Le rire d’Éclipse Solaire illumine nos museaux aussi sûrement que l’astre qui lui prêta son nom. Une mélodie cristalline qui détend les muscles d’Explosion de Lumière, tire un rare sourire à Chant d’Antan et chasse les noirs nuages de mon esprit. Je lève les yeux pour observer les rayons jouer avec les feuilles de la forêt de bouleaux. Entre deux bourgeons, un monarque, sublime papillon roux et ébène, valse vers nous, comme s’il souhaitait également se baigner dans la joie de cet instant.
Un cri. Je vire ma tête vers ma famille. Le sol s’effondre. Je m’élance. J’étends mes pattes autant que possible. Antan disparait dans la crevasse.
Pas une crevasse, une cascade. La cascade.
Lumière et Éclipse tentent de le retenir. Je supplie mon corps d’allonger sa foulée. Je supplie le monde de s’arrêter. Ma fratrie me semble toujours plus loin.
Mes sœurs sont entraînées par le poids du géant gris. Mais enfin, j’arrive ! Je me penche pour attraper le pelage doré de l’une d’elles et…
Leurs pattes lâches. Elles tombent. Impuissante, je ne peux que fixer leurs pupilles dilatées et leurs gueules ouvertes dans des hurlements que mes oreilles n’entendent pas. Leurs corps s’écrasent sur les rochers de la chute d’eau en un craquement sec. Ils disparaissent un instant sous les remous, avant d’émerger quelques longueurs de queues plus loin sur la rivière. Je cherche mon frère du regard, et le trouve vite à leurs côtés, inerte. Mais il n’est pas seul.
Souvenir des Étoiles, Mouette Rieuse, Arôme de Cassis, Papillon Éphémère, Hiver Éternel… La Lune à son complet teinte de rouge les flots.
Soudain, une ombre s’approche de moi, et souffle au creux de mon oreille :
« Tout est ta faute. »
Pic du Sapin ! Quand ses pattes me poussent à mon tour dans la cascade, je n’y oppose aucune résistance. La crevasse se referme. Avant qu’elle ne se scelle et que l’eau ne m’engloutisse, je lève une dernière fois les yeux. Les iris verts de ma défunte mentore scintillent plus encore que la lune qui la surplombe.
* * * Je halète, je m’étouffe dans ma propre salive, et m’allonge pour laisser la toux l’évacuer. Mon regard glisse sur le vide qui m’entoure. Une tanière aux nids pour la plupart vacant, et dont les rares occupants doivent bien faire la moitié de ma taille. Ce n’était qu’un rêve… Évidemment, comment en aurait-il pu être autrement ? La terre ne s’ouvre pas sous nos pattes sans prévenir.
De l’air. Je traine sans un bruit vers la sortie, et peine à y passer ma carcasse bien trop haute. Quand cesserais-je donc de grandir ? Certes, mes parents sont immenses, mais mes sœurs, elles ont déjà achevé leur croissance. Pourquoi est-ce que les Étoiles s’entêtent à m’étirer encore et encore vers elles ? C’est un tel gâchis de nourriture.
Pendant que je rumine, mon corps chemine machinalement vers la forêt de bouleaux en esquivant les gardes. Voilà un moment que j’avais pris l’habitude de m’échapper de la sorte, même si, depuis l’annonce de la venue de la Horde, je tâche de ne pas m’éloigner.
Ma gorge me fait mal. Mon cœur bat douloureusement dans ma poitrine. Je passe à côté de l’arbre dans lequel je me suis lovée quelques nuits auparavant et où Mouette Rieuse m’a trouvé. J’ignore la série de larges troncs sur laquelle Souvenir des Étoiles m’enseigne l’escalade et les bonds. Ce soir, je veux tout abandonner derrière moi.
S’échapper. Juste un instant, un moment. Une infime seconde, le temps d’un battement de cœur, d’un clignement de paupière. Échapper au regard de mes camarades, à la pitié de mes sœurs, à l’inquiétude de mon père. Mais surtout, échapper à mon frère, à son attitude douce et bienveillante, à son regard scrutateur qui semble lire par-delà la façade sereine et en contrôle que je m’évertue à construire depuis la mort de Pic du Sapin.
La nuit est plus noire qu’un cœur d’un renard et plus épaisse que la crinière d’un lion. Au-dessus de moi, la lune est absente, laissant place à une myriade d’étoiles et leur lumière froide. Dans ce territoire que je connais si bien, je laisse mes moustaches me guider entre les racines. Bientôt, le doux clapotis de l’eau arrive à mes oreilles. La rivière.
Alors que je m’assois à son bord, ma gorge se dénoue. J’inspire profondément les effluves sucrés qui ressortent sous l’humidité du soir. Sur l’autre rive, dans les ténèbres, se trouvent un petit bois et les Cinq Rocs, mais pour l’instant, faute de lumière, je n’y dénote qu’une assemblée de formes décolorées. Je m’allonge dans l’herbe déjà couverte de rosée, et ferme les yeux pour mieux profiter des mélodies de la nuit.
« Tu n’es qu’un lâche. Venir pleurnicher au bord de l’eau, est-ce vraiment le guerrier que tu souhaites être ? »
Mes oreilles se dressent sur mon crâne. Je scanne les environs, jusqu’à distinguer une silhouette, aussi floue et noire que ce qui l’entoure. Aux termes qu’il avait employés, l’inconnu ne pouvait qu’appartenir à l’un des clans. Peut-être celui du Vent, dont le camp n’est pas si loin. Je ne peux le laisser vider son cœur alors que je suis là. Sans me lever, je trouve une branche et, de ma patte blanche, la brise d’un coup sec. Le mâle redresse aussitôt son museau dans ma direction.
« Je sais qu’il y a quelqu’un de l’autre côté de la rivière. Je ne m’attends pas à ce que tu déclines ton identité si tu respectes mon propre anonymat. »
Je reste interdite devant ses propos. Sous-entend-il ce que je pense ? C’est stupide, complètement stupide. Comme si j’avais du temps à gaspiller à converser avec un inconnu. Tu en as. Comme si j’avais besoin d’échanger avec quelqu’un qui serait dans l’incapacité de me juger. C’est le cas. Comme si…
Luciole, est-ce que c’est contre le Code du Guerrier ? me coupe une petite voix. Non ? Alors qu’as-tu à y perdre ?
« Très bien », je cède après un long silence.
J’hésite un instant, avant de poursuivre :
« Je n’ai pu m’empêcher de t’entendre un peu plus tôt. Qu’est-ce qui te tourmente tant et si bien que tu t’en confies à la rivière ? »
Comme si ces quelques phrases avaient délié ma langue, une dernière en surgit, une pointe d’un sourire dans son intonation.
« Je suis incapable de te refléter, mais, si tu le souhaites, je peux t’écouter aussi bien qu’elle. »