S'éclaircir l'esprit | Ft. Nuage Florissant

Le courant glisse entre ses pattes. L’eau est limpide, et laisse apparaître le sol rocheux de son lit. Nuage d’Abrine est debout dans le cours de la rivière. Tout est sombre autour d’elle et seule la lumière de la lune se reflète dans l’eau claire. En levant la tête vers le ciel, elle s’aperçoit que les étoiles semblent la regarder. Autour d’elle les arbres s’agitent et le vent lui apporte une odeur d’herbe musquée. L’odeur lui est étrangement familière, comme si elle l’avait toujours connue. Forte. Prenante. Rassurante. Devant elle se tient à présent un guerrier étoilé sans visage mais à l’air serein. Il lui semble que l’odeur vient de lui. Abrine ouvre la bouche, veut lui demander qui il est. Aucun son ne sort. Le vent se fait plus fort, le courant plus dur. Il lui semble qu’elle va perdre pieds.

Nuage d’Abrine ouvrit brusquement les yeux. Elle s’était assoupie à l’ombre d’un bosquet, encore endolorie par la course effrénée qui l’avait conduite en sécurité, hors du territoire du clan du Tonnerre. Une saleté de clan, songea-t-elle en remuant ses pattes ankylosées par le sommeil. Sa deuxième rencontre avec un chat sauvage ne s’était pas déroulée aussi bien que la première : elle se sentait idiote. Elle avait été naïve et imprudente : bien-sûr que les chats sauvages défendaient leurs territoires ! Comment avait-elle pu l’ignorer ?
Dans le groupe qui l’avait vu grandir, quelques solitaires erraient autour de l’usine et ils s’étaient souvent vus chassés : c’est qu’il n’y avait certainement pas assez de proies pour tous sur le terrain vague. Elle avait pensé que la forêt luxuriante et la rivière abondante rendaient les rapports entre chats plus cordiaux ; et puis elle n’était pas une ennemie, seulement une chatte errante. En son état, il lui semblait qu’elle ne représentait pas grande menace et elle avait cru à un accueil chaleureux.
Que faisait-elle ici ? Avait-elle bien fait de rester aux abords des territoires des clans ? Tout à coup, la certitude qui l’avait habitée à son arrivée lui parut bien bête : qu’est-ce qui pouvait lui laisser penser qu’elle était à sa place, ici, plus qu’ailleurs ? Tout ça parce qu’on lui avait raconté, enfant, les histoires des cinq clans ?

Le jour touchait doucement à sa fin et le soleil éclairait l’herbe d’une lumière dorée. Le paysage était beau mais Abrine n’avait plus la tête à s’émerveiller. Elle se releva doucement, courbaturée, encore souffrante après son escarmouche avec le matou du clan du Tonnerre. Comme une plaie béante dans son esprit, la fatigue laissait s’engouffrer des pensées douloureuses : elle se sentait seule, sa mère et son frère lui manquaient. La sécurité relative de l’usine lui manquait. Les longues colonnes de fumées, nauséabondes mais familières qui s’élevaient des cheminées, lui manquaient. A quoi bon ?
La chatte s’ébroua. Il ne fallait pas se laisser abattre, ou c’était la mort à coup sûr ; l’instinct parlait. Et puis il y avait ces rêves, de plus en plus étranges et précis, depuis qu’elle était arrivée aux environs de ces terres, et qui semblaient lui dire qu’elle était au bon endroit. Si elle remettait en doute sa certitude première – que ces rêves avaient un lien avec le clan des Etoiles – elle persistait à vouloir y voir un signe. C’était peut-être parce qu’elle n’avait rien d’autre auquel se raccrocher : mais c’était au moins quelque chose. Oui : il ne fallait pas se laisser abattre.
Nuage d’Abrine regarda autour d’elle : en fait, elle était dans une petite clairière aux couleurs et aux fumets étranges. A l’ombre des arbres poussaient de nombreux petits champignons colorés dont il lui semblait qu’il ne fallait surtout pas s’approcher de certains ; d’autres lui semblaient peut-être comestibles, et elle se demanda ce qu’il se passerait si elle en mangeait. Il y avait quelque chose de paisible dans cet endroit, et la chatte se détendit un peu au fur et à mesure qu’elle observait les hautes herbes qui l’entouraient. Elle fit quelques pas, huma l’air fort d’odeurs de plantes qui lui évoquèrent le rêve qu’elle venait de faire.
Il y avait autre chose, cependant : une odeur de chat que, elle en était sûre, elle n’avait pas sentie l’instant d’avant. Un frisson la parcouru au souvenir de sa dernière incartade : elle n’était pas sûre de pouvoir s’enfuir à nouveau. Elle était cependant certaine de n’être sur aucun territoire – elle n’avait pas sentit de marquage. Peut-être que la rencontre ne serait pas aussi désagréable que la dernière ? Sa voix s’éleva dans le silence de la clairière, hésitante :

« Il y a quelqu’un ? »

