We'll make a warrior out of you [Ft. Aloe]

Aloe Vera a enfin réussi.
Elle a enfin mis tout le Clan de la Rivière à ses pieds. Les mioches, les apprentis, les guerriers, même la cheffe et la lieutenante lui baisent maintenant les coussinets en l’appelant Ma Reine. Elle n’a plus à chasser, plus à se lever à pas d’heure pour patrouiller et découvrir que, oh, surprise, RIEN n’a changé, et surtout, SURTOUT, elle n’a plus à nager. Son poil restera doux et brillant pour l’éternité, ses humbles sujets l’envieront au point de lui demander conseil pour garder leur fourrure aussi soyeuse que la sienne, et tous les beaux mâles n’auront qu’à la voir se déhancher de son allure féline pour avoir le désir soudain et puissant de la câliner, de la vénérer, de lui faire l’…
Aloe Vera. Réveille toi. Et viens avec moi.

Quoi ? Qui ose donc s’adresser à elle de la sorte ? Après avoir été sacrée reine de la forêt, qui se permet donc de lui donner de tels ordres ?
Aloe Vera ouvre difficilement les yeux. La lumière aurait pu lui faire froncer le museau si elle avait été présente ; mais il semble encore faire nuit. C’est pas une heure pour réveiller les gens, ça ! grogne-t-elle intérieurement après avoir jaugé la raison de son lever anticipé. N’aurait-ce pas été Nuit Polaire, elle ne se serait pas gênée pour protester à voix haute. Mais la lieutenante avait un argument imbattable, et la tenait donc comme une souris en cage : son secret le mieux gardé, et le plus embarrassant.

Après quelques minutes à secouer la tête pour chasser le sommeil qui semble s’installer confortablement dans ses lourdes paupières à chaque tentative, Aloe Vera émerge de sa tanière. Elle ne s’est pas pris la tête à se toiletter avec profondeur, juste le strict nécessaire pour paraître présentable ; de toute façon, elle va faire plouf.

« Bonjour, Nuit Polaire. » dit-elle tandis qu’elle lui emboîte le pas. Ou devrais-je dire bonsoir, pense-t-elle en s’efforçant de ne pas traîner la patte.

Il y a dix minutes, tu me baisais les pattes…

L’annonce de la destination des deux femelles - et de la façon dont elle correspond à l’opposé exact de celle de la patrouille matinale, par « pure coïncidence » - ne récolte que le silence d’Aloe Vera, plutôt qu’un semblant de remerciement. Oui, la guerrière a conscience qu’il s’agit là d’une façon pour la lieutenante de lui éviter de croiser qui que ce soit pendant leurs petites virées pédagogiques, mais elle sait aussi que derrière cette « gentillesse » se cache en réalité une menace, une sorte de chantage ; Travaille, ou je cafte. Bien sûr, Nuit Polaire n’a pas grand chose à gagner de ces entraînements dissimulés, ni n’en a quelque chose à faire que l’apprentie improvisée soit démasquée, mais Aloe Vera s’arracherait les moustaches plutôt que de grogner un merci difficile. Elle se contente plutôt de se secouer pendant sa marche pour se réveiller et montrer le respect qu’elle doit à la lieutenante de prendre du temps sur sa journée pour lui enseigner ce qu’elle devrait déjà savoir - bien qu’elle s’en soit très bien passé si elle avait pu.

Alors qu’elles s’approchent du maudit cours d’eau qui va bientôt alourdir son poil soyeux et la transformer en une boule tricolore trempée et emmêlée, la femelle d’ivoire pose une question à son élève du jour. Si elle a quelque chose à dire ? En réalité, Aloe Vera est persuadée n’avoir rien à se reprocher ; le simple fait d’avoir fait quelque chose dont elle n’avait pas envie à répétition la fait se sentir légitime de congratulations. Cependant, ses efforts n’ont pas été très fructueux, et cela ne sera pas suffisant pour la lieutenante, Aloe Vera le sait ; les poissons semblent toujours lui échapper. Elle doit manquer un truc, une subtilité non révélée qui lui glisse entre les pattes comme les poissons de la rivière. Cela ne veut cependant pas dire qu’elle ne s’est pas fait violence pour trouver quoi.

« Si, je me suis entraînée, commence-t-elle en posant son regard de jade sur sa supérieure. J’ai travaillé sur ma respiration et je reste plus longtemps sous l’eau. J’ai juste un peu de… mal (elle manque de s’étrangler sur le mot de la honte) à attraper les poissons. Je leur cours… nage après jusqu’à épuisement, mais ils m’échappent. »

La fin de sa phrase s’est prononcée avec un regard fixé sur les petits cailloux jonchant le sol. Elle ne veut pas regarder la lieutenante dans les yeux en lui disant qu’elle n’est tout simplement pas douée.

Nuit Polaire regarde à peine Aloe Vera lui déblatérer ses excuses — qui, pour une fois, n'en sont pas vraiment. C'est comme si elle n'en avait rien à faire, et qu'elle n'était là que pour se délecter des échecs de la calico. Heureusement que les deux femelles ne marchent pas exactement côte à côte, sinon la lieutenante verrait sûrement l'air vexé et dégoûté de son apprentie du jour. Une lune. Elle lui a donné une lune pour rattraper le retard de nombreuses autres. Et puis, est-ce que ce serait pas la faute de Saumon Fumé, même ? Pourquoi il n'y a qu'elle qui se fait tirer les bretelles, alors que son incompétent de mentor n'a pas fait son taf ? Si on la prend à part pour lui apprendre à nager, pourquoi on prend pas le mentor à part pour lui apprendre à mentorer ?

