Au carrefour de l'inconnu | Souvenir des Etoiles

Une autre nuit sans sommeil.
Une autre aube sans soleil.
Il avait plu toute la nuit, ou presque. Le ciel pleurait un crachin qui pénétrait le pelage, la chair, les os, et donnait d'insupportables frissons. Le jour avait fini par se lever en une pâle lueur derrière la couverture de nuages, mais le soleil restait caché. Une nouvelle journée qui s'annonçait morose et fatiguant, semblable à bien des précédentes. Au moins cette fois-ci, le grand mâle avait trouvé un semblant d'abris. Assis sou une large structure de pierre, il profitait de temps en temps d'un courant d'air avec l'espoir que son pelage sèche un peu. S'il avait été un beau chat dans une autre vie, il avait l'air plutôt hirsute à cet instant précis.

Les longs jours de marche à travers les intempéries avaient terni et mêlé son long pelage, et il avait mis d'avantage d'énergie à trouver de quoi manger et s'abriter qu'à en prendre soin. Sous sa pelisse argentée, son corps s'était affiné et avait perdu les quelques rondeurs qu'il lui restait pour ne garder que les muscles, invisibles mais bien présents. Son regard paraissait plus clair encore sous son pelage mouillé que la pluie fonçait, plus froid.

Il avait mis les pattes sur ce territoire quelques jours avant, et compris qu'il arrivé dans un domaine plutôt peuplé. Cet endroit aux pierres fichées dans le sol portait des dizaines de pistes différentes, plus ou moins anciennes, indiquant qu'un grand nombre de félins se rassemblaient ou au moins circulaient ici. A l'heure actuelle, c'était complètement désert.
Et la chose lui allait bien comme ça.

Il ne cherchait pas la compagnie ou un groupe, mais une si grande densité de chats laissait penser que l'endroit était riche de gibiers, d'abris, de plantes, de tout ce qu'il fallait pour vivre une vie correcte. Restait à savoir si les locaux allaient voir d'un bon oeil sa présence ou non - il ne leur demandait clairement pas d'être ses amis, mais se regarder à distance sans s'attaquer lui conviendrait très bien. Sa lourde queue remua légèrement derrière lui, constellée de gouttelettes.
Lorsque le mauvais temps serait passé, il s'en irait plus au nord pour chasser et flairer plus en détails les pistes qui se trouvaient là. Histoire d'estimer un peu à qui il pouvait avoir à faire. Un regard vers le ciel lui fit comprendre qu'il avait encore un peu de temps devant lui avant que le coin de ciel clair qui perçait à l'horizon ne lui parvienne. Il s'allongea donc sur le flanc et s'affaira à nettoyer ses pattes et ses griffes, encore souillées de sa dernière chasse.

Un frémissement, quelques petits cailloux qui roulent, un changement dans les effluves environnantes ; Archange se figea à ces petits signes qui lui indiquaient que quelqu'un d'autre se trouvait là. Ses oreilles frémirent alors que ses muscle se tendaient légèrement. Il ne vit personne en balayant les alentours du regard, et les poussières qui avaient volé devant son nez lui firent deviner que le nouvau venu se trouvait certainement perché sur une des pierres. Le solitaire resta immobile, alors que le soleil se levait, crant un vif rayon de lumière au milieu des nuages noirs. La pluie s'arrêta enfin, mais toujours pas de signe de l'autre chat.
Mais qu'est-ce qu'il fabriquait ?

Archange n'aimait pas ça. L'idée de sortir lui-même de son abris pour regarder qui s trouvait là l'effleura, mais il n'avait aucune information à sa portée. La pluie avait fait ressortir les odeurs environnantes, et les dizaines de traces de chats masquaient sans doute aussi bien son propre fumet que celui de l'inconnu. Et il était presque certain d'avoir l'effet de surprise de son côté en cas de rencontrer désagréable. Il se redressa lentement sur ses quatre pattes, puis se rassembla sur lui-même. Ss iris glace scrutèrent le plafond de pierre au-dessus de lui, alors que ses oreilles et sa truffe cherchaient le moindre indice sur la position de l'autre, le groupe auquel il appartenait ou simplement qui il était.

