« Art is the power that causes the night to open. » (Antan)

Le soleil était déjà couché depuis bien longtemps. Chant d'Antan était rentré de patrouille quelques heures auparavant, bredouille de chatons mais riche en proies. La chasse avait été fructueuse ; même si ce n'était pas là la priorité la plus urgente ces derniers temps, le Clan ne s'arrêtait pas de vivre et, surtout, ses membres ne s'arrêtaient pas d'avoir faim. Il fallait continuer de remplir les tâches les plus banales, même lorsque le contexte semblait des plus inédits ; en y pensant, Chant d'Antan trouvait ça un peu ironique. Cependant, cela n'avait rien d'illogique.

Il était assez évident que le mastodonte compensait son impression d'incompétence avec la chasse. Il en était d'ailleurs bien conscient, bien qu'il ne le crie pas sur tous les toits de tanières. Chaque jour, il semblait revenir avec deux fois plus de proies que la veille. Il était incapable de rester assis à ne rien faire, de se contenter des quelques effluves aux frontières lors de ses patrouilles. Il ne supportait pas l'idée d'être incapable de retrouver les chatons, non pas pour la gloire, non pas pour son ego ; mais pour sa véritable raison d'être. Une Sentinelle incapable de protéger les siens... c'était du jamais vu, non ? Dans une telle situation, là où un autre chat aurait pu se morfondre, se poser mille et unes questions inutiles, Chant d'Antan préférait agir. Agir pour mettre cette impression cinglante dans une petite boîte, bien rangée au fond de sa tête - sans pour autant l'oublier. Il ne fallait jamais oublier les disparus. Qui partirait à leur recherche, sinon ?

Il y avait déjà une bonne heure que l'argenté était rentré de sa patrouille solitaire, et qu'il avait regardé les siens se servir de ses prises à distance. Il aimait voir les membres de son Clan se nourrir, non pas parce que cela le confortait dans son talent de chasseur, mais parce que le regain d'appétit traduisait un certain regain d'espoir - ou au moins, l'essoufflement de la douleur. Il vit passer ses trois sœurs, ses parents, quelques apprentis, la famille de Muse des Forêts. Tous venaient se servir chacun leur tour sur le tas de proies, parfois un à un, parfois en petits groupes papoteurs. Tous, sauf une membre en particulier. Il commence à se faire tard ; où est Muse des Forêts ?

Il en fallait plus que cela pour alarmer le grand mâle. De nature sang-froid, il ne perdait que très rarement ses moyens, et jamais à une étape aussi avancée du problème - était-ce même un problème ? Il fallait cependant qu'il s'assure de la sécurité de la brune qui, de par sa petite taille, pourrait très sûrement se faire balayer par une bourrasque un peu trop brute. Chant d'Antan secoua la tête comme pour effacer physiquement l'idée de son esprit, se rendant compte qu'il ne pouvait pas juger de la force de sa camarade par sa taille. Ce n'était pas poli.

Alors l'argenté se leva, nettoyant les restes de son repas solitaire. Il prévint son chef de son absence momentanée, et débuta la traque de l'odeur de la brunette. Elle était plus ou moins effacée, mais encore assez épaisse pour que Chant d'Antan puisse en détecter la provenance sans trop de problème. Sa traque le mena ainsi sur le territoire des Pierres Levées, lieu si majestueux, si silencieux. Il repéra de suite la petite femelle, postée bien droite et dos à lui, enfouie dans ses pensées. Elle semblait si paisible, le corps immobile, la queue balayant doucement le sol d'une façon distraite. Elle avait l'air de prier. Ne souhaitant pas s'imposer, Chant d'Antan attendit assez en retrait pour ne pas saisir les bribes d'une conversation qui ne lui était pas destinée, mais assez près pour que la femelle puisse le remarquer lorsqu'elle avait fini. Quand le temps vint, elle le gratifia d'un joli sourire et de douces paroles.

« Nul besoin de t'excuser, Muse des Forêts, lui adressa-t-il en la suivant des yeux alors qu'elle se rapprochait. Le temps passe vite en bonne compagnie. »

Il accompagna ses paroles d'un regard vers les cieux, et la compagnie dont il était question semblait devenir évidente. Là, sous les étoiles, leurs guides semblaient omniprésents.

Muse des Forêts acquiesça aux paroles du grand mâle, et planta de nouveau son regard dans l'immensité de la nuit. Cela devait faire bien longtemps que la femelle se trouvait là, à admirer les étoiles, parce qu'il ne l'avait pas vue de la journée. Certes, il avait été bien occupé et n'avait pas été très présent au camp, mais ses nombreux allers retours l'avaient laissé, à chaque fois, avec la même conclusion : pas de Muse des Forêts en vue. Pourquoi avait-il cherché sa présence à chaque fois, à elle et à personne d'autre ? Il savait où chacune de ses petites sœurs se trouvait, évidemment, mais pourquoi tenait-il tant à s'assurer que la brune soit en sécurité ? Pourquoi elle en particulier ? L'argenté cligna doucement des yeux pour chasser les idées intrusives de son esprit qui, d'habitude, était si clair, si bien rangé. Il se contenta de conclure qu'il ferait ça pour n'importe qui, qu'il ne remplissait que son rôle de sentinelle. Peut-être avait-il raison. Peut-être pas.

Quand Muse des Forêts fit allusion à la bonne compagnie que lui tenait le mastodonte, le mâle lui adressa un regard entendu, plantant ses grands yeux bleus dans la jade de ceux de son interlocutrice. Il détourna ensuite le regard pour le reporter à leurs amies les étoiles, un léger sourire esquissé en coin de babine. Il écouta la question de la tigrée, d'abord silencieusement, puis sur un ton doux, comme pour ne pas déranger l'immensité du ciel : « Je ne fais que ce que j'ai promis de faire le jour où je suis devenu sentinelle. » commença-t-il sur son ton calme si caractéristique.

Il n'aimait pas qu'on le remercie pour ce qu'il faisait, il pensait qu'il ne s'agissait là que de son devoir, que personne n'avait à se sentir redevable pour ses propres engagements. Bien sûr, Muse des Forêts ne voulait pas mal faire, et Chant d'Antan ne voulait pas qu'elle se sente mal d'avoir posé ce qui n'était, après tout, qu'une simple question bienveillante. Il ne teignit donc son visage que de son sang-froid habituel, couplé à une petite touche d'amusement. « Il faut aussi dire que je ne patrouille jamais le ventre vide. » dit-il en se retournant vers la brune, insistant consciemment d'un regard entendu sur son ventre qui semblait bien vide. As-tu mangé aujourd'hui ? aurait-il directement demandé s'il avait s'agit d'une de ses petites sœurs. Dans ce cas, il se contenta du sous-entendu, pour ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas.