Des(cendres) dans la nuit [PV Desty]

Souvenir Irréel

Qu'il est bon de profiter d'une nuit calme... De temps à autre, le silence nocturne qui règne dans la forêt détend et vide l'esprit d'une manière insoupçonnée. Pour Souvenir Irréel, c'est bénéfique. C'est dans ces moments qu'il est le plus seul avec ses pensées. Pas toujours une bonne chose, en soit, quand les sentiments négatifs affluent. Mais la journée est parfois trop chargée en activités pour qu'il puisse prendre du temps pour lui, alors il abuse le soir venu afin d'être tranquille. Les frontières sont tranquilles, en ce moment. Il pourra faire de la grasse matinée demain puisqu'il avait bien travaillé aujourd'hui. Il ne se permet pas du repos en pleine nuit tout le temps ; seulement quand il sent que sa tête va exploser à cause du trop plein d'informations. C'est rare, mais cela arrive. Quand l'agitation est trop importante d'un seul coup, il lui faut s'isoler de temps à autre afin de se ressourcer. Mais il n'aime la solitude que lorsqu'il sait qu'il pourra retrouver son Clan en revenant. La vie en solitaire ne lui conviendrait pas, de toute manière. Et la domestication, encore moins. Cela lui va, de servir son Clan et de lui être utile, malgré ses maigres compétences. Il aimerait juste... devenir plus fort, même s'il est parfois admiré pour son calme et sa patience qui sont aussi des vertus importantes pour un guerrier digne de ce nom. Mais jamais Souvenir Irréel pourrait prétendre en être un. Pas maintenant.

Longeant le terrain sur lequel se trouve des grandes pierres dressées, la Sentinelle admire les formes que les ombres des rochers produisent sur le sol. Cet endroit mystique semble cacher des secrets que Souvenir aimerait bien découvrir. Cela lui ferait une anecdote à raconter demain au camp. Mais à part les positions particulières de ces dolmens, rien ne semble anormal ou sorti de l'ordinaire. Dommage, se dit le guerrier qui n'aurait pas été contre que quelque chose se produise pour qu'il puisse s'aérer l'esprit et se concentrer sur quelque chose. Il fait le tour d'une des pierres pour y apercevoir les drôles d'inscriptions qui sont gravées dedans. La mousse a recouvert une grande partie, alors ce n'est pas simple de les voir ; mais de toute façon, il ne sait pas les lire.
C'est une présence en approche qui le fait se cacher derrière une des pierres. Dissimulant son corps, il ne laisse dépasser que sa tête pour apercevoir le nouveau venu. Ou plutôt la nouvelle venue.
Cendres de Rosée.

Silencieuse, elle traverse la clairière, son pelage ébène devenu bleu sombre face à la lueur de la lune. Chacun de ses pas semble porter tout le poids des saisons qu'elle a déjà traversé. La lieutenante n'est pas si âgée, mais elle en a vécu, des événements, avant même qu'il ne soit né. Sage et forte, elle incarne les valeurs guerrières que Souvenir rêve de suivre sans pouvoir les atteindre. Dans le mutisme de la nuit, il l'observe de ses yeux ambrés et brillants, sans oser bouger de peur de la déranger. Après tout, les lieutenants et les chefs ont le droit aussi à leur propre moment de solitude et de tranquillité. Il ne veut pas lui retirer ce repos qui lui est peut-être rare, en raison de ses devoirs. Il ne bouge donc pas de sa place, attendant peut-être un instant libre où il pourra s'éclipser pour la laisser tranquille.
Mais soudain, il sent un mouvement sur sa queue et, paniqué, pousse un cri de surprise en tressautant. Sortant de sa cachette par mégarde, il s'aperçoit malheureusement qu'il a révélé sa présence.

