Dis moi que tout va bien. | Echo des Vents & Ailes de Corbeau

Je ferme les yeux, encore une fois. Que ce doit être long, l'éternité... Je me retourne dans ma couche, face à l’extérieur. Dehors, le ciel est noir et les nuages pleurent sur la vallée. Je pousse un long soupir. Depuis ce fichue baptême, j'ai l'impression de vivre et de revivre les même journées à l'infini. On critique souvent les anciens, on dit souvent de nous que nous sommes lourds, vieux, agaçants, râleurs... Mais si seulement le Clan pouvait se mettre à notre place, quelques instants, se serait merveilleux. Durant toute ma longue existence, je n'ai redouté qu'une chose : être inutile. C'est peut-être une peur étonnante, mais la mort, elle, j'ai appris à l'accepter. Ma mère, ma Lueur... Je l'ai vue, je lui ai parlé, à celle que l'on appelle Faucheuse, de nombreuses fois, et maintenant je ne fais que l'attendre patiemment. Enfin, je disais donc, ce sentiment que j'ai tant redouté de ressentir, il arrive. Je le vois, il est là, en face de moi, et il me nargue. Par le Clan des Etoiles, qui suis-je à présent que j'ai perdu mon combat ? Qui suis-je à présent que le monde ne me connait plus comme le guerrier serviable que j'ai été, mais comme un ancien ronchon ?

Pourtant dans mon reflet subsiste toujours des traces de ma jeunesse. D'abord mon oreille, déchirée par les griffes de ce fameux corbeau qui me donna son nom, et puis toutes mes griffures, mes cicatrices... Au loin, Petit Loir dort dans la pouponnière, prêt à devenir apprenti. Mais le petit m'oublie, me délaisse. La seule trace encore vivante de mon amour avec ma chère Lueur Grise s'efface petit à petit de moi, pour se rapprocher de modèles plus inspirants qu'un vieux père tout flétri. Pourtant, je n'ai pas vraiment l'impression d'avoir été abandonné, je sais que quelqu'un est là, quelque part, sur Terre, à veiller sur moi comme je veille sur lui.

Je jette un nouveau coup d’œil à l’extérieur, espérant pouvoir profiter d'une accalmie pour sortir de mon antre si déprimante, mais il pleut toujours dehors. Le soleil joue à cache-cache, mais est tellement bien caché qu'on ne le trouve pas depuis quelques jours. Parfois je me surprends à l'appeler, en attendant qu'il vienne. L'air est ni chaud ni froid au dehors, mais particulièrement humide.  La mélodie habituelle de Valeemar : chants d'oiseaux, bruissement de feuilles, rires, s'est arrêtée pour laisser places au bruis des gouttes dans les flaques qui commencent à envahir le Camp. Je me redresse, la tête droite et l'oreille à l’affût.

J'attends la venue d'Echo des Vents qui, chaque jour, par nos petites disputes, m'aide à sortir de ma routine si désespérante. J'espère seulement qu'il n'a pas oublié, ou qu'il n'est pas dehors par ce temps. Malgré tout ce que je peux dire, j'aime ces moments de tranquillité et de joie. Je me demande comment cela se fait-il qu'il soit si gentil tout en étant détestable. Nous avons tous deux étés rejetés par la vie et ses bonheurs, et s'il arrivait encore quelque chose à ce guerrier, j'en serais plus touché que pour quiconque. Enfin, c'est beau de penser, mais il faudrait que je réussisse un jour à l'admettre.

Le temps passe et je vois le Clan se réveiller petit à petit. Les chatons sortent tranquillement de pouponnière, mais rentre rapidement, étonnés par leur nouvelle découverte : la pluie. Quelques valeureux guerriers sortent affronter les éléments afin de nourrir le Clan. Je soupire en me disant qu'il y a quelques lunes à peine, c'était moi qui faisait ça, moi qui me sacrifiait pour que les autres, eux, ne se sacrifient pas. Les apprentis, accompagnés de leurs mentors, râlent à l'idée d'une journée d'apprentissage théorique. Et puis arrive Echo des Vents. Je le vois adresser quelques mots à différents camarades, puis il se dirige vers son antre.

"Oh, Echo des Vents, qu'est-ce que tu fais là ?!"