Les oreilles penchées en avant, muscles tendus, Abrine restait à l’affût. Il ne fallut pas longtemps pour qu’une réponse se fasse entendre, et la jeune chatte fit volte-face. La jolie chatte bicolore qui lui faisait face était plus petite qu’elle – qui ne l’était pas – mais semblait bien mieux nourrie qu’elle, remarqua-t-elle d’abord, comme pour évaluer ses chances en cas de dérapages. Elle n’avait aucune envie de se battre mais elle n’était pas sûre de pouvoir faire confiance en ses congénères. Comme les autres chats qu’elle avait rencontré depuis son arrivée à Valeemar, l’inconnue avait une odeur singulière mêlée de celles de nombreux autres chats. Un chat de clan, donc, devina la solitaire. Elle ne reconnût cependant ni l'odeur de la Rivière ou du Tonnerre, qu'elle connaissait pour être longtemps resté aux abords de leurs terres.
Elle hésita un instant à courir à toutes jambes mais, puisque la rencontre était faite, elle s’approcha à son tour, l’échine légèrement courbée. Elle s’étonna de la question de l’inconnue qui s’enquît de son état et se demanda si c’était un piège pour mieux saisir son état de faiblesse : mais elle ne devinait aucune animosité dans son intonation. Après une dernière hésitation, elle répondit :

« Euh… je ne crois pas. » Elle avala sa salive avant de poursuivre : « J’ai eu une mauvaise rencontre avec, euh… enfin, je crois que ça va, je suis un peu endolorie. »

Sa voix était encore rocailleuse de n’avoir pas beaucoup parlé ces derniers jours, et ses paroles étaient maladroites. Il fallait dire qu’elle n’avait pas l’habitude de parler à des étrangers et qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle devait dire. A mieux regarder l’inconnue, elle fût saisie par la désagréable sensation d’infériorité, comme si elle avait eu tout à envié à l’autre chatte. Elle se redressa instantanément et, quoique sans paraître vraiment agressive, plongea les yeux dans ses iris bleues.

« Tu es un chat de clan, non ? Je m’appelle Nuage d’Abrine. »

Pas question de trop en dire tout de suite – elle réalisait maintenant qu’elle avait eu de la change lors de son entrevue avec Héros des Nuages, et il n’était pas question qu’elle laisse cette chatte avoir davantage le dessus. Il lui semblait qu’elles n’étaient pas plus rassurées l’une que l’autre, mais la prudence était mère de sûreté : c’était son nouveau mot d’ordre. A bien la regarder, elle n’avait pas l’air beaucoup plus âgée qu’Abrine.
Son rêve lui revint en mémoire et elle réalisa que l'étrangère sentait aussi fort les plantes. Etrangement et sans qu'elle sache dire pourquoi, ce constat la rassura.

« Je suis désolée si je me suis approché de ton territoire. »

Nuage d’Abrine s’ébroua.

Ft. Nuage Florissant

L'inconnue resta un moment à bonne distance de Nuage d’Abrine, ce qui contribua à l’apaiser davantage. Son cœur battait fort dans sa poitrine, mais elle réalisait lentement que l’autre ne semblait pas avoir d’intention hostile à son égard. Quoique la tension subsistait Abrine se détendit imperceptiblement après avoir parlé, quoique restant bien droite, campée sur ses quatre pattes.
Nuage Florissant, nota-t-elle en son fort intérieur en détaillant la chatte qui lui faisait face. C’était un nom doux, qui lui évoquait ceux de ses frères et de ses compagnons solitaires. Il avait en cela quelque chose de familier, réconfortant, et à l’entendre elle se sentit tout à coup rassurée, comme si les présentations avaient pu créer un pont entre leurs deux mondes.

« Mais je n'arrive pas à cerner à quel clan tu appartiens ? »

Les oreilles d’Abrine s’agitèrent : c’était vrai, son nom pouvait bien laisser penser qu’elle appartenait elle-même à un clan, puisqu’il lui avait été donné en suivant les coutumes de ceux-ci. Elle eut à cœur de détromper la jeune chatte, un peu pris de court, mais elle n’en eu pas le temps. Un peu abasourdie, resta sans ciller en écoutant la tirade de Nuage Florissant – quel débit ! De la chance : elle avait raison. Si la chatte appartenait au clan du Vent, cela signifiait qu’elle avait réussi à rencontrer les chats de trois clans en l’espace de quelque jours : une prouesse d’inconscience se houspilla-t-elle. Mais elle n’eut là encore pas le temps de culpabiliser davantage – d’abord parce que tout allait bien, ensuite parce que l’autre lui donnait de nombreuses informations qu’elle n’arrivait pas à saisir.
D’abord, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un guérisseur, ni de pourquoi elle avait une chance particulière d’en croiser un ; ensuite, elle n’était pas certaine d’où était la frontière ; et puis elle aurait voulu poser mille questions au sujet du clan du Vent. Et pourquoi est-ce qu’elle se fichait des territoires ? Elle venait de lui dire qu’elle appartenait à un clan !
Nuage d’Abrine resta un instant silencieuse, clignant des yeux, avant d’esquisser un sourire. Elle se demanda si l’apprentie était mal à l’aise et si c’était pour ça qu’elle parlait si vite. Toute crainte avait quitté son corps et ne restait que la curiosité.

« Euh… je n’appartiens à aucun clan. » Répondit-elle d’abord, toujours un peu hésitante, avant de reprendre :  « Ma famille admirait beaucoup les clans et nous ont élevé selon leurs coutumes. Je viens des abords d'une usine, sur le territoire des humains. Je suis arrivé ici il n’y a quelques jours. »

Après un temps, en guise d’ultime signe d’amitié, Nuage d’Abrine décida de s’asseoir. Elle huma l’air une fois de plus, pour s’imprégner mieux de l’odeur de ce nouveau Clan qu’elle rencontrait : il lui faudrait s’en souvenir pour éviter de s’aventurer aux mauvais endroit.
Elle eut une nouvelle pensée pour son groupe dispersé : il y avait tant de choses qu’eux-mêmes semblaient avoir ignoré. Qu’auraient-ils pensé de ce qu’elle était en vivre, ici, sur les terres de Valeemar ? Accomplissait-elle, en quelque sorte, les dernières volontés qu’ils avaient pu avoir ?
Ses oreilles s’agitèrent tandis qu’une autre question lui venait, tout à fait fondamentale : qu’est-ce que c’était, un guérisseur ? Au vu de la manière dont Nuage Fleurissant s’était présenté, ce devait être quelque chose de particulier et même de très important.

« Excuse-moi, mais qu’est-ce que c’est, un guérisseur ? »

Ft. Nuage Florissant

Nuage d’Abrine perçut tout de suite l’étonnement de la jeune chatte du clan du Vent lorsqu’elle l’interrogea. Elle agita les oreilles, un peu vexée, mais attendit patiemment d’en apprendre plus : il fallait bien se résigner à l’ignorance, puisqu’elle avait grandi si loin des chats de clans. Elle était arrivée avec l’impression vaniteuse de déjà connaître tout ce qu’il y avait à connaître de la vie sauvage, mais elle était bien obligée désormais de constater ses – nombreuses – lacunes. Aussi, Nuage Florissant semblait toute disposée à l’aider à les combler et, sa petite vexation passée, Abrine lui en était reconnaissante.
Aussi écouta-t-elle avec attention le discours de la guérisseuse sur sa fonction, ses propres yeux s’écarquillant un peu plus à chaque parole.

Des chats qui pouvaient reconnaître les plantes toxiques et comestibles ? Qui soignaient avec ces dites plantes ? Un instant : les plantes pouvaient soigner les chats ? Vouer sa vie à soigner les autres – avec des plantes ? Pourquoi est-ce qu’Etoile du Paradis, leur meneur, n’avait-il jamais parlé de ça ? Pourquoi personne dans leur groupe n’avait jamais été guérisseur ? D’ailleurs : comment devenait-on guérisseur ? Les plantes pouvaient, vraiment soigner les chats ?
Nuage d’Abrine s’ébroua, tâchant de mesurer l’ampleur de ce qu’elle venait d’apprendre, pendant que Nuage Florissant finissait de parler. Elle regardait la jeune apprentie avec un regard nouveau, plein d’admiration, se retenant de poser mille questions. Un miaulement lui échappa finalement :

« Le clan des Etoiles ! »

Elle se tût tout à coup, ne sachant plus vraiment ce qu’elle avait voulu ajouter. Elle s’était raccrochée au seul élément connu dans le discours de la jeune chatte, et la mention du clan des anciens guerriers lui avait rappelé son rêve : devait-elle en parler à Nuage Florissant ? Elle réfléchit très brièvement. Elle craignait de passer une illuminée, mais elle ne réalisait pas la portée de ses paroles ; aussi s’écria-t-elle, naïvement :

« C’est drôle, tout à l’heure j’ai rêvé d’un guerrier étoilé qui sentait très fort les plantes. C’était peut-être un guérisseur du clan des Etoiles ! »

Cette rencontre inattendue redonnait à Nuage d’Abrine toute la jovialité qui avait été la sienne dans son enfance. Elle s’était beaucoup assombrie depuis la disparition de son frère, enlevé par les bipèdes, et encore plus depuis la dispersion de sa famille ; mais rencontrer Nuage Florissant lui apportait un second souffle. Elle était émerveillée d’apprendre l’existence des guérisseurs et de tout ce qu’ils impliquaient – quoiqu’elle n’avait pas vraiment écouté la partie concernant les restrictions, cela faisait beaucoup d’informations et de détails à retenir. Il lui sembla tout à fait cohérent que des chats extraordinaires soient comme au-dessus des relations claniques, car il lui semblait que leur savoir en plus d’être précieux devait être difficile à acquérir – elle jeta un coup d’œil à toutes les plantes qui les entourait et songea qu’elle serait incapable de les différencier. Elle en avait en tous cas tout à fait oublié la méfiance qui avait imprégné leurs premiers contacts. Se dandinant sur ses pattes d’excitation à peine contenue, elle repris tout de suite :

« Alors toi, tu as déjà soigné beaucoup de chats ? Tu arrives vraiment à reconnaître toutes ces plantes ? Est-ce que tu parles beaucoup avec le clan des Etoiles ? »