« P-P-Pardon ! Je-Je... Je voulais pas... déranger... »

Son cerveau cesse de fonctionner pendant quelques secondes, le poussant à trébucher sur ses propres pattes pour s'étaler au sol comme un chaton qui vient de sortir pour la première fois de la pouponnière. Voilà qui n'arrange pas son affaire. Il a l'air bien ridicule, maintenant.

Elle est venue pour trouver la solitude et se noyer dans les souvenirs. Elle est venue chercher du réconfort dans la nuit et le silence, ces matières premières qui ont constitué son nouveau moi au fil des deux dernières années. Et à force d’emprunter ce chemin, elle s’est perdue.

Les pierres levées ont quelque chose de nouveau ce soir, en plus de leur étrangeté désormais familière. Est-ce une nouvelle odeur ? Cendres de Rosée est si imprégnée de celle de son clan qu’elle ne la remarque pas tout de suite. Ses oreilles se dressent soudain. Elle entend un bruissement, puis une exclamation de surprise ; c’est finalement Souvenir Irréel qui sort de derrière un rocher. Mais il n’a pas fait trois pas qu’il s’emmêle dans ses propres pattes et choit dans l’herbe tendre.

La guerrière laisse échapper un petit rire inattendu… et s’interrompt aussitôt, surprise par sa propre réaction. Depuis quand n’a-t-elle pas ri ? Était-ce la première fois, depuis la mort d’Etoile Sombre ? Elle peine à y croire, et pourtant c’est vrai. Suffisait-il d’une pitrerie, d’une maladresse de chaton pour la faire vivre à nouveau ? Encoure sous le choc, elle reste figée, une patte en suspens. Puis elle secoue la tête et reprend sa marche en direction du félin.

« Ne t’excuse pas, Souvenir Irréel. J’ai l’impression de revoir Petit Saule lorsqu’il apprenait à marcher. »

Sa voix est douce, tout comme son regard, qui a perdu sa sévérité ordinaire. Elle ronronnerait presque à l’évocation de son fils. C’est comme si elle avait deux habits, finalement : lieutenante austère le jour, rêveuse mélancolique la nuit. Deux identités qui ne font plus qu’une lorsque, d’un bond souple, elle prend place sur l’une des pierres, la queue soigneusement enroulée autour de son corps, immobile comme une statue. Minérale.

Et puis elle se rend compte qu’elle a commis une maladresse en comparant le timide guerrier à un chaton et que ce n’est pas ainsi qu’elle l’aidera à s’affirmer. C’est un autre aspect du deuil, une conséquence à laquelle on ne pense pas : sa solitude subie puis volontaire s’est transformée en inadéquation avec le reste du monde. Elle ne sait plus comment se comporter avec ses pairs. Comment avoir une conversation normale. Comment être, tout simplement.

Il y a pourtant une piste évidente : celle de la sincérité. Alors elle s’ouvre, à croire qu’elle est comme sa mère, une fleur qui éclot seulement la nuit.

« Je crois que je regretterai toujours Cerfblanc… la terre où mes enfants, moi-même et ma mère avons fait nos premiers pas. Parfois je crains de ne jamais totalement me sentir à ma place ici. »

Une brise la fait frissonner. Ici, même l’été, les nuits sont fraîches. Pour rien au monde cependant elle ne rappellerait le soleil. Ses yeux se reportent sur la sentinelle, ils brillent comme deux astres jumeaux. Elle est sereine, d’une certaine façon sa présence l’ancre dans le présent, l’empêche de sombrer. Elle est contente qu’il soit là, que ce soit lui, lui qui connaît la valeur du silence et pèse d’autant plus chacun de ses mots.

Elle songe aussi qu’il est l’un des rares qui puissent la comprendre, lui qui a tant perdu, d’abord sa mère dans la bataille, puis son père qui n’a pas fait le voyage. Mais peut-être lui dira-t-il la même chose que les autres : qu’il faut passer à autre chose, penser au futur, sans jamais regarder en arrière. Ceux-là ne comprennent pas, et elle leur souhaite de ne jamais comprendre. Mais Souvenir Irréel, lui, est venu ici comme elle, et peut-être doit-elle y voir un signe. Un encouragement.

