Au bord du monde

Je n'en peux plus. Je n'y arrive plus.

Tous les matins, ces mots arrachaient Kyrielle de Mélopées d'un sommeil qui n'était déjà pas bien lourd. Tous les jours, la douleur d'avancer lui engourdissait les muscles. Tous les jours, sa foi s'ébranlait un peu plus quand elle se laissait imaginer que le Clan des Étoiles ne voulait plus d'elle, que même après tout ce qu'elle avait fait elle ne daignait même plus leur demander pardon, qu'après lui avoir pris son père inconnu et l'amour de sa vie, ils lui avaient pris sa tendre mère. Elle ne méritait que ça, de toute façon. Pour avoir laissé l'idée lui traverser la tête. Pour avoir failli abandonner son Clan, sa famille, sa vie d'avant, pour entretenir son amourette d'adolescence. Pour être incapable de s'empêcher de regretter ne l'avoir pas fait.

Elle n'avait plus que Cœur d'Obsidienne, dont elle comprenait les marques d'affection mais dont les paroles l'ébranlaient toujours autant, depuis le jour fatidique. Elle lui avait imposé ce lourd secret. Elle lui était à tout jamais redevable. Et pourtant, tous les jours, elle regrettait. À contre-cœur, honteusement, mais elle regrettait. Elle regrettait de l'avoir choisi lui.

Personne n'avait vu au travers de son masque, personne n'avait réussi à le faire tomber. Mais si bien entourée de tous les membres de son Clan, de ses amis, de son frère, des jeunes chats qui l'admiraient parfois, elle se sentait si seule. Si seule.

Peut-être la solution pour que le Clan des Étoiles la pardonne...
... était de le rejoindre.

Elle y songeait, souvent. Mais son instinct de survie délogeait l'idée de sa tête aussi vite qu'elle était venue. Un chat ne s'ôtait pas la vie ; un chat cessait de se battre. Elle avait entendu parler d'une apprentie dont le père s'était laissé mourir après que sa vieille compagne ait perdu la vie lors de la mise bas, à la Rivière. Cette histoire d'amour si fort qu'il en fait stopper les cœurs l'avait profondément touchée, et à chaque assemblée elle tentait de deviner laquelle de ces petites femelles en était le fruit maudit.

Si un chat venait à vouloir rejoindre les ombres, quel endroit serait-il le plus accommodant ? La forêt ? Non, les ombres y étaient bien trop nombreuses, à chaque tournant, derrière chaque tronc d'arbre, au cœur de la terre enfouies sous les racines. Kyrielle ne saurait jamais lesquelles choisir. Quelles ombres étaient les bonnes.

La plage était une possibilité. Seulement, le corps réagissait automatiquement lorsqu'il était attaqué par les eaux, salées ou non. Les réflexes la mèneraient à remonter à la surface, encore et encore. Les ombres, quoique très accueillantes, n'auraient pas le temps de se saisir d'elle.

Non, il aurait fallu quelque chose de plus abrupt. Un endroit où, dès que le choix était fait, aucun retour en arrière n'était possible. Plutôt littéralement que pas. Comment faire demi-tour quand la gravité vous tire vers le bas ? Les ombres, tout en bas, attendaient les bras grands ouverts.

Les falaises.

Sans vraiment savoir pourquoi, sans même être sûre que c'était ce qu'elle voulait, Kyrielle de Mélopées se dirigea vers les falaises. Vers leurs ombres. Vers le réconfort qu'elles pourraient, potentiellement, lui apporter. Le réconfort d'une solitude qui, elle, serait concrète et tangible ; pas de cet entre-deux que la femelle crème vivait actuellement. L'impossibilité pour elle de dire, je suis seule. Pour de vrai.

Le museau vers le ciel, respirant l'air enivrant de la fin de journée, Kyrielle de Mélopées semblait se remplir de tout ce que la vie pouvait lui offrir pour la dernière fois. Ses pas la faisaient avancer, mais ses pensées, elles, s'éloignaient de plus en plus. Vers avant. Vers sa belle mère. Vers les terres de Cerfblanc. Vers Eros. Vers même son père qu'elle n'avait jamais vu, mais dont elle avait tant rêvé.