Je vois qu'il se tourne, étonné, et dès qu'il me voit, lève les yeux au ciel. Voyant qu'il n'est pas décidé à bouger, je prends le dessus. Je baisse la tête en sentant le contact de l'eau glacé sur mon pelage et éternue faiblement. Vivement que cette maudite pluie cesse, vivement l'été !

"Raaah, j'en peux plus de cette maudite pluie… Qu'est-ce que tu faisais dehors par ce temps-là, espèce d'idiot ?"

Je le regarde d'un air plein de mépris.

Dis moi que tout va bien.
Ft. Ailes de Corbeau

La nuit sombre enveloppait la forêt et les corps endormis des félins. Le vent s'était levé et rugissait à travers le camp, délaissé. Écho des Vents, entrêmelé dans un enlacement de fourrures, somnolait, fébrile. Une bourrasque vînt lui ébouriffer le pelage et le réveilla, dans un murmure. Tu m’entendras dans l’écho des vents qui soufflent...
Ses pupilles brillèrent dans le reflet de la lune. Il sentit alors cette urgence qui le prenait, qui l'étranglait, qui l'étouffait; cette urgence, impérieuse, qui le pressait de partir, qui lui criait son manque d'air et son manque d'elle.
Il se leva et s'enfuit dans les profondeurs de la nuit.  

Loin de tout et de tous, il arrêta sa course éffrénée, essouflé. Collé aux autres félins, dans cette antre qui n'abrite ni air ni place, il ressentait souvent une angoisse. Il n'avait de place ni pour respirer ni pour penser. Il s'asphyxiait de présence. Une fois perdu dans la quiétude de la forêt, Écho des Vents fut submergé par l'océan de ses souvenirs. Son coeur pulsait à ses tempes.
Garder la tête froide.

Plic ploc. Un bruit s'éleva dans la forêt, doucement. Cette nuée entêtante s'intensifia jusqu'à emplir les ténèbres. La pluie était là. Et avec elle, la délivrance. Les gouttelettes, ruisselantes sur la fourrure du mâle, le calmèrent et noyèrent ses pensées tourmentées. Son corps s'affaissa et le sommeil reprit ses droits.

Le matin pointa et la pluie n'avait pas faibli. Le mâle était détrempé. Il reprit la direction du camp et ses muscles ankylosés s'échaufèrent. Lourd d'eau et de froid, il accéléra l'allure et détourna sa trajectoire, profitant pour patrouiller un peu et en épargner la tâche à d'autres. A son arrivée, une patrouille se préparait à sortir et il leur avertit rapidement des coins déjà visités avant de se diriger vers son antre.
On l'interpella.

Ailes de Corbeau.
Écho des Vents ne lui prêta qu'une vague attention. Il songea un instant à faire demi-tour, à repartir tête baissée au coeur des pluies torrentielles; courir à en perdre haleine pour n'être plus saisi, disparaître dans l'indifférence de la forêt. L'ancien insista. Son pelage dégoulinant, il se résigna. L'animosité de son aîné lui était préférable au manque qu'elle créait en lui. Une acidité qui, tantôt le rongeant, tantôt le dépossédant de tout sentiment, le plaçait dans une solitude incommesurable.

« La pluie reste préférable à la présence de certains. »

Il lança sa pique, d'une esquisse de sourire ironique. Écho des Vents rejoignit Ailes de Corbeau à l'entrée de sa tanière, afin de lui éviter de se mouiller inutilement et que son long pelage puisse enfin sécher. Il se demandait vaguement comment cela s'était fait. Comment il avait accepté la compagnie de l'ancien, jusqu'à s'en accommoder. L'acrimonie de leurs caractères respectifs devait se correspondre, s'apprivoiser.
Écho des Vents lui rendit son regard méprisant et lança, défiant.

« C'est vrai qu'avec cette pluie, tu en croises peu sur lesquels passer ton amertume. Et les anciens de ta tanière doivent déjà savoir comment t'éviter. »

Il se tut un instant. Et tandis que ses mots pénétraient l'air qui les emportait dans un silence grandissant, il opta pour l'honnêteté.

