D'OS ET DE RONCES ׀׀ Pluie, VDC Apprentis

Elle revenait d'une matinée étonnamment agréable, passée à initier Nuage Nocturne à l'art de la chasse. La petite chatte mouchetée avait fait preuve d'une remarquable aptitude en la matière, et d'un intérêt tout autant aiguisé, balayant d'un mouvement furtif les appréhensions de Rage de l'Amour. Elle avait eu tôt fait de murmurer un remerciement au Clan des Étoiles de lui avoir donné comme première apprentie une chatte aussi réceptive que la noiraude : cette affaire-là n'allait peut-être pas s'avérer aussi ardue qu'elle se l'était imaginé.

Peut-être était-ce pour cela que son pas manquait de la froide droiture qui la caractérisait, pour revêtir à la place l'élégante souplesse, ignare de tout fardeau, qu'elle avait abandonné au crépuscule de son apprentissage. Libérant Nuage Nocturne de ses devoirs pour la journée d'un battement de paupières, la lieutenante aux longues pattes d'argent resta un instant à passer un regard cristallin sur le camp. Bien qu'ils y fussent installés depuis près d'une lune maintenant, la vision était toujours troublante. Il manquait à ce nouveau chez-soi quelque chose... quelque chose qui lui échappait. Elle avait mis longtemps avant de poser la griffe sur le noeud du problème. L'avait enfin trouvé, et avait sitôt demandé un moment avec Pluie d'Étoiles.  

La jeune lieutenante obliqua vers la tanière du chef. Si rien dans son attitude ne laissait paraître son trouble, fruit de lunes passées à perfectionner ce masque d'argent poli qu'elle rehaussait chaque fois qu'il menaçait de glisser, la frénétique valse de ses pensées battait son plein. Chaque conversation avec son meneur avait le don de l'agiter. C'est qu'il y avait tant de sentiments et ressentiments qu'elle nourrissait envers Pluie d'Étoiles. Honte, de ses failles lors de cette nuit où les pouponnières devinrent un linceul. Gratitude, des secondes chances accordées non par les mots mais par les actes. Dévouement, animée d'une foi qu'elle voulait plus que tout placer en cette pluie d'étoiles déchirant le voile noir qui avait ensevelit leur Clan. Incompréhension, des politiques toujours plus ouvertes, insensées et dangereuses du meneur aux yeux d'ambre. Qu'ils soient ceux de Nuage Nocturne ou les siens, ce regard là ne semblait plus la quitter. Elle ne savait qu'en penser.

« Pluie d'Étoiles ? » miaula-t-elle en passant la brèche du pin mort.  À peine s'y était-elle engouffrée qu'une brise glaciale la précéda, hérissant son poil de chair de poule. « Par les Étoiles, je ne comprends pas comment il t'est possible de dormir ici... j'enverrai les apprentis chercher plus de feuilles mortes et de mousse, c'est un travail baclé. » Elle s'assit droitement et balaya le coeur du pin du regard. Les Étoiles en soient remerciées, Lune Givrée n'était nulle part en vue — la jeune femelle avait déjà du mal à garder l'aplomb de sa voix, criblée de doutes qu'elle avait chaque fois qu'il lui fallait endosser des responsabilités qu'elle se sentait avoir volées. Le regard lourd de reproches de la compagne de Pluie d'Étoiles n'allait pas l'aider. « C'est d'ailleurs à propos de ça que... j'ai demandé à te voir, » dit-elle, immobile, bravant son incertitude. « Quelque chose qui me taraude depuis un moment. Cela fait près d'une lune que nous nous sommes installés ici ; pourtant à y regarder le camp, si ce n'était pour nos odeurs et nos empreintes sur le sol, nul ne s'en douterait. »

Tanières nues, mornes. Camp ouvert, à la merci des cruels vents des saisons froides — de voisins trop belliqueux. C'est qu'après le séisme, il était improbable qu'aucun des autres Clans ne lance une téméraire offensive : du peu d'informations qu'ils avaient pu glaner, tous avaient été touchés. Se remettre sur pattes avait pris du temps. Mais ce temps là semblait désormais écoulé : les saisons aux piles de gibier basses s'avançaient, le ventre creux et les babines saillantes. Pluie d'Étoiles avait déjà en plusieurs occasions abordé ce sujet.

« J'ai donc pensé que nous pouvions peut-être... qu'il serait une bonne idée de faire d'une griffe deux lézards, » repris la guerrière. « Les Anciens et les reines se plaignent de ne se sentir toujours pas chez eux. La tanière des apprentis est pleine à craquer : quand la moitié s'entraîne, l'autre moitié somnole ici. Sans compter que la plupart viennent... d'ailleurs. » Étrangers, étrangers — vers pourris de la pomme. « Peut-être les occuper un après-midi à ceinturer le camp de ronces, à décorer les tanières pourrait être bénéfique pour nous tous, » termina-t-elle, les accents frais comme l'eau sur les rochers et ses yeux rivés sur Pluie d'Étoiles — la gorge sèche. Était-ce ainsi qu'elle était censée s'y prendre ? Avait-elle bien fait ? Aurait-elle dû marquer plus de déférence, prendre l'initiative seule sans lui en parler ? Qu'en savait-elle, au fond ? Elle avait vingt-cinq lunes et trop de poids sur des épaules trop sveltes.