Je roule avec douceur et précision les muscles douloureux de mes épaules. D’abord la droite, de larges et lents arcs de cercle, puis la gauche, avec davantage de rigueur, maintenant que je cerne mieux jusqu’où je peux l’étirer. Rien de tel qu’une bonne session de combat pour bien commencer la journée ! L’adrénaline a réveillé toutes les fibres de mon corps et, malgré la transpiration qui tapisse ma fourrure, je me sens prête à traverser la forêt de bouleaux entière à la recherche de proie. Alors que je continue de détendre mes muscles encore bouillants en attaquant ceux de mes cuisses, une chatte me percute, et manque de me faire trébucher.
« AOUCH ! Oh merde, enfin pardon Secret des Lucioles, je ne t’avais pas vu enfin si, mais j’étais perdue dans mes pensées… Excuses-moi. »
« Il n’y a pas de mal. », je la rassure aussitôt.
Il est curieux de rencontrer une guerrière qui n’a pas besoin de se dévisser le cou pour me parler. Avec le temps, j’ai pris l’habitude de m’allonger, ou au moins de m’asseoir, afin d’épargner les nuques de mes camarades face aux échasses qui me servent de jambes. Mais la siamoise a une morphologie un peu similaire à la mienne, grande, épaisse, avec des muscles marqués que sa courte fourrure ne masque en rien. C’est intéressant de rencontrer une personne autre que les membres de ma famille dont le museau n’arrive pas à mon torse. Nous sommes toutes deux originaires du Clan de la Lune sur des générations. Peut-être avons-nous un très lointain ancêtre, qui sait ?
« Alors, comment tu l’as trouvé toi cette séance ? J’ai remarqué que tu te débrouillais pas mal au combat ! Moi, j’suis vraiment pas douée… »
Voici cependant le point sur lequel l’on diffère radicalement. Les compétences de la siamoise en chasse ne sont un secret pour personne. Son talent en la matière compense sans aucun doute mes propres lacunes, si grandes que l’on m’affecte bien plus aux patrouilles qu’au remplissage du garde-manger. À l’opposé, ses gestes timides lors de l’entraînement et son obstination à éviter de verser le sang, si proche de celle de sa sœur, Forêt de Bambou, en fait une piètre guerrière. Peut-on vraiment lui jeter la pierre ?
Un instant, une odeur cuivrée monte à mes narines, et un liquide chaud, poisseux, se glisse entre les coussinets de ma patte blanche. Le corps sans vie d’un Hordeux repose, devant moi. Ses iris grands ouverts, plongés dans les miens dans un ultime défi. Je cligne des yeux, et il disparait. Non, vraiment, je ne peux pas. Je ne souhaite ce fardeau à personne.
J’ai échangé avec son ainée il y a plusieurs lunes, et j’avoue que ses principes m’ont déconcerté. Mais aujourd’hui, à défaut de les partager, je peux les comprendre. J’emboite le pas à Source Scintillante, et me place à ses côtés sur le chemin menant au camp.
« Je l’ai trouvée… Revigorante. Mouette Obscure a bien fait de les organiser. »
J’ai toujours autant de mal à me m’habituer à son nouveau nom… Qu’a voulu lui enseigner le Clan des Étoiles en le lui imposant ?
« Si l’attaque du Tonnerre et l’affrontement avec la Horde ont bien prouvé une chose, c’est que nous manquons de bons combattants. Souvenir des Étoiles… »
Je force mon timbre à rester égal malgré la douleur qui me serre la gorge.
« … y a perdu deux de ses vies, et ce bien qu’il n’ait pas été seul. Si les valeurs de la Lune sont honorables, il va nous falloir la puissance nécessaire pour la conserver. Les autres clans voient en notre neutralité et notre ouverture une faiblesse, au point de s’inviter chez nous sans hésiter afin de kidnapper l’un des nôtres. Il est temps de leur prouver le contraire. »
Une fois n’est pas coutume, c’est mon cœur, et mes sentiments qui se sont exprimés par ma langue. Je sais pertinemment que ce n’est pas la question de mon ainée, mais je ne peux m’empêcher d’emporter la discussion à ce même carrefour qu’on avait emprunté avec Forêt de Bambou alors que je n’étais qu’une apprentie. Mais cette fois, je compte bien prendre le temps d’écouter.
« Et toi, qu’en penses-tu, Source Scintillante ? »
Secret des Lucioles