Tu es déjà si grand...

Paisible. Tout est paisible autour de lui. Ses pattes se posent l'une après l'autre, tandis qu'en face de lui s'étend l'infini. Il marche, il marche sur l'eau, mais aucun de ses pas ne provoque la moindre onde. L'étendue n'a pas de fin, elle se confond avec le ciel aux centaines de couleurs. Il ne peut toutes les voir en même temps, elles se révèlent petit à petit, parfois même il a l'impression qu'en réalité tout n'est qu'un. Une couleur, un espace. Alors le ciel se prolonge avec l'eau au delà des lignes de l'horizon, il avance, quand-

« AAAH-umpffff ! » Ses yeux s'écarquillent soudainement, son coeur manque un battement et il se retrouve à avaler des touffes de poil gris. À deux millimètre de sa truffe, les yeux pétillants de son mentor le fixent, sa voix éclate brusquement et lui commande de se lever. Et le félin s'en va, laissant son apprenti tout à ses frayeurs, ayant eu l'impression de mourir neuf fois pendant une milliseconde. Son regard se dirige vers Nuage de Meringue et le fixe attentivement, tentant de voir si son cri étouffé l'a réveillé. Fort heureusement pour sa peau, non. Avec un soupir, le jeune se redresse, vacille et se dirige doucement hors de la tanière des apprentis, encore endormi.

Le soleil l'agresse vivement et lui fait monter les larmes aux yeux. Le mâle grogne et continue cependant d'avancer ; il connaît l'endroit par coeur. Il pourrait le arpenter à reculons, les yeux fermés, sans buter une seule fois. Pourtant, le réveil plus que brusque de son mentor adoré l'a quelques peu désorienté et il patauge maladroitement dans le ruisseau pourtant peu profond avant de réussir finalement à s'en extirper, complètement trempé.


« Toujours un plaisir de se réveiller, avec toi, » grogne-t-il à l'intention de son mentor. Mentor qui ne paraît pas le moins du monde culpabiliser, et semble au contraire prendre son pied. Le novice se secoue, envoyant valser une myriade de gouttelettes scintillantes autour de lui - sans se soucier d'éviter à Éclat de Rire cette douche improvisée -, et lève la tête. Un gémissement sort de ses lèvres et il braque un regard désespéré vers le lieutenant. « Tu veux me tuer, aie au moins le courage de l'avouer ! On voit à peine le quart de la moitié du soleil ! »

Dire qu'il n'a pas profité de ces trois jours sans levé aux aurores serait un mensonge. Il a faillit adopter le mode de vie des chouettes ; le jour, dodo, la nuit, exploration du territoire. Il aurait pu continuer comme ça des semaines durant sans que ça lui pose un problème ; la nuit, tout semble changer, si bien qu'à chaque fois c'est une nouvelle découverte. Et puis, il en a profité pour s'entraîner d'avantage à la chasse et la nage. La rivière, sous les étoiles, est un lieu enchanteur, même avec un fort courant. Il n'est jamais allé jusqu'à la mer seul, puisque son mentor le lui a expressément interdit et qu'il n'est pas totalement stupide : avec du courant, et sans force suffisante, même si le novice promet de devenir un nageur hors pair, il se ferait emporter en moins de deux.

« Et que môsieur ne vienne pas me dire que j'ai glandé, parce que c'est faux. Parfaitement ! » lance-t-il en s'éloignant vers la sortie du camp, les muscles engourdis, ravalant le peu de fierté qu'il lui reste. Le mâle n'est pas un chat avec de l'égo, on peut au moins lui attribuer ça comme qualité. Il se fiche bien de paraître bien ou non. Mais au réveil... eh bien, au réveil, c'est forcément un peu plus dur.

« Génial et fort, » se contente de répéter le novice, oscillant entre l'envie d'éclater de rire et celle de tirer la langue et de retourner pioncer.

Si quelqu'un lui demandait de décrire ce qu'Éclat de Rire représente pour lui en un mot, il n'y arriverait pas. À ses yeux, Éclat de Rire est bien plus qu'un mot. Il est un mentor, mais aussi un aîné, un guerrier qu'il admire, un grand frère chiant. Il est ce qui se rapproche le plus d'une famille pour lui, il est celui qui connaît le jeune presque par coeur. Celui qui le réveille avec plus ou moins de douceur, celui qui le force à courir même sous pluie battante en lui hurlant qu'il n'est qu'une feignasse, celui qui lui réplique du tac au tac, celui à qui il joue des tours. En bref, Éclat de Rire est celui qui forge le guerrier qu'il sera demain, et c'est également une des personnes qui compte le plus à ses yeux d'enfant. Et il aura beau rouspéter, grogner, râler contre lui, rien ne changera jamais l'amour sincère que l'apprenti lui porte, au delà des piques et des remarques sarcastiques.

