Une dette indiscutable || Ft. Mouette Rieuse

Les plaies avaient cicatrisé, il aura fallu du temps et du repos forcé pour que Mouette Rieuse finisse par ne plus sentir la douleur de sa peau tiraillée par les griffures et les morsures de ses adversaires. Heureusement, le Clan de la Lune avait une excellente guérisseuse qui avait su le remettre sur pattes de façon efficace, sans qu’il ne grince trop des crocs à l’idée de rester alité quelques jours. Si ses poils repoussaient enfin et que son épiderme se refermait, il lui restait néanmoins des traces profondes de cette guerre au creux de son esprit. Des souvenirs difficiles qui secouaient son sommeil. Sa culpabilité n’avait de cesse de croître, tandis que chaque soir il prononçait des mots réservés à Vaillance Éternelle, avec espoir qu’ils l’atteignent, de là où il est. Il portait tous les jours ce poids, dorénavant. Il était celui que l’on avait choisi de sauver, au dépit de sa propre vie. Celui pour qui on s’était sacrifié. Celui à qui on avait confié l’avenir de son enfant.

Nuage du Soleil n’avait de cesse de grandir, et si son pelage flamboyant le distinguait de son défunt père, ses prunelles pleines de détermination, elles, lui faisait souvent remonter de vagues réminiscences du guerrier des étoiles. Le lieutenant espérait qu’il l’entendait lui raconter ses journées auprès de son fils, la vie dans le camp depuis la fin de la guerre, la façon dont Souvenir des Étoiles s’était aussi sacrifié pour sauver l’une des siens, sans ne ressentir ni peur ni remord. Il espérait qu’il comprenait à quel point il lui était reconnaissant de lui avoir accordé ce temps supplémentaire sur Valeemar. A quel point il ne saurait quoi faire ou dire pour un jour rembourser cette dette. Les jours et les semaines s’étaient écoulées, mais le poids qui pesait sur ses épaules ne voulait pas lui laisser de répit.

Alors, ce matin-là, il s’était levé tôt, avait organisé les patrouilles et avait rapporté de quoi manger aux Reines et aux Anciens, comme s’il n’était encore qu’un novice. Un jeune en perpétuel apprentissage. La fraîcheur de l’air lui chatouillait les poumons et lui serrait la gorge, il allait falloir s’y habituer, la mauvaise saison imprégnait déjà tout le territoire, le couvrant d’un fin drap blanc. Le gibier s’épuisait plus vite, les maladies étaient plus récurrentes... C’était toujours le moment le plus redouté. Celui où, à nouveau, le soleil les quittait. Et l’incarnation même de cette grande étoile dormait encore dans la tanière des apprentis, se languissant d’un sommeil largement mérité et dont Mouette Rieuse comptait le laisser en profiter, lui laissant la liberté de ses agissements pour aujourd’hui. Il faisait en sorte que cela coïncide avec les jours de repos de Nuage de Lune, pour qu’ils puissent de temps en temps passer des moments entre frère et sœur, il sait combien c’est précieux, surtout pour eux dont la vie familiale fut bouleversée.

Quand il quitta le campement, ses pas le menèrent sur le chemin des Cinq Rocs. Il savait que le moment où il s’y rendrait à nouveau serait différent des autres. Il sera là, à côté de son meneur, méfiant envers autrui. Ce n’était peut-être pas une bonne idée de se rendre en terres libres, mais il se sentait étrangement plus proches des étoiles sur des territoires neutres... Et il nourrissait toujours l’espoir d’un signe, d’une parole réconfortante. D’un souffle balayant sa culpabilité. Le bicolore marchait donc à vive allure entre les arbres, laissant ses empreintes dans la neige, laissant le vent coiffer son pelage et fouetter ses oreilles. Ses oreilles frétillaient, ivres de cette liberté. Quand enfin il se mit à apercevoir les grands rochers, il ralentit.