« Je manquais d'air dans l'antre des guerriers. Je suis sorti me dégourdir les pattes et je me suis finalement endormi dans la forêt. Avant que les chutes d'eau s'abattent sur moi et m'obligent à revenir dans la civilisation. »

La pluie tombe toujours sur mes épaules et je me courbe. Serait-ce le temps, ou simplement le froid ? Je frissonne. Je n'en peu plus d'attendre, c'est fatiguant. Et je n'ai plus l'âge d'être fatigué. Je vois bien qu'Echo des Vents n'est pas dans son assiette, qu'il ne va pas très bien. Mais après tout les piques, toutes les complications, tout ce que la vie m'a infligé, j'ai appris à ne pas m'attacher. Et pour moi, ne m'attacher signifie ne pas intéresser, s'en foutre. Alors, bien que je remarque que quelque chose ne vas, je fais comme si je n'avais rien vu, je mine un manque de tact. 
Je le regarde dans les yeux et soupire longuement. 


"Crois pas non plus que je te cherchais crotte de souris."

Lorsque j'ai rencontré Echo des Vents, j'ai rapidement compris que je serais seul pour le restant de mes jours. Petit Loir m'oublie, Lueur et morte et ma mère s'amuse surement à courir dans les plaines étoilées. Pourtant, ça ne m'a pas vraiment touché. La solitude, au fil des lunes, je m'y suis habitué, et elle m'est étonnement familière, comme la mort. 

"Eh petit, je vais t'apprendre un  truc. On te respectera jamais dans la vie si toi même tu ne respectes pas, donc la ferme." Je le regarde d'un air chargé de dégoût et de mépris. Il m'insupporte avec ses paroles ! "C'est fou comme avec de simples mots, on peut faire ressortir tant de haine."

Je frémis lorsqu'il prononce sa dernière phrase. Il m'emmène en face de ma nouvelle tanière, sans savoir que je donnerais tout pour retourner dans la sienne. Ma vie a changé drastiquement depuis ma mutation chez les anciens : je ne peux plus rien faire, je tourne en rond, je suis nourri, je suis protégé. En bref, je suis inutile. La vie du Clan ne me concerne plus, puisque je j'y suis plus inclue. J'ai perdu ce pour quoi je vivais, ma raison d'exister. 

Je n'ai jamais aimé me plaindre. Bien que j'ai toujours eu de quoi, il m'est difficile d'exprimer aux autres ce que je ressens, et surtout de manière négative. Peut-être ai-je un jour réussi à parler de mes problèmes à quelqu'un, peut-être à Lueur Grise. Mais en aucun cas à un guerrier comme Echo des Vents. Pourtant, aujourd'hui, dans la fatigue et la tristesse, j'en ressens le besoin. Et j'en ai honte. Je n'ai pas envie d'être un de ces anciens qui fait baisser le moral rien qu'en ouvrant la bouche. Je prends une grande et longue inspiration.


"J'aimerais que tu te rendes comptes de ce que je vis."

J'aimerais que tout le monde se rendes compte de ce que c'est d'être enfermé ! De ce que c'est de ne pouvoir se déplacer, de refermer la boucle de la vie en adoptant le même style de vie qu'un chaton ! J'aimerais que tout le monde se rendes compte de ce que c'est d'être encore dépendant, de ne pouvoir plus vivre de soi-même, de se sentir inutile au possible ! J'aimerais que tout le monde se rende compte que... J'aimerais que tout redevienne comme avant. J'aimerais... 


"Que tout redevienne comme avant." Je soupire en me rendant compte que j'ai pensé tout haut. "Si tu savais, Echo des Vents... Si tu savais ce que c'est d'être ancien quand on a perdu ce pour quoi on se battait..."

Je ne sais même pas s'il écoutera ce que je lui dis, ou s'il restera enfermé dans cette relation de piques en piques que nous entretenons. 


"Tu ne sais pas ce que ça fait de vivre quand on a perdu notre dernier combat. J'ai perdu ma mère, ma compagne, mon fils. Il ne me restait que mon Clan, que ce sentiment d'être utile et d'aider qui s'est maintenant envolé. Tu ne sais pas ce que je donnerais pour être à ta place."

Et je le regarde dans les yeux. Je ne m'étais jamais confié, et finalement je ne regrette pas. /