« Et puis d’autres fois, comme cette nuit, je viens ici pour contempler les étoiles et me rassure en constatant qu’il s’agit toujours du même ciel. Et que la lune nous a suivis jusqu’ici. »

Elle adresse une esquisse de sourire à son compagnon du soir, ténue, triste et fragile.

« Tout le clan dit que tu as une mémoire prodigieuse… ça ne doit pas être simple pour toi, d’oublier. »

Car oublier, n’est-ce pas trahir ?

Souvenir Irréel

Cendres de Rosée ne lui en veut pas. Au contraire, sa maladresse lui tire un petit rire cristallin qui étonne la Sentinelle par son tintement. La guerrière noire ne rit pas beaucoup en général. Souvenir Irréel ne le lui reproche pas. Elle doit avoir vécu bien des choses, plus qu'il ne pourrait l'imaginer. Quelques détails de sa vie ne sont un secret pour personne, mais le mâle bicolore ne s'attarde pas dessus outre que pour comprendre qu'elle n'a pas eu une vie facile jusqu'à présent, malgré la famille qu'elle a fondé et dont l'un des petits est comparé au guerrier aux yeux ambrés. On lui a souvent dit de ne pas encourager les rapprochements avec des félins plus jeunes de peur de l'infantilisation, mais il sait, en l'occurrence, que la lieutenante ne pense pas à mal. Au contraire, la Sentinelle prend ça comme une flatterie puisqu'il n'est pas sans savoir que la reine de nuit admire et considère hautement ses petits comme tout bon parent qui se respecte. Alors cette similitude, aussi innocente soit-elle, lui réchauffe le pelage. Cendres de Rosée est bienveillante avec les membres de son Clan ; une qualité indispensable qu'un lieutenant digne de ce nom doit avoir. Mais on ne peut pas lui en vouloir d'être réservé également après ce qu'elle a traversé. C'est pourquoi il croit la voir sous un nouveau jour (ou une nouvelle nuit) quand elle lui apparaît au clair de lune avec une expression tendre qu'il n'avait aperçu que peu de fois venant d'elle.

Lorsqu'elle saute agilement sur l'une des pierres, il manque de l'imiter. La surface lisse de la roche se reflètent sous les rayons lunaires pour former une sorte de couche brillante et blanche qui donne envie de poser ses pattes dessus. L'évocation de Cerfblanc, toutefois, arrête le mâle dans sa démarche qui lève son regard doré vers la femelle de jais. Il est d'autant plus frappé par ses paroles alors qu'il croyait être le seul à les partager. Tout le monde semble si à l'aise, sur ces nouvelles terres... Il n'aurait jamais pensé, qu'entre tous, la guerrière noire pourrait avoir de tels regrets à son tour. Souvenir se pensait immature d'avoir du mal à se faire sur ce territoire que le Clan des Etoiles leur avait pourtant promis. Quelque part, cela le rassure de savoir que Rosée pense la même chose que lui, même si ses paroles font peine à entendre.
Comme je comprends...
Il aimerait pouvoir lui dire. L'encourager. Cela ne doit pas être évident non plus pour elle d'avoir de telles idées quand tout le monde autour d'eux est plus que satisfait d'avoir atterri à Valeemar. Et quels territoires ! Ils semblent en effet parfaits en tous points. Les proies y sont abondantes, les remèdes facilement trouvables, les saisons clémentes... Mais il y a dans l'air cette différence palpable avec Cerfblanc qui servira toujours à les dissocier. Il n'y a que la Toison Argentée qui n'a pas bougé, comme l'affirme également la lieutenante. Mais ce n'est pas là-haut que la Sentinelle vit actuellement. C'est dans un monde qui lui est connu et pas si familier que ça à la fois. Régulièrement, comprend-il, la plus âgée baigne son regard dans les étoiles pour y trouver réconfort et intimité. Depuis combien de lunes déjà son esprit se perd-il dans ce ciel immense et infini ? Est-il possible qu'ils les aient souvent regardé en même temps sans le savoir ?
Empathique, Cendres de Rosée reporte son attention vers lui. Pour toute réponse, cette fois-ci, il ne lui adresse qu'un sourire triste en réflexion au sien. Il ne bégaie pas.