Une odeur s’était alors mise à envahir ses nasaux, faisant se hérisser naturellement son poil. Il reprit rapidement contenance, analysant la senteur. Un guerrier du Clan de la Rivière. L’autre en face semblait aussi l’avoir reconnu, miaulant une salutation méfiante. Tandis que Mouette Rieuse sorti des buissons pour se présenter à son tour, l’autre s’était lui assied. Le luneux afficha un léger sourire, faisant comprendre qu’il ne cherchait pas la bagarre. Il détailla l’individu un instant. Un large matou au pelage crème strié de quelques bandes plus sombres. Sans crainte, il s’approcha un peu, dévoilant l’entièreté de sa silhouette. Plus petit que lui, il voulait tout de même lui montrer qu’il n’avait pas peur. Il se savait bon au combat et prêt à se battre si on le forçait. Même s’il n’en avait aucune envie. Il venait à peine de guérir de ses blessures passées.



C’était encore tout nouveau de se présenter de la sorte, on pouvait même entendre au son de sa voix une légère incertitude, prouvant que ce poste était encore frais.



D’un geste de tête poli, il salua le plus grand et sûrement plus âgé que lui. Même s’il n’était pas pour se montrer faible, il préférait tout de même se montrer sympathique, bien que sa queue fouettant l'air trahissait sa nervosité. Après tout, il existe d’autres terres libres à explorer, il n’allait pas s’offusquer si quelqu’un souhaitait un peu de solitude. En plongeant son regard ambré dans celui orangé de son interlocuteur, il crut l’avoir déjà vu quelque part. Pendant un instant, il se demanda s’il n’avait pas participé à la guerre. Sûrement, comme beaucoup d’autres chats après tout... Sa curiosité, piquée au vif, ne sut pas se taire et il le questionna tout de même, faisant un pas sur le côté pour signifier son départ.



Une façon pour lui d’espérer que Soir d’Orage n’avait aucune raison de lui en vouloir. Il n’avait attaqué quasiment personne, lors de cette bataille. Il s’était simplement défendu. Sa tentative de paix avait néanmoins échoué... Vaillance Éternelle en avait payé le prix.

Les souvenirs de la bataille étaient flous. Plus que de véritables images, il se souvenait des sons, des odeurs... De son cœur qui battait avec fureur dans sa poitrine, de ses larmes parsemant le corps inerte de Vaillance Éternelle. De ses pattes, tremblantes, qui avaient bien du mal à placer correctement les toiles d’araignées sur les plaies d’Étoile de Jais. Et de la culpabilité qui, petit à petit, avait grignoter son estomac, le faisant se tordre de douleur. La guerre avait laissé des marques profondes et pourtant il n’arrivait plus à s’en rappeler. C’était comme si on lui avait volé une partie de cette soirée. Comme si c’était son subconscient qui avait pris le dessus. Son âme n’ayant pas eu la force d’affronter cela, ce fut son corps qui, sans s’en rendre compte, avait agi. Alors bien que le visage de Soir d’Orage lui fît remonter de vagues réminiscences, il n’était pas capable de le discerner réellement. Mouette Rieuse était toujours debout, la tête tournée vers le plus âgé, la queue au ras du sol. Par ailleurs, le membre du Clan de la Rivière afficha une mine un peu plus amicale, s’adressant à lui avec une sympathie que le lieutenant accueilli avec enthousiasme.

Ainsi, il lui confirma donc qu’ils s’étaient effectivement déjà croisés. Le bicolore l’observa se lever et tituber vers lui, notant donc qu’il semblait être souffrant d’une patte. Par politesse, il ne s'attarda pas plus longtemps dessus et pointa à nouveau son regard dans le sien, s’asseyant à son tour en enroulant sa queue autour de ses pattes et se donnant des coups de langue sur le poitrail pour cacher la nervosité qui grimpait lorsque Soir d’Orage évoqua la guerre. Il sentit ses oreilles chauffer face aux remerciements du chat adverse, gêné de cette reconnaissance qu’il ne pensait pas mériter... Il s’était senti bien inutile, ce jour-là. Il avait perdu connaissance, avait laissé mourir un des siens, son chef avait perdu une vie, Forêt de Bambou avait failli être sévèrement blessée. Il s’en voulait terriblement de n’avoir rien pu faire. Cependant, il était tout de même heureux de constater qu’il avait pu aider quelques personnes, même si elles n’étaient pas de son Clan, lui prouvant qu’il avait suivi les ordres de Souvenir des Étoiles et était resté pacifiste malgré tout. Il remarqua qu’il ne semblait pas être le seul à se sentir déstabiliser face aux souvenirs de la guerre et en fut en quelque sorte soulagé.


