel et elle partaient ensemble à leur rencontre ? dès ce soir, sans attendre ?

« Je le crois aussi, Souv… » Une dernière hésitation. Puis : « Suis-moi. » Ces derniers mots sont murmurés à la hâte, comme si la discrétion s’imposait déjà avant même d’avoir franchi la frontière – cette frontière vers laquelle leurs pas les ont conduits inexorablement. A-t-elle choisi délibérément de s’approcher ainsi des terres du Vent ? ou est-ce l’inspiration de l’instant, le hasard, la volonté des Étoiles ? Peu importe, c’est bien vers cette frontière-là qu’elle se dirige d’un pas désormais décidé, et bientôt elle se met à courir, franchissant en quelques bonds les derniers mètres qui la séparent de la plaine du Vent. La bruyère sous ses pattes est sèche, presque épineuse, et elle s’arrête brusquement, surprise. Aussitôt, pourtant, un puissant sentiment de liberté la gagne, ainsi qu’une pointe d’inquiétude moins avouable. Voilà l’interdit dépassé, où aller maintenant ?

« Dis… tu l’as déjà fait ? demande-t-elle à la Sentinelle derrière elle. Dépasser la frontière pour aller autre part que les Cinq Rocs, je veux dire ? »

Elle qui a tant rêvé d’aventures, elle se trouve soudainement quelque peu dépassée par les événements, comme intimidée face à l’inconnu qui se présente devant elle. Malgré tout, Fleur de Lys a les yeux plus brillants que jamais, et l’adrénaline qui envahit son corps a ceci d’enivrant qu’elle lui donne une énergie infinie et la certitude, oui, enfin, qu’elle fait quelque chose de juste.

Spoiler: