Dreams flow, a star shines - Pluie d'Étoiles

Dreams flow, a star shines.
Pluie d'Étoiles
Lune 1213


Il y est enfin. Pourtant, debout devant l’entrée de la grotte, Cœur de Pluie hésite. Il jette un coup d’œil derrière son épaule, Épine est là qui l’attend. Sa présence rassure le tigré. Une partie de lui veut fuir, loin, très loin. Ce n’est pas là son rôle, c’est un concours de circonstances étrange qui l’a mené ici. Il n’est pas fait pour devenir chef, il n’a pas les épaules … Et pourtant, c’est bien lui qui se tient là devant les Cristaux de Lune. Il pense à tous les chefs, de tous les clans, qui l'ont précédé. Combien ont expérimenté cette même angoisse ? Tous, ou presque ? Probablement. Outre les responsabilités, c’est ce qu’il risque de voir une fois endormi qui l’inquiète. Le Clan des Étoiles … C’est bête. Il y a cru toute sa vie, et voilà que venu l’heure de la rencontre, il doute.  

Il doit se calmer. Le chasseur fait le vide dans sa tête, il laisse le son de la cascade couvrir le bruit de ses pensées. Et finalement, relevant la tête, Cœur de Pluie s’avance vers les Cristaux et se place contre eux, les paupières closes.

Lorsqu’il ouvre de nouveau les yeux, le guerrier se trouve dans une clairière à l’aura étrange, entourée de pins. L’endroit ressemble autant à Cerfblanc qu’à Valeemar. Devant lui se tiennent huit silhouettes dont il distingue peu à peu les visages. Pluie s’attendait pourtant à en rencontrer neuf, étrange. Le premier chat se détache du groupe. Le tigré retient son souffle en reconnaissant Bouton de Lys. Sa voix s’élève, aussi douce que dans ses souvenirs.

« Mon fils. Je t’ai donné la vie. Je t’ai aimé, choyé, élevé du mieux que j’ai pu. Je ne t’avais jamais imaginé un tel destin, mais comme je suis fière de toi. » Il aurait dû s’y attendre, mais Cœur de Pluie peine tout de même à réaliser qu’il s’agit bien de sa mère qui se tient devant lui. « Désormais, j’ai le privilège de t'accorder ta première vie de chef - puisse-t-elle être une vie de bienveillance. Veille sur notre clan comme tu veilles sur tes filles, sois un père pour tous les membres de l’Ombre. »

Elle s’approche alors de son fils et presse son front contre le sien. Une décharge parcourt son corps, mais le choc est bref et vite remplacé par une douce chaleur qui se répand en lui, l’emplissant d’une sérénité intense. Incapable de parler, il se contente d’observer celle qui l’a mis au monde. Un instant, il veut se blottir contre elle, redevenir aussi insouciant qu’à ses premières lunes, lui laisser le soin d’effacer ses peines. Il veut juste l’entendre dire que tout ira bien. Mais non. Il se sent incapble de parler, encore moins de bouger. Impuissant, il la regarde rejoindre les rangs des silhouettes qui le fixent.

Une autre silhouette s’approche alors. Deux yeux d’un vert clair se détachant sur un pelage brun tigré fixent Cœur de Pluie avec intensité. Il reconnaît sans peine Étoile de Mystère, la meneuse qui lui a accordé son nom de guerrier, il y a de cela de nombreuses lunes, à Cerfblanc.

