Un jour, Mouette Rieuse touchera la lune. Il ne sera pas seul, toujours entouré des étoiles. Un jour, il sera vieux, compagnon, père... Il trouvera sa place dans cet infini azuré. Il aura appris de ses erreurs, ne tremblera plus. Il osera bomber le torse, sur ce haut promontoire dont il avait tant rêvé. Il mentirait s’il disait qu’il en était sûr. Il n’était pas bien différent des autres félins qui habitaient Valeemar. Il n’était pas bien grand, pas bien fort. Il était banal. Pourtant, il débordait de l’espoir que lui transmettaient les siens. Il en avait assez de courir, de se précipiter dans des batailles qui n’étaient pas les siennes. Il lui fallait tracer sa propre ligne, parcourir sa vie et simplement accepter qu’un jour, sans qu’il ne s’y attende, elle prendra fin. Mais il y avait tant de choses qu’il souhaitait faire. Tant de mots qu’il voulait prononcer. Ces derniers restaient bloqués dans sa trachée, ne s’y délogeant pas si aisément. Il avait peut-être grandi, mais certaines choses ne changeaient pas. La bicolore était pudique sur le plan sentimental, il lui était difficile d’affirmer ce qu’il ressentait. De le dire. Néanmoins, il savait...
Il était amoureux de Forêt de Bambou. Ça lui prenait aux tripes. Il s’en était véritablement rendu compte à la suite de la guerre où, pour la première fois, le Clan de la Lune rompu son éternelle neutralité. Il l’avait vu, sous ses yeux, se faire attaquer. Et puis il y avait eu le réveil. Le moment où ils devaient se remettre, ensemble, de leurs blessures. Ce n’était pas seulement physique. Il avait pu voir une part de la femelle qu’il n’imaginait pas. Elle était profondément pacifiste, bercée par une idylle de paix qu’il n’était pas sûr de pouvoir lui offrir un jour. Ils étaient différents, mais ça ne semblait pas déranger la chasseuse. Cependant, Mouette Rieuse n’arrivait pas à être sûr de tout cela. Il pensait que son côté nerveux et combattif était rédhibitoire pour la jolie brune. Il ne voulait pas lui faire la peine, ni se ridiculiser, alors il se terrait dans un silence insoutenable, quitte à volontairement l’éviter pour ne pas se confronter à ses yeux trop longtemps. Il avait honte de lui-même. Fuir de la sorte... Ce n’était pas digne d’un guerrier, d’un lieutenant. Le cœur a ses raisons que la raison ignore, dit-on. Il y avait tellement de choses à faire, à gérer, il se disait que ses sentiments devaient être mis de côté. Pour le bien du Clan.
Ce soir, il lui était impossible de dormir avec toutes ces pensées dans la tête. La guerre, l’amour, la Horde... Alors le lieutenant se leva de sa litière, évitant de justesse les queues de ses camarades endormis, jetant un dernier regard vers la silhouette endormie de celle qu’il voudrait sienne. Malgré l’absence du soleil, il n’avait aucun mal à se diriger vers l’extérieur, souhaitant une bonne soirée aux gardes. Au moins, il avait la chance de pouvoir s’éclipser comme il le souhaitait, personne ne lui dirait rien. Certes, en ces temps troublés, ce n’était pas la meilleure chose à faire mais... ce n’était pas la première fois qu’il le faisait. Il profitait souvent de la nuit pour s’échapper en solitaire, grimper sur un arbre et demander conseil aux étoiles. Elles ne lui répondaient jamais. Il s’engouffra dans le tunnel de ronces pour rejoindre les clairières assombries de son territoire. Il s’élança à travers les arbres, foulant l’herbe, jouant avec le vent. Il aimait retomber en enfance, se sentir plus léger, à l’abri des regards indiscrets. Ce fut rapidement qu’il arriva à la Forêt de Bouleaux, là où, pour la première fois, Forêt de Bambou et lui avait passé une après-midi ensemble.
Il se remémora cette journée, se baladant entre l’écorce blanche, lorsqu’une odeur lui parvint. Un félin de son Clan était perché dans un arbre aux branches solides, semblant regarder vers le ciel. Il plissa un peu les yeux, puis reconnu la silhouette. Luciole Nuageuse. L’apprentie de Souvenir des Étoiles. Mouette Rieuse sourit doucement et s’approcha, grimpant silencieusement à l’arbre. Ce ne fut qu’une fois à sa hauteur, juste derrière elle, qu’il s’exclama pour signifier sa présence :
« N’avais-je donc pas déconseillé les sorties en solitaire ? »
Son sourire indiquait qu’il n’était pas en colère. Elle était en sécurité et il était là dorénavant, ça ne servait à rien de la disputer. Et puis, il était lui-même sorti seul. Il se posta à ses côtés, se couchant et entamant une petite toilette en lui jetant des regards en biais.
« Tout va bien, Luciole Nuageuse ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu as besoin de repos pour ton entraînement. J’ai vécu les entraînements de Souvenir des Étoiles, je parle en connaissance de causes. »
Il s’inquiétait un peu. Peut-être toute cette histoire avec la Horde l’empêchait de dormir ? Après tout, ça ne serait pas étonnant. Elle ne serait pas la seule. Il avait lui-même du mal à trouver le sommeil. Son corps gardait les traces de toute cette agitation. Il leva le museau vers le ciel, les étoiles se reflétant dans l’ambre de ses yeux. Il n’y avait qu’ici, en pleine nuit, que le temps semblait ne plus s’écouler et que les pensées étaient mises en côté.