Toute pensée énervée est bonne à remettre la faute sur tout le monde, sauf sur elle. Plus elle se rapproche de l'eau, plus la réalité et les responsabilités la rattrapent. C'est comme si l'ironie s'était matérialisée, l'avait rattrapée et s'était gentiment penchée sur elle, son petit doigt d'ombre lui tapotant l'épaule et lui chuchotant « bah alors, on a une vie nulle ? »

Nuit Polaire reprend la parole tandis que les deux riveuses se rapprochent de l'eau glacée de la rivière. Le visage tricolore d'Aloe Vera se décompose un peu plus à chaque pas, mais vu qu'ils la mènent à se rapprocher de sa professeure, elle tente de le dissimuler au mieux. Alors en plus, il fallait qu'elle observe !? Qu'est-ce qu'on apprend, en observant pendant une lune ? Que Récif de Corail se dandine bien sous l'eau, malgré leur première rencontre quelque peu ridicule pour lui ? Que de foutus apprentis savent mieux nager qu'elle ? Et puis on l'aurait prise pour qui, là, sur la rive, à observer des chats nager ? Pour une voyeuse ?

« Euh, j'ai du mal à apprendre en observant, commence-t-elle sans vraiment mentir. J'ai préféré consacrer mon temps à l'entraînement, je savais que tu voudrais attester de mes progrès. »

Un frisson lui parcoure l'échine, et elle ne sait pas vraiment si c'est à cause de l'idée que le moment du plouf approche ou des yeux de glace que Nuit Polaire vient de poser sur elle. Aloe Vera préfère les ignorer, se concentrant sur son nouveau petit enfer du jour : l'eau froide du matin.
Elle prend une grande inspiration, et plonge. Son plouf sonne plutôt comme un splatch, ce qui permettra sûrement à la lieutenante d'identifier le premier problème : la calico n'est pas très discrète. Mais comment pourrait-elle le savoir, quand elle s'est entraînée toute seule en secret et que personne n'est sur la rive pour lui expliquer le bruit qu'elle fait depuis l'extérieur ? Déjà les poissons se sont enfuis dans la direction opposée, et la voilà qui leur nage après comme si elle se débattait avec les remous de l'eau. Au moins, il y a un point positif : elle ne s'essouffle pas, et sait désormais remonter à temps pour mieux replonger. Mais il semblerait que le souci soit désormais évident pour Nuit Polaire : son introduction dans l'eau fait fuir les poissons, et elle se retrouve à les courser plutôt que de les attendre à contre-courant en ouvrant simplement la gueule, prête à les accueillir.

Après cinq — longues — minutes d'acharnement, la tricolore remonte et se place sur la rive, s'ébrouant pour profiter des quelques secondes de sécheresse qui accompagneront les conseils avisés de l'immaculée. Elle reprend, la voix rauque d'essoufflement : « Désolée, Nuit Polaire. Tu vois bien que je fais des efforts. » dit-elle plus en preuve de bonne foi qu'en tentative d'ingratitude.

Aloe Vera ne peut s'empêcher de froncer les sourcils à la première écoute des conseils de Nuit Polaire, déconcertée. Pourquoi elle me parle de renards ??? se demande-t-elle intérieurement, caressant l'espoir que la partie de pèche se soit transformée en partie de chasse. Mais après quelques secondes, la métaphore parvient à atteindre son petit cerveau, et elle retient un soupir d'exaspération. Elle est là pour me parler en devinettes ou pour rattraper les leçons pourries de Saumon Fumé !? pense la calico, toujours bien décidée à ne pas se rejeter la faute dessus. Plutôt que de montrer son ennui — elle a un instinct de survie bien acéré, et connait les enjeux de ces entraînements cachés — Aloe Vera hoche la tête silencieusement. Il ne faudrait pas que Nuit Polaire se rende compte du mal que pense son apprentie de pacotille, et cette dernière a toujours été une très bonne actrice. Aujourd'hui, cependant, ses talents théâtraux ne l'aideront pas à échapper à l'eau qui mouille.

Un ébrouement, une grande inspiration et la revoilà qui entre dans l'eau, cette fois-ci en s'y glissant plus qu'en s'y jetant. Les yeux grands ouverts, l'air compressé bien au chaud dans ses poumons, elle colle son flanc à l'une des parois représentant l'extrémité du cours d'eau et attend sagement. Elle prend garde à être assez loin de l'ombre de la femelle d'ivoire pour ne pas qu'elle effraie ses proies, et prie pour en apercevoir une. La calico n'est pas vraiment connue pour sa patience, et quand les poissons précédemment effrayés ne reviennent pas immédiatement dans son collimateur, elle se remet à nager à contre-courant, cependant un peu plus discrètement cette fois-ci : il y a du mieux, mais ce n'est évidemment pas encore parfait — mais ça, l'apprentie improvisée ne possède pas la capacité de s'en rendre compte.

Un poisson se révèle enfin, sûrement porté par le courant. Tes potes t'ont pas prévenu, toi ! célèbre intérieurement la calico avant de bondir hors de l'eau, plantant ses crocs dans la chair tendre. Elle remonte, essoufflée par le simple effort mais aussi par le temps passé en apnée, et va déposer la petite truite aux pattes blanches de sa professeure. Elle s'efforce de ne pas jubiler et de se taire — rare comportement de la part de la petite princesse pourrie gâtée.