Il baissa la tête et afficha un léger sourire, un peu lointain. Il était bien moins bavard que d’habitude lorsqu’il s’agissait de ses “prouesses”. Apprenti, il s’en serait vanté avec ardeur ! Mais dorénavant, il prenait conscience de la sévère gravité des circonstances. Il n’y a rien a retiré de telles atrocités, aucune fierté. Le sang avait coulé inutilement. Le sien aussi, après tout. Assez pour le faire s’évanouir et rester quelques temps chez la guérisseuse, malgré ses plaintes persistantes quant au fait qu’il voulait sortir. Néanmoins, même lui avait pu constater l’étendue de ses blessures. Si Vaillance Éternelle n’était pas intervenu... Il ne serait sûrement plus là pour discuter avec Soir d’Orage. Ce dernier évoqua par ailleurs les nouvelles du Clan de la Lune...


Il gratta le sol du bout des griffes pour s’occuper. Sa queue qui battait doucement l’air trahissait sa nervosité. Mouette Rieuse finit par s’exclamer :


Son regard était attristé, il était peiné par toute cette violence... Ne pouvaient-ils donc pas s’entraider ? Ils l’avaient bien fait, durant la Marée Noire. Il se rappelle avoir fait équipe avec deux membres du Clan de la Rivière, lorsqu’il était encore plus jeune, ça avait plutôt bien marché, malgré leurs habitudes qui différaient. Il recherchait, à travers le plus âgé, une réponse qui viendrait de son expérience. Il manquait cruellement d’expérience. Il était trop jeune, trop innocent. Il n’avait jamais rien connu. Il avait atterri au rang de lieutenant sans même avoir eu à affronter de terribles épreuves... Et maintenant qu’il y était, il avait la sensation qu’il aurait préféré pouvoir se préparer davantage. Qu’il n’était pas prêt. Qu’il était trop jeune, trop candide pour ce monde... Pourtant, ça restait son rêve, son seul objectif. Il ne voulait pas abandonner, c’était certain, mais il avait besoin de réponse. Il avait besoin qu’on le guide, qu’on lui montre la voie à emprunter.

Une brise hivernale souffla sur la clairière, balayant les feuilles humides qui peinaient à se décoller du sol et décoiffant leurs pelages. L’ambre de ses yeux se mêla à celui de son interlocuteur, tentant d’y trouver une pointe d’espoir, une quelconque réponse qui saurait le satisfaire. Mais Mouette Rieuse n’y trouva qu’une tristesse partagée, un voile sombre qui devenait bien trop habituel. Soir d’Orage lui parla de leur instinct, des territoires, de la normalité des ressentiments négatifs, du rejet d’autrui, de conflit. Et le lieutenant de la lune s’avoua un peu perdu, il avait du mal à envisager toutes ces possibilités, alors qu’elles paraissaient si simples. Si naturelles. Mais pour lui, tout ça était flou, superficiel, loin d’être une évidence dans son esprit. Il ne comprenait pas pourquoi des chats devraient se battre entre eux, alors qu’ils pourraient garder leurs terres sans méchanceté. Néanmoins, il savait aussi qu’il existait des félins avides de pouvoir, d’autres qui se fichaient des règles et certains qui étaient loyaux mais trop profondément attirer par les membres des clans adverses . Peut-être qu’au sein même de son clan il existait des camarades qui entretenaient des relations avec des « adversaires »… Au fond, était-ce si grave que cela ? Est-ce que ça entacherait sincèrement leur loyauté ? Il ne savait pas. Il devait y avoir autant de réponses possibles que de chats sur Valeemar.

Le riveux n’avait pas de réponse à lui apporter, du moins pas celles qu’il pouvait attendre, mais il s’en doutait et ne lui en voulait pas. Il avait besoin d’entendre ces réalités-là. Cependant, en haussant ses larges épaules, il continua à s’exclamer, cette fois-ci à propos de la conservation de la paix, d’efforts, d’entre-aide… Oui, il avait raison. Il fallait faire de son mieux, ce serait déjà une excellente chose. Après tout, Mouette Rieuse ne pouvait pas recréer le monde, alors il valait mieux qu’il se contente de faire les choses à son échelle, du mieux qu’il le pouvait. Protéger les siens tout en protégeant ceux qui ne sont pas de sa famille. Il savait qu’aux côtés de Souvenir des Étoiles cette tache sera bien plus aisée, car il partageait cette vision. Soir d’Orage se mit alors à l’interroger sur ses propres réflexions à propos de la prochaine Assemblée. Il n’y avait pas spécialement pensée, mais maintenant qu’il en parlait… Il comprenait cette appréhension, pourtant il avait l’espoir que ce ne soit pas aussi compliqué qu’ils l’aient prédit.



