Les ombres insoupçonnées du passé | Obscur & Mythe

lune 1212

Voilà plusieurs fois qu’il remarquait sa silhouette, celle de la femelle noire et blanche qu’il avait rencontré comme un mirage d’orage, qu’il avait presque oublié aussi vite. Ou plutôt, peut-être avait-il voulu l’oublier, l’ignorer, comme une erreur que l’on gomme, une proie malade que l’on repousse sous un tapis de feuille, que l’on enterre pour être certain que personne ne la trouve.

Elle s’était rappelée à lui lors de l’assemblée quelques levers de soleil auparavant. Ou était-ce il y avait plus longtemps de cela ? Mythe Sylvestre n’est pas sûr, tout a été chamboulé depuis. Les chatons avaient tous disparus alors qu’ils se hâtaient vers le camp, le cortège de guerrier riveux déjà lourd d’inquiétude. Depuis, une ambiance des plus morbide règne dans le camp. Lui a été chargé de faire le guet, il passe le plus clair de ses journées comme il sait si bien le faire perché en haut d’un grand arbre bordant la rivière. Il a d’ici une vue plongeante sur la plupart du territoire, il peut repérer tout mouvement suspect. Ce n’est pas des membres des autres clans qu’ils se méfient cette fois non, ils cherchent par tous les moyens à retrouver la trace de ces solitaires. Et le guerrier n’aimerait pas être à leur place lorsqu’ils les auront débusqué, au vu de l’état dans lequel était Mélodie des Etoiles depuis l’enlèvement.

Enfin, lui n’a pas remarqué grand chose malgré ses efforts. Sauf cette féline qu’il reconnaît et sur qui il a présentement encore les yeux posés. Clair-Obscur, voilà déjà plusieurs fois qu’elle vient par ici, rien d’étrange pourrait-il penser, il s’agit après tout de la frontière, et des patrouilles de guerriers du tonnerre y passent de temps à autre même si les vérifications de marquage y sont bien moindres depuis les derniers jours, il y a bien d’autres choses à gérer. Mais Clair-Obscur est toujours seule, elle reste parfois quelques minutes, son regard dirigé vers l’autre rive. Il reste alors sans bouger, osant à peine respirer pendant de longues minutes, possédé par une anxiété irrationnelle, ça serait quand même un sacré coup de chance qu’elle lève les yeux vers lui, et il est bien loin, peu de chance qu’elle le voit, encore moins qu’elle le reconnaisse. Oh, lui n’avait pas honte par rapport à lui même. C’était arrivé, c’était tout, et il pensait que la nuit n’avait été désagréable ni pour lui ni pour elle. Mais il espérait que ça ne se saurait pas dans le clan. Pour quelle raison devrait-ce ce savoir de toutes façons ? Il n’y avait plus rien entre lui et elle, c’est pour cela qu’il ne tenait pas forcément à descendre la voir. Il ne saurait comment agir. Mais plus le temps passe, plus il se dit que peut-être elle cherche quelqu’un a qui parler, peut-être a t-elle des infos à faire passer au clan sur les solitaires ? Si c’est ça, il ne peut pas risquer de leur faire perdre du temps à tous en s’obstinant à rester en haut de son arbre n’est-ce pas ?

Avec de grands regrets, il se décide alors à se laisser glisser le long du tronc jusqu’au sol, puis trottine jusqu’à la rivière non loin, s’assurant qu’elle le voit arriver en face. Il jette de petits regards aux alentours, derrière elle vers l’obscurité du bois, s’assurant qu’elle est bien seule, puis se glisse silencieusement dans l’eau. Son visage est impassible lorsqu’il la rejoint, il ne peut s’empêcher d’avoir une curiosité certaine quant à sa réaction à elle face à lui, se souvient-elle de lui ? Mal à l’aise, il reste à une distance respectueuse, les clapotis de l’eau touchant presque ses pattes arrières encore. Converser avec une rivière entre eux, ce n’est quand même pas le plus pratique, alors il s’est permis de traverser. Mais au moins signe, une parole de sa part, il est prêt à retourner du bon côté de la frontière.

