Nuage d'Argent ~ Ombre

Le silence écrasant de la pouponnière s’entendait dans tout le camp. Les guerriers, les anciens et les autres vaquaient à leurs occupations – mais aucun d’entre eux ne faisait un geste pour s’en approcher, et l’air alentour semblait terriblement alourdi, comme si des nuages d’orage s’accumulaient derrière la lumière rose du crépuscule. Une ombre de mort planait au-dessus du camp, et elle laissait dans son sillage un relent très léger de nausée et de peine. Les oiseaux eux-mêmes semblaient avoir arrêté leur chant.

Finalement, un chat tigré sortit tête basse de la pouponnière et se dirigea droit vers l’antre de la guérisseuse, d’un pas résigné qui ne laissait guère de place au doute.
Patte d’Argent se tenait sous un arbre, à quelque distance de là.
Ses yeux brûlaient, et tous ses muscles se nouaient comme pour l’accrocher à la terre. Maman.
La réalité l’écrasait de toutes parts, l’enveloppait dans les ténèbres, insupportable, étouffante, trop lourde. Elle fit quelques pas rampants sans même s’en apercevoir, s’enfonçant sous le couvert des arbres. Maman, maman, maman. Je veux te voir. Non. Elle ne devait pas la voir. Elle devait s’enfuir loin du camp, là où on ne pourrait pas lui parler, pas la regarder. Il devait y avoir un endroit comme cela dans la forêt. Un endroit calme, sombre, solitaire, silencieux.
Un endroit où ce ne serait pas vrai.
Personne ne l’avait vue. Elle n’entendit donc pas d’appels. La petite chatte marchait dans les sous-bois, sur les champignons, sur les feuilles, dans les trous d’eau croupie. Toute sa tête la brûlait à présent, et ses pensées n’étaient qu’un long gémissement qu’elle s’efforçait de ne pas convertir en mots. Elle continua. Elle courut. Les ronces arrachaient des poils de son épaisse fourrure grise et blanche. Les petites pierres du sol éraflaient ses coussinets minuscules habitués à la mousse du camp. La douleur ne parvenait pas à sa conscience. Son cœur battait si fort dans sa poitrine d’oiseau… Elle courait pour ne pas trembler, pour ne pas penser, pour ne plus savoir où elle était.

Lorsqu’elle s’arrêta enfin, à la faveur d’une trouée d’arbres qui formait une petite clairière, elle était en effet totalement perdue.
Patte d’Argent reprit son souffle et se laissa aller dans l’herbe froide. Jamais encore elle n’avait eu une telle impulsion, et jamais plus elle n’en aurait une pareille, ou tout du moins c’était probable.
Elle ne sortait jamais du camp. Et là, pourtant, le besoin impérieux de s’éloigner s’était imposé à elle, comme si une voix rouge le lui avait crié encore et encore des tréfonds d’elle-même. Ses oreilles en sifflaient.
Maman.
Un nœud se resserra sur sa gorge et, cette fois, aucune voix rouge ne vint couvrir en elle l’affreuse invasion du désespoir. Elle se tordit faiblement sur le sol, soudain coupée de son énergie. L’herbe dure vint piquer sa peau à travers sa fourrure hérissée. Elle était contractée de partout, mais ne tremblait pas. C’était étrange et déroutant – comme si son corps était si brisé que ses dysfonctionnements habituels ne se manifestaient même pas.
Le regret et la douleur s’insinuaient en elle comme une huile noire et toxique. Et avec eux venait, presque providentielle, l’inconscience progressive du sommeil.

Patte d’Argent se regardait dans une flaque.
Ce n’était pas une flaque, tout compte fait – plutôt un petit étang à l’eau très propre. Il faisait toujours nuit autour d’elle, mais une nuit violette et argentée dont l’air cristallin lui picotait la truffe. L’endroit rayonnait d’une beauté glacée, et elle frissonna, son propre reflet la fixant de deux yeux mornes, couleur braise.
Elle était très calme, subitement.
Une sensation impossible à identifier descendait sur elle. La solitude n’existait plus. C’était comme si elle n’avait jamais existé. Tout ce qu’elle pensait, tout ce qu’elle ressentait était profondément compris et aimé, par une multitude d’esprits différents qui se confondaient. Patte d’Argent focalisa de nouveau son regard, qui s’était embrouillé. La surface du petit étang scintillait.
Son reflet était entouré de dizaines d’autres reflets. Un vieux matou brun couturé de cicatrices se tenait derrière elle. À sa gauche, deux guerrières élégantes, au pelage sable et blanc, probablement des sœurs. À sa droite, une jeune reine rousse, très frêle, dont les deux chatons jouaient non loin. Et à leurs côtés, d’autres encore, de tous les âges, de tous les Clans, avec la même sérénité inscrite dans leur regard.
La jeune chatte n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir qu’elle se tenait seule au bord de l’étang, et qu’aucune fourrure ne se frottait à la sienne.
Il lui suffit de fermer un instant les paupières.
Le choc des âmes qui se rencontraient la fit chanceler avant qu’elle ne perde tout contact avec son corps physique. Les êtres qui se mélangeaient si brutalement en elle n’avaient rien de commun les uns avec les autres – mais il était impossible d’attribuer à chacun ses émotions, sa personnalité, de manière certaine et exclusive. Il y avait là de la jalousie, de la peur, de la tendresse, de la férocité, de la lubricité, de la bonté, de l’orgueil, de la naïveté. Des morts violentes et douloureuses, des mises bas, des rires, des événements solennels, des après-midis paisibles au soleil de territoires qu’elle ne connaissait pas. Le cynisme de la vieillesse, la fatigue désillusionnée de la maternité la traversèrent.
Et cette cascade de vie pure vint faire éclater l’étau de chagrin qui s’était refermé sur elle.

Inconscience.
Visions bleues, imprécises.
Inconscience.



Patte d’Argent se remit debout, hésitante. Elle avait une sensation de flottement et d’indécision. Il faisait jour dans la petite clairière où elle s’était endormie.
Alors qu’elle refermait les yeux, éblouie, elle se souvint de quelque chose qu’elle avait constaté, et que les anciens du camp lui avaient toujours confirmé : on n’apercevait jamais le soleil, dans les rêves.
Elle ne rêvait donc plus.
Son esprit était clair, comme nettoyé par des semaines de pluie. Sa tristesse était là, mais elle ne lui faisait plus mal ; c’était un sentiment entier, adulte, débarrassé de ses traces de colère et de peur et d’incompréhension. Au revoir, Maman. Elle pourrait le penser sans s’étouffer de pleurs, désormais.
Puis elle se souvint de tous ces visages paisibles, et de la promesse ineffable qu’elle y avait lue.
À bientôt, Maman.
Elle se mit alors à marcher, la tête droite, en remontant ses propres traces. Elle marcha silencieuse et mélancolique jusqu’à ce qu’elle entende la voix des guerriers envoyés à sa recherche dans la forêt. Alors, elle lança un faible cri pour leur signaler sa présence, s’écroula de nouveau sur la terre humide et se laissa porter par la peau du cou, à demi consciente, jusqu’à ce que les voiles noirs d’un deuxième sommeil l’emportent.
Sans rêves celui-là.