Une intruse particulière ft Nuage d'Abrine

Ft. Tempête Blanche

Allongée sur l’herbe de la rive, non loin de ce qu’elle savait désormais être la frontière entre les terres libres et celles du clan de la Rivière, Nuage d’Abrine restait pensive, les yeux rivés sur ses propres pattes. Elle était arrivée à Valeemar depuis quelques jours désormais et elle avait emmagasiné beaucoup, beaucoup d’informations au sujet de ces lieux et de ses habitants. Ses escapades imprudentes – elle le comprenait  maintenant – l’avait amené à rencontre les chats de trois clans différents et il s’en était fallut de peu pour qu’on le lui fasse regretter.
Il fallait résumer ce qu’elle avait appris : il y avait cinq clans, qui vivaient tous sur des territoires bien délimités et protégés par des guerriers intransigeants – rien à voir avec le petit bout de terrain vague bordant l’usine où elle avait grandi, dont les frontières étaient floues et variaient selon l’énergie du groupe. Ces cinq clans, c’étaient ceux dont elle avait entendu parlé toute son enfance ; et ils étaient encore plus impressionnants qu’elle ne l’avait soupçonné. Il était peut-être possible elle de rejoindre l’un d’eux, mais elle n’était pas certaine de comment, ni de le mériter. C’était une impression étrange, cette illégitimité qui grandissait en même temps que sa fascination et son envie d’en apprendre davantage. Il y avait aussi des chats dits guérisseurs, qui utilisaient les plantes pour soigner leurs semblables – ça, c’était incroyable – et qui avaient un lien privilégié avec le clan des Etoiles. C’était d’ailleurs peut-être bien ce même clan qui lui envoyait ses rêves bizarres, auquel cas elle avait bien quelque chose à faire ici. Tout cela faisait beaucoup pour la petite tête d’Abrine, qui quelques jours plus tôt errait sans but précis dans la nature.

Plus elle en apprenait et plus elle se sentait perdue. La jeune chatte se releva et s’ébroua, ankylosée d’être restée trop longtemps allongée. Elle peinait à rester immobile avec toutes ces pensées : il fallait faire quelque chose. Il lui vint à l’idée de retourner près de la rivière, qui lui apparaissait toujours rassurante, pour pêcher et peut-être, elle l’espérait sans trop se l’avouer, revoir Héros des Nuages à la frontière.
En arrivant aux abords de la rive, Nuage d’Abrine sentit l’odeur plus forte d’un chat et y reconnu le fumet du clan de la Rivière. Elle pressa le pas, tout à coup enjouée, et allait interpellé son nouvel ami lorsqu’elle aperçu l’autre félin et vit qu’il s’agissait d’une inconnue. Elle se stoppa alors, hésitante, un peu penaude, repensant à son altercation avec le matou du clan du Tonnerre et aux avertissements de Nuage Florissant : pas question de se battre ou d’être chassée encore une fois ! Elle songea à faire demi-tour mais réalisa qu’elle paraîtrait encore plus louche et que l’autre risquait bien de la courser, sinon de la rattraper. Tant pis. Peut-être que l’inconnue lui serait sympathique ?

Une belle chatte tachetée lui faisait face ; elle n’avait pas l’air tout à fait commode et elle semblait plus âgée qu’Abrine ; bien plus en forme également, évidemment. Ce constat renforça la volonté de la jeune chatte de faire profil bas et de se montrer la moins menaçante possible. Aussi, lorsqu’elle ne fut pas loin de l’inconnue, elle miaula calmement :

« Je m’appelle Nuage d’Abrine. Je vis sans clan et je suis arrivé sur ces terres il y a peu. Je n’ai pas de mauvaises intentions. »