Il compte lui lancer, peu sûr de lui même, comme une perche qu’elle pourra attraper ou lancer tomber, une simple salutation. Mais à peine s’est-il mis à parler que les mots lui échappent les un après les autres, ils tombent maladroitement dans le silence, comme une tour de mots destinés à être rangés au loin qui s’écroulait devant elle.

« Bon-bonjour Clair-Obscur. Excuse moi je me suis permis de traverser pour venir te voir vu que je te vois beaucoup, enfin pas que tu déranges, mais je me demandais euh… tu as un message que tu veux que je fasse passer ? Euuuh Bulle d’Océan n’est pas celui qui devrait venir ? Comme il est ambassadeur- enfin c’est très bien que ça soit toi. Tu-tu vas bien ? »

Il était conscient que c’était un désastre, écouta mortifié le silence qui devait suivre.

Il réalise à présent qu’il se tient devant-elle. Il n’a absolument aucune idée de ce qu’elle fait là, mais plus que tout il ne sait pas ce que lui attend d’elle en venant ainsi à sa rencontre. Il aimerait poser ses yeux n’importe où que sur elle, sur la forêt des chats du tonnerre, sur le sol humide, les lever vers le ciel. Mais il n’a pas le choix, ils se tiennent l’un devant l’autre et il doit la regarder à présent. Et leur dernière rencontre a beau s’être déroulée dans la pénombre d’une nuit d’orage, ils ont trop partagé pour qu’il ne la connaisse pas un minimum. Elle semble comme changée, bien qu’il ne puisse mettre la patte dessus. Puis, il se prend la réalisation en pleine face, avec un hoquet. Il y a eu la guerre entre temps. La guerre, et l’hiver. Il aurait dû lui demander comme elle allait avant tout, au lieu de se mettre à lui faire la discussion et de finir avec cette question sur le ton le plus plat du monde. Quel idiot.

Enfin, elle ne semble pas avoir tant changé que ça aux paroles qu’elle prononce, au ton désinvolte qu’elle emploie, au contact physique qui le fait à moitié sursauter. Il se détend - juste un peu.

« Dé-désolé pour les chatons de votre côté. J’espère que les parents tiennent le coup. »

Il n’a aucune idée de qui sont les malheureux orphelins du clan du tonnerre, mais voir l’état de Mélodie des Etoiles et de Museau Nacré lui donne une idée des tragédies qui se déroulent dans chaque clan. Offrir ses condoléances lui semble le minimum. Il se demande avec une pointe de curiosité mal placée si Clair-Obscur a été touchée par les disparitions. Peut-être avait-elle des neveux ou nièces, des frères ou soeurs plus jeunes parmi les victimes ? Ou peut-être était-elle elle-même maman ? Après tout, il ne savait rien de sa vie, il s’en rappellait tandis que toutes ces questions fusaient dans son esprit. Mais les paroles suivantes de la jolie guerrière ne l’encourage pas sur cette hypothèse. Une jeune mère ne serait pas venue ainsi sur la frontière en des temps si troublés pour rencontrer un amour éphémère n’est-ce pas ?

Tout ceci étant dit, il ne comprenait donc vraiment pas où cela les menait, il commençait à se dire qu’il avait fait une erreur en franchissant la frontière, et s’il loupait quelque chose d’important en étant descendu de son perchoir ? Mais c’était tout de même compliqué de s’eclipser à présent que Clair-Obscur semblait lancée.

« Bah écoute euh ça va plutôt bien, l’hiver était un peu compliqué à vivre mais on s’en remet, enfin maintenant du coup c'est à nouveau compliqué forcément euh… On a fait une super chasse avec ma soeur, on a attrapé un ragondin, le clan a eu à manger pendant une semaine. »

Il avait commencé avec les banalités qu’il entendait les autres félins s’échanger durant les assemblées, lui avait plutôt pour habitude de se tenir loin de toutes ces odeurs et inconnus qui lui faisait tourner la tête. Mais il se laisse emporter à raconter sa petite fierté que ça a été avec Légende Guerrière de ramener l’énorme animal au camp, après tout ce n’est pas souvent que le félin exprime ainsi de la fierté avec une connaissance - peut-être parce qu’il n’en a pas des masses.