« Tu as parcouru beaucoup de chemin depuis que tu as reçu ton nom de guerrier. Utilise cette expérience à bon escient, apprends des erreurs du passé pour façonner un futur radieux. » Le guerrier gris n’est pas sans savoir que l’ancienne meneuse a longtemps été une figure controversée. Il se rappelle encore des Étoiles Noires et de leur effet néfaste sur l’esprit de la femelle. « Avec cette vie, je te fais don de la sagesse. »

Cœur de Pluie, qui s’attendait à la même sensation réconfortante que précédemment, est transpercé par une douleur aiguë alors que son front rencontre celui de la meneuse. Et au milieu de cette douleur, une peur panique s’empare de lui suivit d’une vague d’incompréhension totale. Enfin, ce torrent de sensations s’estompe pour laisser place à une lucidité toute neuve. Il lui semble alors qu’il voit et discerne les choses comme jamais auparavant. Il comprend avec peine qu’il a ressenti, de façon condensée, tout ce que l’ex-cheffe avait ressenti lors de sa corruption puis de son retour à la raison. Elle s’éloigne à son tour, laissant le guerrier haletant.

La troisième silhouette est celle d’un mâle. Son pelage ressemble à celui de Pluie, gris tigré, à la différence que celui du matou étoilé est long. Il reconnaît là un chat qui n’a jamais vraiment été son ami, mais avec lequel il s’est toujours bien entendu. Dans ses yeux bleus avait longtemps dansé une triste lueur, renvoyant Pluie à sa propre mélancolie. Et un jour, ces yeux n’avaient plus fixé que le néant. La guerre contre le Vent et la Rivière lui avait été fatale. Constellation de Lumière, l’ancien mentor de Liberté des Ombres.

« Avec cette vie, je te fais don de la justice, puisse-t-elle toujours être au cœur de tes décisions. Très autoritaire ou un peu plus laxiste, pacifique ou belliqueux, accueillant ou inhospitalier … quelque part, tout cela importe peu tant que tu es toujours juste. » Constellation de Lumière marque une pause, avant de reprendre d’une voix étrange. « Il faut que tu sois juste. » Cœur de Pluie, qui n’a toujours pas prononcé un mot, acquiesce d'un mouvement de tête avant de recevoir sa vie.

Les deux chats qui suivent sont deux mâles que Pluie ne connaît pas. Enfin, le premier - qui lui fait don du courage - lui rappelle vaguement Ombre du Soleil, le défunt frère d’Éclair Ambré, mais il n’en est pas complètement sûr et n’ose pas poser la question. Le deuxième lui est complètement inconnu et ne se présente pas. Il a néanmoins la stature et la voix posée d’un vétéran. Il pose sur Cœur de Pluie un regard qui semble plein de regrets, avant de lui offrir la patience.

La tête pleine de questions, secoué après ces deux dernières vies, Pluie observe néanmoins la sixième silhouette qui se détache du groupe d’un œil curieux. Une femelle. A priori, il ne la connaît pas non plus mais la ressemblance avec Lune Givrée est frappante. Serait-il face à sa mère, Feuille de Chêne ? La reine, superbe d’élégance et de grâce, lui fait don de la compassion. Lorsqu’elle presse son front contre le sien, c’est une vague de douceur infinie qui le traverse de part en part. Elle rompt enfin le contact et s’éloigne comme elle est venue.

Une minuscule boule de poil s’approche alors. Voilà pourquoi le tigré n’a compté que huit chats lorsqu’il a ouvert les yeux, il n’avait pas remarqué qu’un chaton était glissé parmi les guerriers étoilés. Et il la reconnaît sans peine, car il l’a déjà croisée. Petite Plume, la fille morte-née de Lune Givrée. Cette nuit d’hiver où ils avaient frôlé la mort, cherchant désespérément à déblayer la neige pour se mettre à l’abri de la tempête, Petite Plume leur était apparue, leur donnant l’énergie nécessaire pour continuer. C’était grâce à son intervention qu’ils étaient encore en vie. Et c’était aussi grâce à elle que Pluie avait enfin révélé ses sentiments à la guerrière perle. Et voilà qu’elle se tient de nouveau devant lui, le visage empreint d’une grande sagesse, contrastant brutalement avec son corps d’enfant. Elle s’approche avec entrain, les yeux brillants.

