Your eyes tell [Royauté]

Peut-être était-ce sa taille.

Ils ont grandi ensembles, mais Royaume Illusoire ne cesse de se sentir surpris par la taille de Songe de Fierté chaque fois que celui-ci s’approche. Peut-être est-ce à cause de la période durant laquelle ils n’ont pu être réunis, l’un apprenti, l’autre guerrier. Royaume Illusoire n’en avait que peu faire et continuait à passer de son temps avec le plus jeune, mais pas autant qu’il ne l’aurait voulu. Mais à présent, il a l’impression que le temps est passé trop vite, et il n’a pas eu le temps de voir son ami grandir, et voilà qu’à présent il s’est laissé totalement dépassé. Alors il veut rattraper le temps perdu.

Le monde a toujours tourné rond pour Royaume Illusoire. Son cœur n’est pas animé des mêmes tourments qui assaillent ses camarades au quotidien. Il y a en lui cette quiétude paisible naturelle qui le porte comme elle l’a toujours fait. Il n’a qu’à vivre les journées au rythme du soleil et du vent, à écouter le chant de la rivière, sourire et discuter avec ceux qui croisent son chemin. Mais depuis qu’il peut être aux côtés de Songe de Fierté sans interruption ou presque, c’était comme si tout avait soudainement trouvé sa place naturelle. L’harmonie était parfaite. Le monde entier chantait à ses oreilles.

Peut-être était-ce son odeur.

La nuit, Songe de Fierté était là également, et Royaume Illusoire pouvait se blottir tout contre lui, son museau enfouit dans la fourrure fournie de son ami. Ainsi, son odeur formait un écran tangible entre eux et le reste du monde. Royaume Illusoire dormait entouré de cette odeur qu’il aimait tant, et elle pénétrait jusque dans ses songes dans lesquels il retrouvait presque toujours le guerrier gris.

La journée, il la cherche, parfois sans s’en rendre compte. Il sourit automatiquement lorsqu’il la sent enfin, lorsqu’il sait Songe de Fierté tout proche. Il peut alors aller à sa rencontre, frotter son front contre le sien, parler de tout et de rien, simplement pour le bonheur d’entendre sa voie.

Peut-être était-ce ses yeux.

Deux grandes émeraudes charmeuses. Royaume Illusoire aime s’y perdre. Imaginer les secrets qui se cachent derrière. Car il sait qu’il y en a. Parfois, ces yeux se perdent quelque part, ailleurs. Et peu importe combien il essaie, Royaume Illusoire ne peut suivre son ami dans cet ailleurs. Il s’en trouve parfois peiné, pour quelques secondes. Mais il n’en veut pas au guerrier gris. Il est simplement curieux, et un peu inquiet. Il aimerait savoir comment régler le problème, s’il y en a un quelque part. Pouvoir se rendre utile, être à ses côtés, toujours plus proche.  

Son cœur bat la chamade.

Il tangue, roule. Ce n’est pas désagréable, cette danse qui s’opère au fond de lui, ce rythme qui chante dès qu’ils sont ensemble. C’est enivrant même. Ça emporte son esprit, ça le berce, et son corps tout entier se trouve changé devant ces sensations intérieures qui lui montent à la tête. Il se demande d’où vient cette folie qui l’anime, d’où sortent ces folles cabrioles de son cœur, cet emballement de ses songes dès lors qu’il s’agit de son ami.

Peut-être était-il un peu amoureux.

Cette conclusion avait fini par lui venir naturellement. Sans doute tardivement, car il ne savait quand s’était effacée l’amitié pour laisser place à l’amour. Il ne savait pas trop qu’en faire, de cette conclusion à présent. Il avait après tout tout ce qu’il désirait. Des journées par centaines, par milliers, jusqu’à la fin des temps, avec pour seule perspective de les passer auprès de Songe de Fierté. Ils peuvent rester amis si c’est ce que le gris préfère. Des amis qui courent se blottir l’un contre l’autre lorsqu’ils se retrouvent et dorment en formant un seul tas de fourrure informe. Oui, la perspective ne dérange pas vraiment le guerrier clair. Alors il a choisi de ne pas mettre de mots sur ses sentiments, de les laisser flotter ainsi dans l’air, comme un pacte silencieux, une promesse, un cri du cœur.

Ils sont deux, au milieu du Delta. Au-dessus d’eux, un soleil et des nuages joueurs se pourchassent dans le ciel. A leur patte, l’eau coule et chante, et des milliers de gouttelettes lumineuses dansent dans l’air. Au loin, la mer brille. Cette journée ressemble à toutes celles qui devraient suivre, faite de rires et de lumière. Mais pourtant. Il y a parfois cette ombre qui passe sur le visage de Songe de Fierté, lorsqu’il pense qu’il n’est pas observé. Royaume Illusoire pense parfois que son esprit lui joue des tours, mais il croit la voir de plus en plus souvent, cette ombre qui lui engloutit le visage.