« Je... ne cherche pas à oublier. »

Il avoue cela comme une sorte de honte. En effet, si ça lui fait mal, de se rappeler, pourquoi s'efforcer à le faire ?

« Les souvenirs que j'ai de C-Cerfblanc et de mes parents sont douloureux, m-mais... Ils me rassurent aussi, parfois... »

Quelque part, ils sont toujours là, dans un coin de sa tête. Sa mémoire ne lui permet pas de tout retenir comme si c'était un monstre étrange de Bipède, mais il peut revivre des flashs comme s'ils étaient encore réels. Il peut presque par moment sentir la présence de sa mère ou de son père alors qu'il sait que plus jamais il ne pourra sentir leurs pelages contre le sien. Il ne les entendra plus jusqu'au moment où il pourra les rejoindre au Clan des Etoiles. Cœur d'Orange lui garde une place au chaud, il le sait. De son regard opalescent, elle l'accueillera dans le rang des guerriers défunts quand le moment sera venu. Son père s'y trouvera peut-être aussi. Seront-ils fiers de lui ?..
D'un bond furtif, il s'installe sur la pierre juste à côté de la lieutenante. Ses prunelles ambrées contemplent la lune comme s'il pouvait y déceler des formes ou des signes. Incomplète mais lumineuse, elle fait baigner sur eux son éclat argenté comme si elle protégeait les guerriers du Clan qui porte fièrement son nom.

« J'envie ceux qui peuvent oublier, quelque part... Ils n'ont pas... à souffrir de nostalgie, j'imagine. »

Cela doit être si simple, pour les félins nés à Valeemar et qui n'ont jamais connu Cerfblanc, ou pour ceux qui ont vu ces terres comme une telle bénédiction qu'ils n'ont aucun regret quant à leur ancienne forêt. Pour Souvenir et Rosée, cela semble plus complexe. Comme une sorte de deuil qui n'arrive pas à passer. Qui ne passera peut-être jamais. La Sentinelle s'y est résignée, esquissant une nouvelle expression qui se veut optimiste mais qui trahit son chagrin.

« Je s-suppose que quand je rejoindrai la tanière des anciens, eh-eh bien... C'est tout ce qu'il me restera, au moins. Des souvenirs. »

Des histoires à raconter aux chatons. Des détails. Des légendes. Cette fois-là où ils ont quitté les terres de Cerfblanc. Cette fois-là où ils ont combattu un renard. Cette fois-là où il avait rejoint la lieutenante sous le ciel étoilé pour partager les bons moments d'autrefois. Cela lui va bien, de pouvoir se rappeler de choses insignifiantes pour raconter des anecdotes non importantes mais croustillantes aux jeunes dans plusieurs saisons.

« Je ne conseillerais à-à personne de vivre dans le passé. Mais je sais qu'on... Qu'on peut y trouver du réconfort, parfois. On peut pas... forcer les autres à oublier, de toute manière. »

Il ne peut pas revenir en arrière, de toute façon, alors à quoi bon ruminer ? C'est une leçon qu'il s'efforce d'apprendre. Une leçon qui a du mal à rentrer. Et encore, la lieutenante a sans doute beaucoup de regrets, elle aussi. Après tout, elle a bien plus vécu que lui. Alors ce n'est pas le guerrier Sentinelle qui lui fera la morale. Qui lui dira qu'il faut oublier le passé et avancer dans le présent pour se préparer à l'avenir. Mais le passé, quand on ne l'oublie pas, on ne peut que vivre avec.