Ft. Tempête Blanche

Nuage d’Abrine tendit les oreilles en avant.
Décidemment, cette guerrière du clan de la Rivière n’était pas commode ; au moins acceptait-elle de parler un peu au lieu de la chasse illico. Abrine ne perçut pas que quelque chose semblait troubler l’inconnue, trop préoccupée par l’idée de se laver de tout soupçon. Son nom avait déjà induit Nuage Florissant en erreur, quelques jours avant ; il lui fallait s’expliquer cette fois aussi, et justifier qu’elle n’appartenait pas à un autre clan.
Sur le vol des proies, cependant, la chatte n’avait pas tout à fait tort : elle avait en effet consommé un poisson péché dans la rivière, une fois, avant de ne chasser plus qu’en territoire libre. Mieux valait passer cette exception sous silence et montrer patte blanche. Comme la guerrière s’assit, Nuage d’Abrine en fit de même. Gardant à l’œil la queue battante de l’autre, elle réfléchit un instant avant de miauler :

« Le groupe dans lequel je vivais suivais les us des cinq clans et m’ont nommé comme vous le faites, mais je vis seule désormais. »

Elle marqua un temps et regarda autour d’elle, comme pour souligner que personne ne l’accompagnait. Son allure ne laissait de toute manière pas grand doute : si elle s’était davantage nourrie depuis qu’elle était à Valeemar, elle était encore très maigre et son poil était terne. La guerrière du clan de la Rivière, au poil lustré et au corps bien nourri, n’avait rien à lui envier.
Nuage d’Abrine hésita à mentionner le nom de Héros des Nuages, craignant un instant de lui attirer des ennuis ; mais elle ne vit rien d’autre que l’évocation du jeune chat pour justifier sa présence. Elle n’allait tout de même pas lui avouer qu’elle espérait, diffusément, rejoindre le clan.

« J’ai... j’ai rencontré un apprenti du clan de la Rivière, Héros des Nuages, il y a quelques jours. J’espérais le recroiser en venant ici », avoua-t-elle, détournant le regard en signe un peu surjoué de culpabilité. Elle ajouta finalement, fière : « Mais je ne suis pas une voleuse ! »

C’était là la vérité, car si elle avait encore faim, elle n’avait jamais eu l’intention de voler quelque chose à qui que ce soit. Il lui semblait que la rivière était bien assez abondante en proies pour tout le monde sans que ce ne soit vraiment du vol – sa notion des frontières était sans nul doute encore très relative – mais elle se garda bien de donner cet avis-là.

Ft. Tempête Blanche

Nuage d’Abrine écouta attentivement les remontrances méfiantes de la guerrière. Dans quelques lunes, elle pourrait sûrement tenir un discours similaire ; mais pour l’instant, de son jeune âge, la chatte eut l’impression d’être prise sur le fait. L’inconnue n’avait pas tort : l’hiver viendrait, et alors que ferait-elle ? Elle se souvenait à peine du premier hiver de sa vie et elle n’avait aucune idée de la manière d’y survivre sans les siens. Son cœur se serra à cette idée.
La jeune chatte baissa la tête, vexée de voir sa propre naïveté prise en flagrant délit. Elle opina du chef à contre-cœur et miaula, formulant ce qui tenait à la fois de la promesse et du défi :

« Même lorsque l’hiver viendra, je ne volerai pas. »

Restait bien-sûr à savoir comment. Ses rencontres successives avec Héros des Nuages et Nuage Florissant l’avaient laissée rêveuse de pouvoir peut-être rejoindre l’un des clans, mais l’idée était encore trop lointaine pour qu’elle y compte vraiment. Vexation ou non, une promesse était cependant une promesse ; il lui faudrait peut-être s’affamer et peiner à chasser en terres libres, où les proies étaient plus rares, mais elle ne serait pas une voleuse.
Sa réflexion morale s’interrompit lorsque l’inconnue changea de sujet pour la ramener sur la question de ses origines. Nuage d’Abrine agita les oreilles et plongea son regard dans celui de l’inconnu. Parler de sa famille si tôt après leur perte ne la mettait pas très à l’aise, aussi dépondit-elle d’abord à la question concernant l’apprenti du clan de la Rivière.