Sa vie défilait devant ses yeux.

Lentement, la femelle atteignit sa destination. Son museau n'était toujours pas redescendu, peut-être affolé par les ombres qui l'attendaient en bas. Les jolies lumières rouges et roses et jaunes de la fin de journée se dessinaient sur ses paupières, et quand elle y exposa les iris, l'éblouissement fut trop intense. Elle dut baisser le regard vers le bout de la falaise. Là où une silhouette à contre-jour, ressemblant étroitement à un amour lointain, semblait lui ouvrir les bras et l'accueillir vers l'autre monde. Je vais te retrouver, mon amour, pensa-t-elle, elle non plus sans n'avoir aucune idée d'à quel point elle avait raison.

Plus elle se rapprochait, plus elle s'attendait à ce que la silhouette disparaisse, recule un peu, se mette à léviter et la guide vers le bas, avec elle. Mais elle ne bougeait pas. Le noir du contre-jour se transforma peu à peu en des teintes plutôt brunes, un corps plutôt rondelet mais pas assez pour être totalement familier. Un corps tangible. La guerrière s'arrêta à quelques pas du corps immobile, le vent en sa défaveur, ne puissant renifler s'il s'agissait là d'un membre de son Clan ou de quelqu'un à faire semblant de chasser. Elle ne put s'arracher qu'un soupir ; encore une fois, elle ne rencontrerait pas les ombres aujourd'hui. Encore une fois, quelque chose l'en empêcherait.

Si seulement elle savait que ce quelque chose lui en ôterait toute envie.

La silhouette se matérialisa en une forme mouvante, se retournant d'une manière assez saccadée qui trahissait un manque d'assurance. Peut-être s'agissait-il bien d'un solitaire, finalement, ou d'un chat clanique qui n'avait pas grand chose à faire au sein des terres du Vent. Sinon, l'individu n'aurait pas eu l'air aussi peu rassuré par la présence de Kyrielle qui, pourtant, était loin d'être aussi grande, aussi imposante que lui. Pendant un instant, l'inconnu sembla réfléchir à ce qu'il voulait dire, à comment expliquer sa présence ici. La réalité était que, Kyrielle n'en avait pas grand chose à faire. Elle n'aimait pas le conflit, elle n'aimait pas ce sentiment de territorialité si caractéristique des félins du Vent, cette méfiance envers autrui alors qu'ils avaient antan tous fait le même voyage, combattu contre les mêmes ennemis. Ils se liaient même actuellement dans la même recherche — celle des chatons disparus. Pourtant, ce mépris de l'autre, cette haine lui était totalement injustifiée. L'inconnu finit par trouver ses mots, alors qu'il n'avait pas encore posé les yeux sur son interlocutrice. L'inconnu ouvrit la gueule. L'inconnu prononça le premier mot.

Puis, aux premières tonalités chantantes de méfiance et de pardon qui s'extirpèrent des cordes vocales dissimulées, ce n'était plus un inconnu.

C'était lui.
Était-ce lui ?
Impossible, douta Kyrielle de Mélopées.

Elle n'eut pas le temps de penser plus, ou de penser quoi que ce soit. De mettre de l'ordre dans le torrent de ses idées, plutôt. La silhouette qui s'était matérialisée en forme mouvante, l'inconnu qui s'était transformé en Eros, devint désormais le corps chaud et tangible, que la crème pouvait toucher, sentir. Sa tête heurta le sol avant qu'elle ne puisse se rendre compte qu'elle avait perdu patte. Ses paupières se fermèrent sous le choc, mais ne se rouvrirent pas de suite, comme pour couver cette image collée à sa rétine, comme si ce n'était qu'un rêve qui se volatiliserait au réveil. Comme se finissaient toutes les visites nocturnes du domestique, de la chimère entre le chat brun et les brumes du sommeil. Comme s'il allait lui être arraché par la lumière s'infiltrant dans sa tanière, annonçant le matin et toutes ses responsabilités trop réalistes pour Kyrielle. Elle ne savait pas encore si Eros était vraiment Eros, ou si elle ne s'était simplement pas réveillée ce matin.

