There's a part of me that recognizes you | ft. Primerose des Nuages

Ces derniers temps, son visage portait les stigmates de nuits écourtées. À l'instar de nombre de ses camarades, quoique moitié moins habile que les plus âgés d'entre eux à cacher ses troubles, Primerose des Nuages tournait et s'agitait, renâclait et rabâchait. La brutale montée des eaux, quelques nuits auparavant, avait eu raison de ses songes d'ordinaires agréablement peuplés de pléiades éthérées et de plaines où ondoyaient de concert l'herbe et leur rivière bien-aimée, couleuvre verte et serpent d'argent s'enlaçant paresseusement sous les soleils de ciels purs. Bon gré malgré, l'apprentie au caractère qu'une vieille amie de sa mère - prophétesse à la voie manquée sans aucun doute - eut pourtant prévu docile, rechignait à accepter ce passage de relai de la saison des feuilles vertes à la saison des feuilles mortes.

Comme dédommagée par le Clan des Étoiles de l'effroyable déception qu'avait été la fuite de son rêve d'enfant - la tanière des guérisseurs a jamais condamnée à ne lui être connue que comme patiente -, son apprentissage entier ne s'était en effet jusque-là déroulé  que sous la bienveillance des brises tièdes des feuilles nouvelles, puis l'harassante chaleur des feuilles vertes. L'unique orage qu'elle avait cru se voir profiler à l'horizon portait le nom de Fragments d'Onyx ; repenser aux réticences qui ont pu jadis l'animer, à la vue de ce mentor morose qui lui était présenté, lui arrachait aujourd'hui un sourire. Cet orage là n'avait enfin jamais véritablement éclaté, et l'enfant chérie du soleil s'était accommodée de ses violents zéphyrs avec sa douceur habituelle. Que n'avait-t-elle alors à envier à la souplesse des roseaux bordant les entrelacs de leur rivière ?

Non, véritablement, sa mentor était pour l'instant le seul orage au devant duquel l'apprentie au pelage de neige ne frémissait pas. D'autres grondements la privaient du sommeil tant convoité ; d'autres vents la couvraient de frissons. Double enterrement que celui qui s'annonçait ce matin là. Celui de la belle saison, encore, pouvait passer : quoique Primerose des Nuages ne réservât que des œillades douteuses à l’amoncellement de nuages toujours plus important chaque jour passant. L'autre événement était plus sérieux, et bien moins prévisible que l'inébranlable passage des saisons.

Encore peu rassurée des événements passés, éreintée d'avoir prêté mille aides à ses camarades plutôt que de s'entretenir elle-même, elle n'avait qu'entrevu les bouleversements de leur territoire que lui avaient annoncé les autres. Il fallait croire que Fragments d'Onyx, accaparée de son côté par les devoirs autrement plus sérieux que lui incombent sa qualité de lieutenante en ces heures instables, lui avait prêté quelque indulgence et laissé plus de repos que d'habitude.

L'odeur familière de sa mentor à l'orée de la tanière, ce matin gris, lui fit prendre conscience que cette parenthèse implicite venait de prendre une fin abrupte et pluvieuse. La voix de Fragments d'Onyx peina à pénétrer son esprit encore engourdi de sommeil ; plus que l'intention d'obéir à un murmure qu'elle ne déchiffra qu'à moitié, ce fut l'instinct qui lui fit se lever de sa couche et suivre sa mentor dans la grisaille. Comme son palais conservait encore la distante saveur du lait maternel, comme son pelage se rappelait encore de la friction de celui de sa soeur contre le sien, ses muscles conservaient en mémoire la voix de Fragments d'Onyx et y répondaient machinalement, avant qu'elle ne puisse en saisir tous les tenants et aboutissants. C'était un de ces réflexes étranges que la confiance forge, et que le temps seul peut défaire.

Ainsi extirpée du cocon de chaleur et de protection qu'offrait la tanière des apprentis, en proie aux assauts du vent rafraîchi qui balayaient le camp, Primerose mit quelques instants à s'éveiller tout à fait, les paupières encore lourdes et les muscles amorphes. Il ne lui fallut en revanche pas longtemps pour que les trombes d'eau qui dégouttaient du ciel ne commencent à assombrir son pelage et le plaquer en grosses touffes contre elle, l'oppressant comme un étrange étau - déjà elle en ressentait l'humidité sur sa peau. « Dormir, du temps perdu ? Il y a débat à avoir, je crois... » glissa-t-elle, plus pour la forme qu'en réelle protestation - elle connaissait trop sa mentor, après cinq lunes, pour penser l'argument utile. Alors que sa mentor poursuivait, ses oreilles se dressèrent et un éclat traversa son oeil, amusée. « Serait-ce de l'humour ? Attention à ce que les autres ne t'entendent pas - le Clan pourrait penser qu'il y a là un peu d'amour dans ton cœur de pierre, » soupira-t-elle. « Heureusement pour toi, je serai là pour leur rappeler combien tu ne manques pas de trainer ton apprentie s'entraîner à la barbarie du combat un matin de fin du monde - ta réputation sera sauve. »

Elle s'étira prestement, prenant à peine le temps de savourer les craquements qui lui assouplissaient le dos tant la tourmente cinglante semblait augmenter autour d'elles, puis se redressa, impatiente de déguerpir.  « Si le temps s'éclaircit ? Moi qui croyait avoir réussi à te montrer ce qu'un peu de foi dans le monde peut apporter... ma lieutenante, ton pessimisme me désole, » miaula-t-elle, affectant d'un faux chagrin - l'illusion rompue par l'éclair de malice venant illuminer son regard, à présent tout à fait départi des brumes du sommeil. Il faisait gris ? Qu'à cela ne tienne, elle pouvait apprendre à aimer les ciels voilés. Il pleuvait ? Elle danserait sous ces trombes. Il lui fallait exécuter quelques mouvements barbares pour contenter Fragments d'Onyx ? Eh bien. Au fond d'elle, et quand bien même l'action la repoussait, il y avait quelques temps que Fragments d'Onyx ne lui avait administré un compliment... s'il fallait l'impressionner d'une parade ou deux avant d'essayer de l'amadouer pour se tourner vers des activités que Primerose jugeait autrement plus utiles - soit. « Ma motivation t'étonnerait - je regorge de surprises, tu sais. Enfin... allons, avant que je change d'avis et rejoigne Nuage de Frêne et les autres dans leurs litières, te décevant jusqu'à la fin de mes jours, » dit-elle, jetant un coup d'oeil malheureux vers la tanière des apprentis avant de se placer instinctivement derrière Fragments d'Onyx, prête à suivre sa mentor où celle-ci voulait bien la mener.

Il y avait, comme on l'a dit, des réflexes dont on se débarrassait bien difficilement.