Il n’en était pas véritablement certain, mais il préférait y croire. Il craignait de finir par devenir comme tout le monde, avec l’âge et l’expérience. Il ne voulait pas être belliqueux et agressif. Il voulait rester ouvert et doux, prêt à tout pour autrui. Car un chat reste un chat, qu’importe son clan d’appartenance. Il continua en soufflant un peu, le sourire refaisant surface sur son visage :



Il ria, faisant preuve d’autodérision comme à son habitude. Oui, il aura probablement d’autres choses auxquelles penser. Il sera trop occupé à essayer de paraître plus grand qu’il ne l’est réellement. Mais au moins, il pourra se poster fièrement aux côtés de son meneur. Il pourra porter les espoirs des siens sur ses épaules. Il pourra montrer à tous qu’il s’approchait de son rêve. Qu’il allait réussir, qu’importe les épreuves à traverser.

Certains diraient que Mouette Rieuse était innocent, peut-être même naïf, mais il ne se considérait pas comme tel. Il était conscient des difficultés à venir, de la violence et des trahisons. Néanmoins, il ne souhaitait pas se concentrer sur ces mauvais aspects. Il voulait aller plus loin, être cette lumière qui, contre toute attente, réussirait à illuminer les chemins et les cœurs. Pourtant, il avait déjà constaté son impuissance lors de la dernière guerre, mais il ne souhaitait pas avoir vu les siens mourir en vain. Ce schéma devait cesser. Il n’était cependant pas dupe, cela prendrait des lunes et des lunes, c’était un processus long et compliqué, ainsi il fallait éduquer les nouvelles générations, les pousser à devenir meilleurs. Nuage du Soleil et Nuage de l’Éphémère représentaient pour lui bien plus que de simples apprentis. Il devait en faire de bonnes personnes. Des félins qui protégeraient les siens, les charrieraient et surtout qui ne feraient pas de mal à autrui. Encourager la paix et limiter les effusions de sang, voilà ce qu’il souhaitait pour l’avenir et si cela faisait de lui un naïf ou une âme candide, alors tant pis, il assumerait ce rôle.

Ce n’était guère la première fois que le matou bicolore s’entendait bien avec un chat adverse. Et à chaque fois, malgré sa sensation d’être bien trop jeune, il ne pouvait s’empêcher d’être heureux. Il se prouvait à lui-même que c’était possible. Soir d’Orage était un félin impressionnant, sa large carrure et le ton rauque de sa voix traduisait son vécu. Il avait sans aucun doute bien plus d’expérience en matière de batailles que le lieutenant de la Lune. Une bourrasque de vent lui rappela la fraîcheur de l’atmosphère. Son interlocuteur hocha brièvement la tête, répondant positivement à sa demande. Ils se reverraient. Mouette Rieuse redoutait un peu cette Assemblée, mais il voulait rester le plus optimiste possible. Un tout autre sujet fut abordé. Un peu plus méfiant, le plus jeune garda tout d’abord le silence, avisant son homologue d’un regard curieux. Il finit par hausser les épaules, justifiant sa pensée par son âge. Ainsi, le plus vieux s’assied et entoura sa large queue autour de ses pattes, comme pour schématiser une protection. En effet, le bicolore n’était pas des plus cléments en ce qui concerne les étrangers, mais pour autant il ne s’y opposait pas et ce pour plusieurs raisons.



Mouette Rieuse ne souhaitait pas trop en révéler sur la politique des siens, mais après le choix de son chef concernant le fait de sortir de leur mutisme et de leur neutralité il était bon de faire comprendre qu’un changement était en train de se construire au sein de son Clan et que les choses ne seraient probablement plus ce qu’elles étaient. Les intentions seront différentes, les gens aussi, les décisions seront discutées et surtout... Jamais il n’y avait eu une telle entente au sein du Clan. Tous se serraient les coudes et c’était cette union et cette confiance qu’ils avaient les uns envers les autres qui faisait leur force.