« Nous nous sommes croisés lorsque je suis arrivée sur ces terres. J’ignorais alors que j’étais sur le territoire d’un clan », se défendit-elle. « Je voulais simplement le revoir ! »

Comment lui expliquer qu’elle n’avait désormais, justement, plus aucun but ? Pourquoi être aussi soupçonneuse ? En réalité trop jeune pour bien se connaître et s’en rendre compte, les deux chattes se ressemblaient en ce qu’elles partageaient visiblement une méfiance naturelle et un sens de l’observation remarquable. Mais Abrine était fière et elle se sentait acculée : elle n’avait pas eu le temps de réfléchir, elle ne voulait pas réfléchir ; car dès qu’elle pensait de trop les images de la dispersion de son groupe lui revenaient en pleine figure, et avec elles le sentiment désespérant de solitude. Son unique but, qui l’avait guidé jusqu’ici, avait été de trouver les cinq clans dont les légendes avaient bercé son enfance. Maintenant que c’était chose faite, elle n’osait rien en espérer davantage.

« Ma mère s’appelait Pelage de Suie. Mon père est mort quand j’étais très jeune », soupira-t-elle en détournant le regard, « alors j’ai été élevé par Etoile du Paradis, notre meneur. »

Elle marqua une hésitation, regardant fixement ses pattes. Elle en avait assez de ressasser le passé – c’était trop douloureux !

« Les humains ont dispersé notre groupe il y a une lune, je crois. »

Les muscles de de Nuage d’Abrine se détendirent légèrement lorsque son interlocutrice elle-même s’apaisa. Leur échange, quoique la guerrière ne l’ait pas chassée, avait été tendue et la jeune chatte avait craint qu’il ne dégénère. Pour elle, qui ignorait tout des véritables habitudes de la vie sauvages, ces premières rencontres étaient un bon enseignement de la territorialité des chats de clans. Si elle-même rejoignait un jour le clan de la rivière, il lui faudrait défendre ses terres de la même manière. Car l’idée prenait forme dans son esprit maintenant qu’elle arrivait à réfléchir. C’était vrai : pourquoi vouloir à ce point parler à Héros des Nuages ? Pour lui faire part de tout ce qu’elle avait appris auprès de Nuage Florissant, c’était vrai ; mais pas seulement. Et si l’apprenti lui offrait véritablement de rejoindre son clan ? Bien-sûr, la vie serait plus douce parmis d'autres chats ; mais surtout elle aurait alors un but et sa vie reprendrait sens. Pouvait-elle oser y croire ?
Elle hésita à faire part de cette pensée à l’inconnue mais se ravisa : pas tout de suite, alors que la tension s’apaisait tout juste. Elle craignait que la guerrière ne hérisse à nouveau le poil.

« Je voulais le voir car il est le premier à m’avoir bien accueillie lorsque je errais sans but », avoua-t-elle en regardant ses pattes, gênée. « Si tu peux lui dire de me retrouver, s’il en a le droit… mais je resterai à la frontière et ne chasserai pas sur vos terres, je te l’assure ! »

Nuage d’Abrine cligna des yeux en signe de paix – la guerrière pouvait toujours lui sommer de partir loin du territoire du clan, après tout. Mais peut-être pouvaient elles encore avoir de bons rapports ? Elle osa alors, soucieuse de continuer à apaiser la situation :

« J’ai beaucoup entendu parler de votre clan. Je vous admire beaucoup et je ne veux pas vous porter préjudice. Je ne veux pas non plus attirer d’ennuis à Héros des Nuages. »

Maintenant que tout était plus calme, Nuage d’Abrine remarquait que la chatte était très belle et avait un air doux, un regard qui lui paraissait étrangement familier.

« Au fait, tu ne m’as pas dit ton nom. »