Le regard que Souvenir Irréel lui adresse à l’évocation de Cerfblanc la conforte dans son idée : elle ne s’est pas trompée, il la comprend. Quelque chose passe entre eux à cet instant, un partage muet de regrets inavoués. Ils ont atteint les terres qui leur étaient destinées, se sont établis là où le voulaient leurs étoiles ; les proies y sont abondantes, la nature foisonnante. Alors, pourquoi souhaiter le retour d’un passé qui ne sera jamais plus ? Au camp, on l’accuse de pleurer une forêt morte, on la soupçonne d’adorer les cendres qui font désormais partie intégrante d’elle-même. Comme si elle avait emporté avec elle un bout de sa terre natale. De sa vie d’avant.

Cendres de Rosée connaît bien ses guerriers. Cela fait partie de ses devoirs en tant que lieutenante : se familiariser avec le caractère de chacun, être consciente de leurs forces tout autant que de leurs faiblesses. Souvent, elle parvient à anticiper leurs réactions… mais ce soir, Souvenir Irréel parvient à la surprendre. Il dit ne pas vouloir oublier. Ce serait tellement plus facile pourtant, se défaire de ses sentiments en même temps que de ses souvenirs… Oublier ceux qu’on a aimés pour cesser, enfin, de les pleurer.

Le guerrier se confie à elle, et elle ne peut s’empêcher de remarquer que sa voix, malgré la culpabilité qui pointe et les émotions qui resurgissent, sa voix se fait plus assurée. Quelque part, elle se réjouit d’avoir gagné sa confiance, et de susciter chez lui une proximité qui dépasse la déférence qu’on doit à son rang. Elle se demande alors si c’est ce qu’a ressenti Etoile Destinée à son égard : lorsque celle qui était alors sa meneuse a cessé d’être un modèle pour devenir une alliée. Cela lui donne un sentiment étrange, de se comparer ainsi à une Etoile, et elle rejette aussitôt l’idée qu’elle puisse en devenir une à son tour. Comme beaucoup, elle pense sa mère immortelle.

La Sentinelle se place à son tour sur l’une des étranges pierres levées, rejoignant ses hauteurs d’égal à égale. Lui aussi cherche la lune du regard, et Cendres de Rosée se demande quelles réponses il espère trouver dévoilées sous sa lumière. Ses paroles font écho à ses propres pensées, cela la rassure de les entendre formulées à voix haute, c’est un peu de sa solitude qui s’envole. Ses épaules sont moins lourdes tout à coup et elle adresse un regard plein de gratitude à Souvenir Irréel. Il possède une sagesse qu’il ignore sans doute, une sérénité qui l’apaise.

« Tu as raison. C’est autant un fardeau que nous portons, qu’une force qui fait ce que nous sommes. Je cherche l’oubli mais cela m’effraie d’imaginer celle que je serais sans mes souvenirs. Même si, comme toi, je ne peux m’empêcher d’envier ceux qui n’ont pas à en souffrir. »

Alors qu’elle était venue là pour s’isoler, elle ressent soudain l’envie de ne plus être seule, pas ce soir, et la compagnie du jeune félin lui est agréable. Quittant son immobilité de statue, elle s’installe plus confortablement sur la pierre, les pattes repliées sous son ventre. Elle ne quitte pas Souvenir Irréel des yeux, s’interrogeant sur ce qu’elle sait vraiment de lui. Elle connaît son histoire, certes, elle est au courant de ses amitiés et de ses timidités ; mais au-delà ?

« Tu as bien des lunes devant toi avant de rejoindre la tanière des anciens. Pense plutôt à tout ce que tu peux accomplir d’ici-là… As-tu des projets, Souvenir Irréel ? T’es-tu déjà demandé quel était le chat que tu voulais devenir – pas seulement pour les rendre fiers, mais pour toi-même ? »

Un sourire et une oreille attentive, voilà ce qu’elle offre au jeune guerrier qui partage ses pensées. Sans avoir besoin de les nommer, Étoile Sombre, Épine de Rosier et Cœur d’Orange sont trois présences réconfortantes à leurs côtés.