« Je-je suis de garde en ce moment, il n’y a pas tellement de riveux qui aiment passer leur temps au sommet d’un arbre, alors pour une fois que ça sert. »

Fait-il, une tentative d’humour qui n’est pas certaine de faire mouche avec cet air impassible dont il a du mal à se départir, ses sourires semblent souvent forcés. Enfin bon, il a bien assez parlé de lui même de toutes façons.

« Et toi alors, à quoi ressemble ta vie... depuis ces dernières lunes ? »

Depuis toujours, aurait-il pu ajouter. Ce n’était pas leur nuit partagée qui pouvait lui faire croire qu’il connaissait réellement la féline, c’est donc avec une réelle curiosité qu’il posait la question.

Les ombres insoupçonnées du passé
Mythe Sylvestre & Clair-Obscur | Lune 1212

Il est heureux d’avoir parlé du ragondin en voyant les yeux de la féline briller d’intérêt. Peut-être qu’il s’est amélioré plus qu’il ne le pense en conversation ? Il lui semble que les choses sont un peu plus simples d’un coup, comme portées par le rire de Clair-Obscur. L’air est moins lourd, la rivière chante, le vent danse avec les arbres, et le guerrier se laisse aller à un semblant de sourire qui veut pour lui dire beaucoup. Ils en oublieraient presque les tragédies qui ont sévies dans la forêt ces derniers jours.

C’était bien la première fois que quelqu’un avait une telle réaction lorsqu’il parlait de son amour des hauteurs. Les riveux avaient plutôt tendance à ouvrir de grands yeux qu’ils ne savait interpréter lorsqu’il déclarait préferer les cimes aux berges rocailleuses. Mais après tout, même si elle n’en savait rien, Clair-Obscur n’avait pas tord, Mythe n’était pas entièrement riveux. Il n’y avait jamais réfléchi, mais peut-être était-ce là son héritage du groupe maintenant presque mythique de l’Astre qui ressortait ?

Le voilà qui s’était enfoncé dans ce questionnement, il n’a pas remarqué tout de suite le changement de ton de Clair-Obscur, son air plus sérieux alors qu’elle a entourée sa queue de ses pattes d’une manière qui ne lui ressemble guère, la voilà bien éloignée de la tonnerreuse pétillante qu’il avait rencontrée un soir de tempête. Mais Mythe Sylvestre a un temps de retard comme d’habitude, il a a peine le temps de sentir la curiosité et l’appréhension pointer son nez en l’entendant parler timidement d’un secret que les mots tombaient, comme des pierres jetées dans l’eau calme d’un lac, provoquant des remous qui jamais ne devaient s’éteindre.

L’eau, le vent et les arbres s’étaient tus. Il ne restait qu’elle, lui, et cette vérité jetée entre eux comme un pont dont il lui restait encore à saisir les enjeux. « Tu es papa, Mythe Sylvestre. ».

Papa. Deux syllabes, deux sons. Mythe avait toujours cru à la force des mots, il l’avait toujours ressentie, mais qu’un mot si simple fasse ainsi basculer sa vie sans qu’il ne s’y attende, il ne l’avait jamais anticipé. Un papa, c’est quelqu’un qui nous entoure depuis notre venu au monde. Celui qui nous apprend à faire des blagues, qui encourage à faire les premiers pas, qui prend la voix du tonnerre pour gronder et protéger. Mythe en était certain, il n’était pas papa. Les seuls rôles qu’il avait jamais tenu dans une famille étaient ceux de fils et de frère. Il reste un instant ainsi, estomaqué et démuni devant Clair-Obscur. Après un temps, encore trop sonné pour se mettre à paniquer, il parvient à prendre la parole pour reformuler les derniers mots de la femelle.

« Tu veux dire que… toi et moi… On a un enfant ? »

Pourtant, leur nuit de refuge remontait à de nombreuses lunes déjà. Elle lui semblait si loin. Est-ce que Clair-Obscur ne se trompait pas ? Est-ce que… quel âge avait… combien de chatons… Un vertige s’emparait du félin gris. Ses yeux accrochèrent avec une force inhabituelle le regard de Clair-Obscur, y cherchant les réponses aux questions qu’il ne savait poser pour ne pas sombrer.