Il cherche un instant sous ses pattes, il veut quelque chose pour refaire naître le sourire de son ami. Puis il le voit. Le caillou parfait. Un galet plat et lissé par l’eau, sur lequel un dessin se détache parfaitement. Une sorte de spirale de striures, grises & d’un blanc cassé s’entrelaçant l’une autour de l’autre. Royaume est fier de sa trouvaille, il la sort de l’eau et va la poser prudemment sur le bord, là ou l’eau ne pourra l’emporter.

« Fierté, viens voir ce que j’ai ramassé ! C’est le caillou parfait pour nous deux, tu ne crois pas ? »

Il anticipe avec impatience la réaction du plus jeune, basculant la tête afin de guetter le changement dans ses yeux.

Royaume Illusoire n’est pas de ceux qui s’inquiètent. Il n’est pas des âmes tourmentées, des esprits sans cesse tournés vers quelques sombres secrets, retranchés au fond d’eux même. Non, Royaume Illusoire n’est que sourire et rires et son âme même recèle de cette énergie qu’il ne contient pas et partage autour de lui aux moindres occasions. Il peut parfois être agaçant, à être sans cesse enjoué et enthousiaste, à sembler étranger aux soucis quotidiens des autres. Mais il a du mal à les comprendre ces humeurs négatives, il ne les remarque parfois pas, trop absorbé par la beauté du monde dans lequel lui vit à chaque instant. Mais il n’aurait pas pu ne pas les remarquer chez son ami, ces humeurs. Même lui est bien forcé de reconnaître que ces sourires fondant comme neige au soleil, ces murmures comme sortis de cauchemars la nuit, cette ombre… Non, cela cache forcément quelque chose. Mais quoi ? Il a eu beau chercher, Royaume Illusoire ne voit pas ce qui aurait pu à ce point chambouler Songe de Fierté. Il connaît certaines de ses frustrations d’ambition de jeunesse, peut déceler certains de ses doutes, il aimerait l’aider à s’en débarrasser mais ne sait comment le faire. Il se tient simplement à ses côtés à chaque instant, essayant de lui montrer qu’il est assez là comme il est, parfait déjà. Mais jamais le jeune guerrier n’avait paru troublé à ce point. Ce n’est pas tant la cause de ce trouble que ses conséquences en lui-même qui inquiètent le plus Royaume Illusoire. Il supporte mal l’observer ainsi, tourné vers des choses que lui ne peut pas voir, atteint par des choses dont lui n’a même pas connaissance.

Le chat crème se surprend parfois à espérer pouvoir plonger dans les pensées de son ami. Il aimerait voir le monde à travers ses yeux. Être avec lui, réellement, plutôt que de n’être ce simple observateur passif, incapable de voir, incapable de ressentir, incapable de comprendre. S’il avait plus d’empathie… s’il était capable de comprendre plus facilement les signaux… Mais il n’en est pas capable. Alors pendant un temps, il s’est fait ce soutien silencieux, observant en se demandant, tâtant le terrain.

Jusqu’à aujourd’hui. Cet instant lorsque Songe de Fierté se penche sur ce caillou. Il commence par passer sa patte dessus, en hésitant un peu au début, puis il la fixe comme s’il essayait de lui soutirer ses secrets. Il n’y a aucun secret, la pierre est plate et presque ronde, ses couleurs bien nettes se détachant dans la clarté de l’après-midi. Royaume commence d’abord par s’attendrir devant ce comportement concentré, ravi de l’attention portée à sa trouvaille, avant de déchanter en entendant les mots prononcés par sa moitié.

Il reconsidère le caillou un instant. Après tout oui, peut-être qu’avec cette petite crevasse d’un côté, la forme peut évoquer celle de deux chats roulés en boule l’un contre l’autre. Il lâche un rire avant de frotter son front dans le cou de son ami, mais malgré cela il ne peut s’empêcher de croire qu’il a mis la patte sur quelque chose. Mais comment aborder le sujet ? Malheureusement, il n’a pas l’impression d’avoir énormément de solutions. Et puis après tout, il veut croire que ce problème peut devenir le leur, qu’ils peuvent l’affronter ensemble. Il se laisse un instant profiter du calme de la journée, de son pelage contre celui de Songe de Fierté, du clapotis de l’eau et de l’harmonie de la nature, avant de poser la question.

« J’ai l’impression parfois que tu ne vois plus certaine chose ? Ou c’est peut-être qu’il y a un autre souci ? »

Voilà, il l’a dit. Il y a peu de tâtonnements dans ses mots, il va droit au but et sans détour souvent Royaume Illusoire. Il dit les choses comme il les voit, comme il les pense, et il ne sait pas faire autrement, il ne sait pas tourner tous les mots dans sa tête avant de les dire, trouver des grands et jolis mots qui feront meilleur effet et se feront plus délicat. Il espère que le chat gris ne lui en voudra pas. Il se penche à ses côtés, lui parlant tendrement.

« On peut en parler si tu veux ? »

Ou il pourrait aller chercher quelqu’un d’autre qui pourrait davantage aider que lui. Mais il ne propose pas l’option de revenir en arrière, faire comme si rien n’avait jamais été remarqué. Il sent bien à présent qu’il y a quelque chose là quelque part qui doit sortir, qui doit être dit et pris en compte.