Souvenir Irréel

Il y a des blessures qu'on voudrait soigner définitivement. Mais ces dernières, comme le dit si bien Cendres de Rosée, forgent tout autant que les expériences heureuses. La Sentinelle peut sentir jusque dans la voix de sa lieutenante les douleurs d'un passé douloureux que beaucoup doivent ignorer. Il aimerait la consoler. Lui dire des paroles rassurantes qui pourraient l'aider. Mais il n'en a pas les compétences. Il croit ne pas avoir vécu assez encore pour oser parler à une telle guerrière qui a traversé bien plus que lui, quand bien même on ne pourra pas dire que la souffrance des uns est comparable à celle des autres. Il se sent petit. Si petit et si frêle à la différence de cette force de la nature au pelage noir de jais qu'il idéalise probablement bien trop. Il estime pourtant que son aînée mérite bien des honneurs par ses qualités que la forêt entière doit connaître désormais.
On dirait pourtant que ce n'est pas la femelle qu'il admire tant qui se trouve à côté de lui. Elle semble vouloir se présenter ce soir comme une égale et non pas une vétérane. C'est une surprise d'ailleurs quand elle veut parler de lui. Le guerrier crème cligne des yeux, sans comprendre comment on pourrait s'intéresser à sa personne. Surtout une chatte aussi expérimentée ! C'est bien trop d'honneur, et sa timidité resurgit alors qu'il sent tout à coup ses oreilles chauffer à cause de sa modestie.

« Moi ?... E-Eh bien... Comme tant d'autres, je... je veux être utile à mon Clan. Le servir jusqu'à ma m-mort et... Et au-delà. »

Il gratte la pierre du bout de sa patte, gêné d'être le centre de l'attention. C'est qu'il n'est guère habitué. Il n'a jamais eu trop d'occasions de briller ou d'avoir des exploits extraordinaires à raconter, puisqu'il n'a pas vraiment de talents à démontrer.

« Je r-regrette seulement de ne pas être plus s-sage ou cou-courageux ou... ou même fort... »

Et ça le frustre assez, de ne posséder qu'une relativement bonne mémoire. Pas que cela ne peut pas être utile, de se souvenir de beaucoup de choses, mais ce n'est pas ce qu'on retiendra le plus, et à raison, de son point de vue. Il y a des guerriers connus pour chasser des aigles en plein vol, d'autres qui peuvent combattre une dizaine de chats en solitaire sans se fatiguer... De bien belles histoires, en somme, mais lui, il aime bien y croire, en tout cas.

« M-Mais je n'ai jamais t-trop réfléchi non plus à ce que je-je voudrais être... »

Souvenir Irréel n'est pas ambitieux pour un sou, mais il possède une loyauté sans faille. Il n'a pas réellement d'objectif non plus. Certains rêvent d'être chef ou simplement de fonder une famille... Lui, si au moins il pouvait être utile au Clan de la Lune, il serait déjà plus que honoré. Mais il se demande si Cendres de Rosée, elle, a toujours rêvé d'être meneuse. Dans le cas présent, une future meneuse, mais ça implique déjà des responsabilités et une perspective d'avenir toute tracée.

« Est-ce que... Est-ce que c'est difficile, d'être lieutenante ? »

Timidement, il lève ses yeux ambrés vers elle en espérant ne pas aborder un sujet délicat dont elle n'aimerait pas parler. Il ne pense pas que ça soit le cas de la plus âgée, mais il avait eu vent de chats dans d'autres Clans qui avaient accepté le rôle de lieutenant sans y être trop attaché ou par obligation et devoir envers leur Clan.