En attendant, l'amour sincère qu'il lui porte reste bien caché et il continue de rouspéter silencieusement. C'est qu'il s'est rouillé, le jeune, en trois jours, et qu'il sait pertinemment qu'Éclat de Rire sera impitoyable avec lui. C'est pour son bien, il l'a comprit, mais pour l'instant... eh bien, non. Il sort du camp, s'assoit dans l'herbe, et, au bout de quelques secondes, son mentor le rejoint. Ce dernier marmonne quelque chose dans sa barbe que le novice ne préfère pas relever, trop occupé à s'habituer à la lumière ambiante. Il reporte son attention vers le lieutenant, alors que celui ci commence à débiter un flot de paroles ahurissant, dans lequel Nuage Turquoise arrive à piocher les mots "combat", "pêche", "endurance" et "nage". Si le premier ne l'enchante pas, le second et le dernier, au contraire, le réveillent parfaitement et il bondit sur ses pattes, soudainement excité comme une puce à l'idée d'aller piquer une tête.

L'eau reste et sera probablement pour toujours son grand amour, il le sait. Il l'a connue dès l'enfance, elle l'a accompagné lors de ses premiers pas, elle a toujours été présente à ses côtés, que ce soit dans les histoires ou sous ses pattes. Elle a réussi à le faire se sentir plus léger qu'une plume, elle lui a fait oublier ses soucis - comme une dispute avec ses meilleurs amis -, elle lui a montré des merveilles sous marines. Le monde aquatique lui est aussitôt apparu comme une merveille, et dès lors, il s'est fait priorité de contribuer à se développement. L'eau l'aimante, Éclat de Rire le sait parfaitement et l'use, en malin qu'il est. Il sait qu'il peut faire combattre son apprenti autant qu'il veut, si à la fin, il y a la promesse d'une baignade et d'une partie de pêche.


« Tu me prends pour qui ? » s'offusque le mâle au pelage charbon en s'ébrouant. Le soleil commence à pointer le bout de son nez et ses premiers rayons chassent son humeur maussade ; il redevient le Nuage Turquoise - celui qui est réveillé - et ses muscles paralysés commencent à se réchauffer, excités par l'idée d'un plongeon prochain. « Je vais te ratatiner, » lance-t-il, un grand sourire aux lèvres. La journée lui semble soudainement meilleure, le temps, plus doux, et le ciel, plus bleu. C'est incroyable comme une petite chose de rien du tout peut transformer la vision de la vie.

Il trépigne, il pétille, il s'agite comme une feuille malmenée par le courant. « Des questions ? J'en ai une. C'est quand qu'on commence ? » Et il s'élance, laissant derrière lui Éclat de Rire, le camp et sa paresse.
« Le dernier arrivé a perduuuu ! » Son cri se perd, emporté par la brise. Il est déjà loin lorsque ses mots parviennent à son mentor. Le vent lui fouette le visage, sa respiration s'allonge, ses foulées sont rapides et impatientent. Il veut déjà être rendu au Delta. Sous ses pattes, l'herbe est tendre, il fait voler la rosée en une myriade de gouttes autour de lui, il dérape, se redresse et continue sa course effrénée, persuadé d'arriver bientôt au Delta.

Sauf qu'au bout de quelques minutes, le temps se fait long, et déjà il s'essouffle. Ses foulées ralentissent, ses poumons commencent à le brûler. Merde, c'est aussi loin que ça ? Il ne se souvient pas... oh, mais, ça fait un moment qu'il n'y est pas allé. Il s'insulte intérieurement lorsqu'il se rend compte de sa bêtise. Trois jours sans s'entraîner et le voilà qui a perdu toute son endurance. Lui, son truc, c'est la vitesse, le sprint. L'agilité. Il avait à peine commencé à amasser de l'endurance - grâce à l'entraînement intensif d'Éclat de Rire - que déjà il l'a perdue, à cause de trois petits jours. Trois foutus jours passés à explorer les sentiers ! Il peste, il rage. Que dira Éclat ? Que pensera-t-il de lui ? Le trouvera-t-il arrogant, nul ?

Non ! Non, il ne veut pas. Surtout pas. Il ne veut pas paraître ainsi aux yeux de son mentor. Alors il redouble d'efforts, se promettant, alors que sa respiration se fait difficile, de ne jamais refaire cette erreur stupide. Mais toute la volonté du monde ne peut lui faire récupérer trois jours de paresse, et bientôt il distingue, parmi les bruits environnants, celui si caractéristique d'une course derrière lui. Éclat de Rire est déjà là, et lui est entraîné. Dans quelques minutes, ils arriveront au Delta, mais Nuage Turquoise sera épuisé.

Quel idiot.