Les deux corps déboulèrent. Elle qui pensait être attrapée par la gravité, elle n'avait pas eu tort, mais cette tournure-là lui aurait échappé si on avait tenté de la lui prédire. Il la sentait par le museau, elle le sentait par sa chaleur. Son odeur avait changé. Seulement sa voix, bien qu'un peu plus grave, avait aidé la guerrière à le reconnaître. Même si le Eros devant elle n'avait plus rien d'une chimère, était-il quand même le même qu'avant ?

Kyrielle de Mélopées ne souriait pas. Le chat brun releva la tête, plantant l'ambre de ses yeux dans l'azuréen décontenancé de ceux de la femelle. Elle était confrontée à ce regard désormais, celui que le mâle avait tenté d'éviter, celui dont elle avait rêvé tous les jours de sa vie depuis son départ. Pourtant, son cerveau n'arrivait pas à l'assimiler. Trop habituée à pleurer la perte de l'amour de sa vie, elle était incapable d'imaginer que le Clan des Étoiles lui aurait permis de le retrouver. Il lui fallait juste ce petit déclic, ce secouement que leur cavalcade effrénée n'avait pourtant pas encore opéré.

« Eros ? » demanda-t-elle, bien que le mâle n'ait laissé aucun suspense possible quant à son identité.

Après tant de lunes, tant de nuits éveillées, tant de larmes, tant de silence assourdissant. Il fallait une certitude à Kyrielle de Mélopées. Il lui fallait l'entendre une deuxième fois. Pour que son esprit s'autorise enfin à assimiler. Pour que son cœur s'autorise enfin à s'emballer.

« Eros ? » la voix se brisa. La tension était insoutenable. Il lui fallait entendre les mots à nouveau. Même s'ils étaient identiques aux précédents. Encore, juste une fois. Mélo ! C'est moi, Eros ! Je suis arrivé, regarde ! Je t'ai retrouvée !

Un instant de silence s'installa entre les deux corps entremêlés, si lourd qu'il semblait en devenir tangible. Kyrielle de Mélopées se trouvait incapable de regarder le mâle perché au dessus d'elle dans les yeux ; et si ce n'était pas lui ? Et si, après avoir retrouvé tant d'espoir que même les nombreuses lunes passées n'avaient su annihiler, ce n'était pas lui ? Tant qu'elle ne vérifiait pas, tant qu'elle ne regardait pas, alors c'était bien Eros qui l'enlaçait tendrement ; c'était lui, comme quand elle rêvait la nuit, et qu'elle n'osait pas ouvrir les yeux pour se réveiller. Pendant ces quelques secondes suspendues, elle avait peut-être retrouvé l'amour de sa vie. Un peu comme ce chat, qui appartenait à un certain Schrödinger ; la boîte n'était pas encore ouverte. Tout était encore possible, réel. Jusqu'à ce que...
... la femelle ouvre les yeux.

Son regard, maintenant bien conscient, se mêla à l'ambre des yeux du mâle. Cette expression décontenancée, elle la connaissait ; elle l'avait vue sur le visage d'un amour perdu lors de leur première rencontre. Lorsqu'elle lui avait annoncé son nom. Woaaaah, c'est beaucoup trop long comme prénom ! Tes bipèdes devaient avoir de l'imagination le jour où ils t'ont ramenée chez eux... ou bien ils t'aimaient pas beaucoup !

Ce n'était plus un amour perdu.
Il l'avait retrouvée.

« Eros, tu... c'est toi ! C'est vraiment toi ! » s'exclama-t-elle dans un petit cri aigu.