« Avec cette vie, je te donne l’ardeur. Puisses-tu toujours être aussi enthousiaste et énergique qu’un chaton. » Cette vie-là fut transcendante. C’était comme si un flot d’énergie sans fin se déversait dans chaque partie de son corps, lui donnant la force de tout accomplir. « Veille sur mes sœurs, et prends soin de ma maman, s’il te plaît. » Pluie acquiesce d’un signe de tête ému, toujours incapable du moindre mot. Il observe le chaton gambader jusqu’au groupe, l’air guilleret, semblant presque voler. Puis, relevant les yeux, son cœur se serre en observant le visage de celui qui lui fait désormais face. Hiver Ensoleillé … Il ne devrait pas être ici.

« Mon frère, ne pleure pas ce destin qui fut le mien, mais réjouis-toi plutôt de recevoir une vie de ma part. Laisse-moi t’offrir l’amour, celui que tu dois porter aux nôtres ; ce même amour que nous nous sommes toujours donné et que nous avons pourtant toujours tu. Les mots ne sont pas forcément nécessaires lorsque l’on aime avec tant de force. Un amour fraternel, un amour familial, un amour clanique ; un lien indéfectible que même la mort ne saurait rompre. » Cette vie est violente, destructrice. Il est parfois dur de concevoir à quel point l’amour peut être une force supérieure à toutes les autres ; Pluie en ressent la pleine puissance à travers cette vie que lui offre son frère. Lorsque le contact est rompu, Hiver Ensoleillé sourit. « N’oublie jamais de lever les yeux vers les étoiles. Je veillerai toujours sur toi. » Et sur ces mots, il s’éloigne, se plaçant à côté de Bouton de Lys, qui a observé toute la scène d’un œil attendri. Cette vision de sa mère et de son frère côte-à-côte, teintée de cette aura céleste entourant la clairière, est presque trop à supporter d’un coup. Le tigré a du mal à savoir si ses pattes tremblent à cause de la force de la vie qu’il vient de recevoir, ou sous le poids de l’émotion.

La dernière silhouette s’approche enfin. Cœur de Pluie la reconnaît sans peine. Il l’a reconnue dès le moment où il a ouvert les yeux, mais il n’a pas osé la regarder attentivement, il n’a même pas osé formuler son nom en pensée, de peur que cela ne soit pas réel. Et pourtant, c’est bien elle, Neige Éternelle. Elle se tient devant lui, son pelage d’un blanc immaculé l’aveuglant presque, ses yeux d’un bleu océan semblant plus profonds que jamais.

« Mon cher apprenti, comme toujours, tu surpasses toutes mes attentes. » Les yeux embués de larmes, le félin gris fixe, ému, celle qui fut son mentor, celle qui était morte bien trop tôt, laissant un creux béant dans son cœur en morceaux. Figé, il la regarde s’approcher, son pouls accélérant à lui en faire mal. Elle est là, devant ses yeux, bien réelle. Il peut la voir, la sentir. Il a rêvé de cet instant. Mais que dire ? Que dire à celle qu'il a tant aimé et qui l'a pourtant tellement fait souffrir ? Comment exprimer en peu de mots tout ce qu'il a sur le cœur, comment délester ce poids qu'il porte depuis tant de lunes ? Les mots ne suffiront jamais, mais il doit essayer. Sa gorge se dénoue et il parle enfin, ses premiers mots depuis son réveil dans cet endroit hors du temps.

« Neige Éternelle, j-je ... Pas un jour ne passe sans que ton absence ne me soit insupportable. Pourquoi ? Pourquoi suis-je capable d’accepter la mort de mes amis, de ma mère, de mon propre frère, et pas la tienne ? Tant de lunes se sont écoulées, pourquoi suis-je toujours aussi misérable … » Sa voix se brise. Son cœur semble sur le point d'éclater. La guerrière se rapproche de lui en secouant la tête, le regard désolé. Sa voix n’est alors plus qu’un murmure.