Alors qu’il lui était apparu plein d’une sagesse insoupçonnée, en réponse à ses questions Souvenir Irréel retrouve sa timidité juvénile. On ne pourrait l’accuser d’aucune fausse modestie tant son embarras est authentique, et la lieutenante ne peut s’empêcher d’en ressentir une pointe d’amusement. De regret, aussi, car cela la peine toujours de voir un jeune guerrier douter de ses capacités. Elle en est persuadée, la Sentinelle pourrait se révéler un élément essentiel pour le clan avec un peu d’encouragement… Voilà que je me remets à penser en stratège, la paix ne m’aura donc rien appris, se rabroue-t-elle néanmoins.

« Ne sois pas trop dur envers toi-même, Souvenir Irréel. Tes qualités brillent aux yeux de celles et ceux qui te connaissent suffisamment, et je peux m’enorgueillir d’en faire partie. Tu n’es peut-être pas le plus fort, ni le plus rapide, mais tu as un cœur bon et une loyauté sans faille que beaucoup devraient t’envier. Et si j’étais trop aveugle pour le voir, Lys aurait tôt fait de me déciller, car elle ne tarit pas d’éloges à ton sujet. »

Les affaires de cœur de son ancienne apprentie ne la regardent pas, mais il n’empêche qu’elle entend beaucoup parler du félin crème lors de ses retrouvailles régulières avec cette dernière – qui se font de moins en moins régulières, d’ailleurs, depuis que la jeune guerrière multiplie les amitiés. Mais la lieutenante ne peut pas lui en vouloir, trop rassurée de la savoir épanouie. Jouant à son égard à la fois le rôle de mentor et de mère, depuis le départ d’Etoile Destinée, elle continue à la surveiller de loin, à s’inquiéter lorsqu’elle ne rentre pas la nuit, alors qu’elle sait pertinemment sa soif de liberté. Parfois, elle envie encore leur jeunesse.

« Tu as encore bien du temps devant toi pour décider qui tu veux être, c’est une chance tu sais. Pouvoir se réinventer chaque jour. »

La glace de ses yeux rencontre l’ambre timide et chaleureux des siens. Elle décide d’être aussi honnête que lui.

« D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être lieutenante. Je portais encore le nom de Petite Rosée que j’étais déterminée à suivre les pas d’Etoile des Déserts », se souvient-elle avec un sourire nostalgique pour la petite furie entêtée qu’elle était alors. « Je suis arrivée au bout de mes ambitions, comme si c’était réellement mon destin, mais la victoire n’est pas aussi douce que je l’espérais. Ce n’est pas difficile d’être lieutenante ; ce qui l’est, ce sont les moments où toutes mes tâches sont accomplies, où le clan n’a plus besoin de moi, et que je me retrouve avec bien trop de temps pour penser. »

Voilà, c’est dit. Ce qu’elle osait à peine s’avouer à elle-même s’échappe tout naturellement de ses lèvres dans l’air de la nuit, porté par un léger nuage de buée. Pourtant, loin de ressentir l’habituel creux dans sa poitrine qui accompagne chacune de ses solitudes, Cendres de Rosée se sent apaisée.

« J’imagine qu’il me faut désormais suivre d’autres rêves », dit-elle alors simplement, autant pour elle que pour Souvenir Irréel et le ciel au-dessus de leur tête.

C’est alors qu’un éclat de lumière attire son regard, juste derrière la Sentinelle, à quelques mètres de distance. Une simple sphère lumineuse d’abord, minuscule, qui semble flotter dans les airs… puis une autre, un peu plus loin, et encore une autre qui surgit dans la nuit ; des dizaines, enfin, comme autant d’étoiles jaunes tombées du ciel, venues éclairer la lande. Si proches que Cendres de Rosée pourrait les toucher, si elle n’avait pas peur de se brûler.  

« Tu as vu ça… ? » demande-t-elle à mi-voix, subjuguée.