Elle se releva avec empressement, un grand sourire désespéré aux babines. Sans aucune hésitation — et maintenant qu'ils étaient tous les deux debout — elle se rapprocha de celui qu'elle avait tant aimé, qu'elle aimait tant encore. Auquel elle avait été restée fidèle toute sa vie, bien que rien ne lui ait assuré qu'il fasse de même, ou qu'il soit même encore vivant. Après une petite léchouille affectueuse sur la joue, elle laissa leurs deux corps s'entremêler à nouveau, avec une grande tendresse et douceur cette fois-ci. Passant la tête sur l'épaule désormais musclée du domestique, elle resta là, comme ça, debout. Immobile. Elle savourait ces quelques instants comme elle n'avait jamais rien savouré de sa vie. Cette dernière, désormais, reprenait tout son sens. « Plus jamais personne ne m'avait appelée Mélo... » chuchota-t-elle, les larmes aux yeux.

Quelques minutes passèrent où Kyrielle de Mélopées ne bougea pas, incapable de s'arracher au corps de celui qui lui avait tant manqué. Les yeux fermés, la respiration calme et silencieuse, elle se sentait enfin apaisée. Comme si son cœur avait, soudainement, retrouvé la place de battre dans sa poitrine. Comme si un poids s'en était ôté. Elle se recula enfin, pour pouvoir regarder Eros dans les yeux. La chaleur qu'elle ressentait au creux de son âme était si intense, qu'elle se rendit compte à cet instant qu'elle avait passé les dernières années complètement frigorifiée. Il avait fait tout ce chemin pour elle. Pour elle. « Oh, et c'est Kyrielle de Mélopées désormais, commença-t-elle avec un petit rire. Je t'avais parlé de ce qu'il se passait quand on terminait notre apprentissage. Je suis devenue guerrière depuis. »

La crème ne pouvait croire qu'elle entretenait désormais une conversation banale avec celui dont elle avait rêvé toutes les nuits depuis leur départ. Le Clan des Étoiles ne l'avait peut-être pas oubliée, finalement... Mille mercis, adressa-t-elle au ciel d'une voix intérieure.

Pendant les quelques minutes ayant suivi la tempête de souvenirs qui s'était déferlée sur le plateau des falaises, Kyrielle de Mélopées avait été terrifiée. Terrifiée à l'idée que l'Eros qu'elle aie enfin devant ses yeux, ne soit pas le vrai. Celui qu'elle avait connu. Celui qu'elle avait aimé. Celui dont elle avait rêvé pendant si longtemps, dessinant les contours arrondis de son visage dans l'obscurité nocturne de sa tanière. Pourtant, la façon dont il réagît à son nouveau nom la fit regretter d'avoir pu penser une seule seconde qu'il ait changé ; Eros éclata de rire, offrant à la guerrière la vision de dents moins blanches mais plus adaptées à la vie d'un puissant chat sauvage. Son physique avait changé, sa silhouette aussi, mais il était resté le même au fond de lui. Du moins, dans la façon dont il se comportait avec elle.

Après l'avoir taquinée sur l'impossibilité de son prénom, le mâle brun se reprit, non sans continuer de ronronner à pleine balle. Ce son, si rassurant, si chaleureux, l'avait accompagnée toutes les nuits jusqu'aux bras de Morphée. Elle se l'était imaginé pendant si longtemps, devinant le corps chaud du domestique blotti contre le sien, une entre le chocolat et le lait.

Vint le moment des questions. Eros en avait des tonnes, et aucune d'elle n'était vraiment sérieuse ; jusqu'à ce qu'il se mette en tête qu'elle ait dû passer par une certaine étape de mise à mort. Kyrielle de Mélopées ne put s'empêcher d'éclater de rire, secouant doucement sa tête striée de crème pour éviter de s'étouffer. « Tu ne penses pas si bien dire, Eros. J'ai dû mettre mon propre supérieur à mort ; j'ai même pris sa place pour régner sur toute la forêt ! » dit-elle en n'arrêtant pas de rire, pour être sûre qu'il ne la prenne pas au sérieux. Il en serait bien capable !