Un instant plus tard, ces informations lui étaient servies sur un plateau puisque ce nouveau venu décida presque littéralement de lui tomber dessus. Lorsque la silhouette entra dans un coin de son champ de vision, le solitaire fit un pas salvateur en arrière. Les oreilles rabattues contre le crâne, les yeux plissés en deux fentes claires dans l'ombre du rocher, il jaugea celui qui venait d'apparaître.

C'était un mâle au pelage clair et haut sur pattes, qui atterrit tant bien que mal près de lui - un peu trop près d'ailleurs - et bafouilla aussi en s'excusant. Les muscles toujours tendus, Archange le détailla rapidement du regard et finit par lâcher :

"Qui êtes-vous ?"

Son ton était froid et direct.

L'autre répondit en bafouillant, visiblement peu sûr de lui. Quelle ne fut pas la surprise d'Archange lorsqu'il se présenta comme le chef d'un clan. L'oreille droite du mâle tressaillit, seul marqueur de la profonde consternation qui venait de l'envahir. La carrure et le manque d'assurance de ce matou n'auraient pas laissé soupçonner qu'il puisse s'agir d'un meneur. S'il était l'un des chats les plus puissants et charismatiques de ces nouvelles terres, le solitaire avait sans doute peu à craindre d'eux. A moins bien-sûr que tout ceci ne soit qu'une façade ou un jeu, mais le gros mâle n'aurait pas parié là-dessus. Il y avait dans le regard de ce chat une sorte de... sincérité candide ? Quelque-chose de très sympathique si l'on ne souhaitait pas s'attirer d'ennuis, de plus surprenant si on était supposés mener des guerriers et protéger un territoire.

Il enregistra le nom de sn groupe, le Clan de la Lune. Est-ce que ces chats priaient l'astre nocturne pour porter un tel nom ? Ou vivaient-ils la nuit ? -Non de toute évidence, sinon cette rencontre n'aurait jamais pu avoir lieu- Le cours de ses pensés fut interrompu par une question de son interlocuteur. Celui-ci poussait son espèce de timidité au point de ne même plus croiser son regard - on marchait sur la tête. Archange se demanda s'il suffisait de tuer le chef de ce clan pour prendre sa place - et supposa que non, sinon d'autres que lui y auraient sans doute pensé.

"On peut dire ça." Répondit-il laconiquement.

Il baissa légèrement la tête et, après un temp de silence, ajouta :

"C'est ton territoire ici ? Celui de ton clan ?"

La conversation prenait une tournure intéressante - et gagnait quelques points d'intérêt aux yeux du mâle perle. Ainsi il y avait plusieurs groupes se partageant ce territoire, et tous se réunissaient à la pleine lune à cet endroit. Le solitaire nota cela dans un coin de son esprit en se promettant de se trouver une cache avec un point de vue dégagé pour pouvoir observer tout ça quand la lune serait à son apogée. Ce serait une excellente occasion de voir un peu le panel d'individus dont ces fameux clans se composaient.

Souvenir des Etoiles lui proposa ensuite de lui faire visiter les lieux - il avait vaguement entendu le nom "Valeemar" par un vieux chat sur la route et supposa qu'il avait fini par y arriver. Hm. Ca se réfléchissait comme proposition, c'état sans doute le moyen le plus simple d'en savoir plus sur les environs - même si quelque-chose le fit inévitablement tiquer.

"Tu as le droit d'arpenter les terres de tous les... clans ?"

Est-ce que c'était un privilège de chef ? De surcroît avec un parfait inconnu dans les pattes ? Si oui, ces chats avaient une drôle de conception de la prudence.

"Pourquoi pas." Répondit-il finalement en redressant légèrement la tête.