Ses yeux s’ouvrent en grand, entre effroi et émerveillement, et elle se redresse de toute sa hauteur sur la pierre qui lui sert de perchoir. Les muscles tendus, prête à pourchasser les lumières comme on pourchasse les rêves.

Serait-ce un signe des Étoiles, une réponse à ses prières ?

Spoiler:

Souvenir Irréel

Son cœur bondit dans sa poitrine et ses oreilles chauffent immédiatement devant les compliments de celle qu'il admire tant. C'est plus qu'un honneur, d'être ainsi considéré par la lieutenante et un plus grand encore de savoir que son amie Fleur de Lys parle également de lui à d'autres. Il se sent flatté et gêné à la fois. A-t-il vraiment autant de qualités ? Si seulement il arrivait à s'en convaincre lui-même... Mais face à des guerriers qui combattent comme des membres du Clan du Lion ou des chasseresses qui peuvent bondir avec agilité sur leurs proies, comment peut-il se persuader d'avoir un talent qui le démarque des autres ?
Cendres de Rosée n'estime pas n'importe qui. Si elle le dit, alors...
Alors peut-être pourra-t-il se dire qu'il vaut autant qu'un autre, et que la Lune ne le blâmera pas tout de suite pour ne pas être un expert en art martial ou en chasse aux aigles. Peut-être que Fleur de Lys, même si elle a un frère réputé pour être un fort guerrier, sait voir la valeur des autres au plus profond de leur âme. Si tel est le cas, alors Souvenir Irréel peut se sentir déjà comblé de compter dans son Clan une camarade aussi fidèle et une lieutenante aussi sage. Mais ses mots l'interrogent. Il est certes encore assez jeune pour savoir ce qu'il va faire de sa vie... La femelle au pelage noir comme la nuit aurait-elle des regrets, sans parler des aléas de la vie ?..
Elle évoque brièvement son passé. Son rêve ambitieux d'être arrivé là où elle se trouve aujourd'hui qu'elle chérit depuis sa plus tendre enfance. Est-elle toujours aussi fière d'être lieutenante malgré ses paroles ? Ce n'est pas une déception, que la Sentinelle perçoit, mais peut-être une sorte de légère désillusion. En un sens, on ne sait jamais à quoi s'attendre, quand on prendre un poste aussi important pour de vrai. Quand on chaton, on pense que c'est simple. Qu'on gagne automatique le respect de ses semblables. Mais est-ce que c'est en devenant lieutenant qu'on devient respecté des autre ou est-ce qu'on devient respecté quand on est lieutenant ? Souvenir Irréel est sûr d'au moins une chose : ses yeux ont brillé d'admiration pour la guerrière en face de lui dès son plus jeune âge, et ils le font encore aujourd'hui. Ils brillent, comme les étoiles qu'elle montre derrière lui.

« Des étoiles filantes... C'est s-si rare !.. »

Elles défilent les unes après les autres, comme si elles cherchaient à aller le plus loin possible. Elles sont aussi belles que peuvent l'être les rêves dont elle parle et qu'elle semble manquer. Et pourtant, à sa grande surprise, la Rosée se dresse pour tendre les pattes vers le ciel, comme si elle pouvait les attraper, comme le ferait un chaton. Un sourire attendri se dessine sur le visage du mâle crème. On oublie qu'ils ont tous été des chatons, même la fière vétérane qui se tient devant lui. Cendres de Rosée est certes une grande guerrière, mais derrière chaque grand guerrier, il y a un grand chaton.
S'il vous plaît, permettez-lui de rêver à nouveau. Juste encore un peu.

« Je suis sûr que tu s-seras une étoile aussi brillante, un j-jour. M-Mais ne nous quitte pas trop tôt, Cendres de Rosée. »

Ses yeux ambrés se posent son aînée. Sa voix est claire, douce. Il sait qu'elle a vécu des choses compliquées. Alors, pour cette nuit, il espère qu'elle aura trouvé un peu de réconfort, et surtout, du repos.