« Je l’ignore … Nous n'aurons peut-être jamais la réponse à cette question, mais il y a une chose que je sais. Cette douleur t’as façonné, elle a fait de toi le chat que tu es devenu. S’il fallait ma mort pour que tu sois aujourd’hui un compagnon pour Lune Givrée, un père pour tes filles et un chef pour l’Ombre, alors j’accueille cette réalité le cœur en joie. Maintenant, accepterais-tu une dernière vie de ma part ? Même si je t’ai déçu ? Même si je t’ai abandonné ? Même si je ne t’ai jamais envoyé les signes que tu réclamais ? »

Les larmes que Cœur de Pluie s’efforçait de refouler finissent par couler malgré lui. Alors, elle l’avait vu. Toutes ces lunes d’errance, à broyer du noir en solitaire et à crier sa peine aux étoiles, elle l’observait. Elle avait toujours été là. Et elle le serait toujours. Doucement, plongeant son regard dans celui de la reine blanche, gravant cette image dans sa mémoire, il hoche la tête et redresse les épaules. Il se prépare à recevoir sa dernière vie. Neige Éternelle reprend, mais cette fois-ci, haut et fort.

« Par cette vie, je te fais don de la noblesse. Montre-toi digne de ton rang dans chacune de tes actions, dans chacune de tes décisions. » Lorsqu’elle presse son front contre le sien, l’entourant de son odeur douloureusement familière, l’intense violence de son contact le fait vaciller, au point qu’un instant, il est tenté de reculer pour échapper à cette douleur dévastatrice qui condense à elle seule la puissance de toutes les vies qu’il vient de recevoir ; mais une force bien supérieure à la sienne le retient, l’empêche de tomber, lui donne la robustesse nécessaire pour tenir bon. Enfin, tout s’apaise. Neige Éternelle s’éloigne doucement. L’expression sur son visage est indéchiffrable.

« Il est temps de faire ton deuil, désormais. Laisse derrière toi le novice que tu étais. Laisse derrière toi le guerrier, l’escadron, le lieutenant. Deviens le chef que tout le monde attend que tu sois. Deviens le chef dont notre clan a besoin. Deviens Pluie d’Étoiles, et ne regarde plus jamais en arrière. » Il se sent invincible. Il se tient droit, fier, sans plus aucune trace de larmes sur son visage. Galvanisé par ce nouvel état, il comprend peu à peu ce que signifie son nouveau nom. Lorsque son mentor s’en va rejoindre les rangs des autres guerriers étoilés, il ne la quitte pas des yeux. Celui qui avait été Cœur de Pluie aurait sans doute tenté de la retenir, pour prolonger ce moment avec elle. Mais celui qui est désormais Pluie d’Étoiles sait que c'est inutile. Un sentiment de paix l’envahit. Et alors qu’il croise ce regard bleu une fois de plus, il comprend qu’enfin, après tant de saisons, son deuil est achevé.

Les neufs chats qui lui font face se mettent à scander son nom, et tout autour de lui, le nouveau chef remarque d’innombrables silhouettes étoilées, joignant leurs voix au chœur. Au fur et à mesure, ces voix semblent devenir lointaines, s’estompant de plus en plus, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les ténèbres.

Les paupières lourdes, il émerge doucement du sommeil dans lequel il était plongé. Se redressant, réalisant que ce qu’il vient de vivre n’était pas un simple rêve, il entreprend de quitter la grotte aux Cristaux de Lune. Le bruit de la cascade est toujours là. Il retrouve la sensation du vent dans ses moustaches, la douceur de la terre sous ses coussinets, les senteurs de la vallée caressant sa truffe. Rien n’a changé, et pourtant, il n’est plus vraiment le même. Il rejoint Épine d’une démarche assurée, une expression sereine sur le visage. Au côté de la guérisseuse, Pluie d’Étoiles se met en route vers l’Ombre, sans un seul regard en arrière.