Comme il s'en doutait, le dénommé Souvenir des Etoiles n'avait pas tout à fait le droit de lui faire faire une visite détaillée des territoires, même en étant le chef de l'un d'entre eux. Le contraire aurait fortement étonné le grand mâle ceci dit. Toutefois l'autre précisa qu'en tant que chef il pouvait rendre de petites visites à ses voisins si besoin - il ne le précisa pas, mais Archange comprit vite que c'était sa présence à lui qui le rendait impossible dans la situation actuelle.

Il ne répondit pas et se contenta d'emboîter le pas au chat clair lorsqu'il quitta leur abris de fortune pour s'écarter de la structure de pierre. Le pas mesuré, il écouta avec attention, tandis que sa truffe frémissait aux odeurs que la terre mouillée exhalait. Il lui faudrait sans doute un peu plus de temps pour vraiment les identifier du premier coup, mais il flaira effectivement les deux traces un peu différentes plus fortes que les autres. Il faisait peu de doute que ces chats marquaient avec attention leurs frontières, et qu'elles ne seraient pas compliquées à distinguer s'il faisait preuve d'un peu d'attention.

Il peina d'avantage à distinguer celles des clans suivants - peut-être parce que l'un d'entre eux avait la même odeur que le chat à ses côtés, peut-être à cause du vent léger qui soufflait dans le mauvais sens. Le solitaire enregistra les repères visuels qu'il avait, notamment la rivière qui coulait à cet endroit-là. Peut-être pourrait-il la remonter pour voir ce qui se tramait à la frontières des territoires, et jusqu'où ils s'étendaient.

"Et ceux qui n'ont pas de clans ?" Finit-il par demander. "J'imagine que leur présence n'est pas... tolérée sur les territoires."

La question était directe, mais il lui avait paru inutile de chercher à faire des ronds de jambe pour donner une préoccupation qui lui paraissait plutôt légitime : lui-même avait-il une chance de pouvoir vivre dans cet endroit - en dehors du cercle de pierres qui était tout de même une zone un peu restreinte, bien que marquée par aucun des clans.

"Archange." Répondit-il simplement.

Il eut une drôle de sensation en le prononçant ; il ne s'était pas beaucoup présenté à d'autres chats depuis qu'il l'avait adopté, non pas parce que c'était chose récente mais parce qu'il avait énormément voyagé en solitaire depuis son ancienne vie. Quelques souvenirs apparurent brièvement devant ses rétines, et il les chassa d'un clignement de paupières.

Les oreilles du solitaire frémirent alors qu'il tiquait à la réponse du chat clair ; ils se méfiaient des chats domestiques ? S'il n'en avait jamais rencontré personnellement, il avait grandi en les considérant comme bien plus faibles qu'eux, vivants une existence entièrement dépendant des Bipèdes et sans jamais que leurs moustaches ne s'abîment dans le moindre combat. Pas de terre ou de famille à défendre, pas de nourriture à chasser - mais à quel prix. Cette remarque ne fit pas grimper les locaux dans son estime. S'ils craignaient les chats domestiques, lui-même n'avait sans doute pas grand chose à craindre d'eux.

La manière dont Souvenir des Etoiles parla de l'intégration de solitaires dans son clan lui fit comprendre sans qu'il aie besoin de plus de précisions que c'était loin d'être monnaie courant et que son interlocuteur faisait plutôt figure d'original. Il semblait y avoir un groupe de chats qui tolérait un peu mieux les sans-clan que les autres ; peut-être serait-il intéressant de naviguer autour de ses frontières plutôt que des autres dans un premier temps. Il n'aimait pas l'idée de compter sur la tolérance d'autres félins - mais il n'aimait pas non plus l'idée de ne rien connaître de cet endroit et pourtant il allait devoir faire avec au moins un temps.

"Non." Répondit-il et sa lourde queue remua légèrement dans son dos.

Il laissa passer un instant de silence et ajouta :

"Je l'ai laissée derrière moi."

Ses yeux clairs, qui s'étaient perdus dans les alentours, revinrent sur le mâle clair à ses côtés et se plantèrent sans hésiter dans ses prunelles ambrées.

"Vous vous appelez les guerriers. La chercheriez-vous, la guerre, chats de clans ?"