« Le plus beau cadeau pour un chaton, c'est de répondre à sa curiosité » | Ft. Petit Pingouin

Ce matin, Nuage de Sève était bien tranquille. Un peu trop même, pensa-t-elle. Hiver Éternel, son taiseux de mentor, était en patrouille avec quelques guerriers du Clan. D’un côté, cela lui faisait du bien de ne pas avoir à supporter de longs moments de silence. Même le Clan des Étoiles et ses signes hasardeux semblait loquace comparé au chat à l’épaisse fourrure grise. Mais d’un autre en revanche, elle était réellement déçue ne pas pouvoir les accompagner. Malgré leurs différences, Nuage de Sève éprouvait une grande admiration envers son mentor. Elle aurait tellement voulu s’exercer pour lui montrer de quoi elle était capable. Tant pis, l’entraînement en forêt attendrait un peu.

Heureusement, il y avait pas mal de choses à faire au camp. Sans poireauter, Nuage de Sève chercha un moyen de se rendre utile et ne fût pas longue avant de prendre une initiative. C’est décidé, elle allait étayer la couche de la pouponnière. Elle se dirigea d’un pas rapide et léger vers la réserve de mousse. Allons au plus rapide, songea-t-elle. Elle prit alors autant de mousse que possible et avança en direction de l’arbre creux. Judicieusement placé au centre du camp, son tronc et ses branches abritaient la tanière de leur chef, Souvenirs des Étoiles, l’antre du guérisseur et la pouponnière. Nuage de Sève se concentra. En voulant prouver à tous, y compris elle-même, qu’elle pourrait s’en sortir seule, elle avait été, une fois n’est pas coutume, un peu trop enthousiaste sur la quantité de mousse à porter. Il lui appartenait à présent de s’assurer qu’aucun morceau ne tombe, aussi petit soit-il. D’autant plus que de nombreux félins se trouvaient aux abords de l’arbre. Ce serait honteux. Fort heureusement, il ne restait plus que quelques longueurs de queue avant la pouponnière.  Un petit effort….  Ouf ! C’était moins une, à peine arrivée, elle déposa son encombrant bagage à l’entrée du petit abri. Elle s’en était sortie, non sans sueur.

Cet endroit, la chatte tigrée le connaissait bien. Il l’avait accueillie, comme tous les félins du Clan nés sur le territoire de Valeemar, durant ses six premières lunes. Construit à même l’arbre central, l’espace était plutôt exigu, contraint par la forme naturelle des branches noueuses. Le toit et le sol étaient renforcés à l’aide de brindilles mortes, de ronces et de boue séchée. Petit mais agréable, ne pût-elle s’empêcher de se remémorer. Le sol, recouvert de mousse identique à celle apportée par l’apprentie, nécessitait manifestement un bon coup de fraicheur. Le tapis vert semblait aplati par le poids des corps qui s’y étaient allongés. La mousse avait perdu son moelleux habituel et paraissait bien terne. Au boulot ! Nuage de Sève s’appliquait à recouvrir la totalité de la couche, sans laisser un seul espace libre. Elle ne ménageait pas ses efforts. Elle s’arrêta, satisfaite, lorsque l’on ne put plus apercevoir le moindre carré de terre sous la mousse. Voilà qui est beaucoup mieux !

Le confort et la douceur de cette nouvelle litière la replongea instantanément dans l’insouciance de son début de vie. Il n’y a pas si longtemps, elle vivait ici. La chatte tigré, n’étant alors qu’un chaton, rêvait de devenir à son tour apprentie. Elle passait des heures à imaginer inlassablement sa vie future. Elle se fantasmait même meilleure apprentie du Clan. C’était chose faite désormais ! Elle était apprentie. Qu’aurait-elle fait si elle avait pu devenir le félin sans défaut de ses rêves ? Elle aurait sûrement porté leur repas aux reines, songea-t-elle. Alors maintenant qu’elle le pouvait, elle proposa aimablement à une reine présente dans l’abri de lui amener du gibier. Ce que la femelle accepta, bien entendu.

La novice se dirigea à la hâte en direction du tas de gibier, qui ne se trouvait qu’à quelques longueurs de queue de là. L’odeur était très alléchante. Un fumet aux notes musquées, typique de la souris, et herbacés, mêlés au puissant parfum de la viande fraîche entourait cet endroit. Une simple inspiration mit aussitôt la chatte tigrée en appétit. Mais elle ne venait pas pour elle. Selon le code du guerrier, les anciens et les chatons doivent se nourrir avant les apprentis et les guerriers. Nuage de Sève attendrait patiemment son tour, sans rechigner.  Alors qu’elle avait repéré la proie idéale pour la reine et qu’elle s’apprêtait à s’en saisir, un détail la stoppa net. Dans sa hâte, elle ne l’avait pas remarqué jusque-là. Une petite tâche d’ombre se projetait devant elle. C’était une minuscule silhouette aux contours flous. Sans mouvement brusque, l’apprentie lança un regard derrière elle. C’était Petit Pingouin. Le chaton l’avait-il suivi depuis la pouponnière ? Il se tenait assis derrière elle, bien droit. Le petit être la fixait du regard, les yeux grands ouverts. Elle s’approcha de la boule de poil brune et lui assena un coup de langue rassurant.

« Penses-tu que nous devrions ramener cette souris à la pouponnière ?  », lui demanda -t-elle avec douceur.

Elle prit la proie qu’elle avait repéré et la déposa devant le chaton.

« Je... suppose ? Si y'a quelqu'un qui a faim là-bas en tout cas. Pourquoi cette souris en
particulier ? » , répondit le chaton, interrogateur.

Nuage de Sève ouvrit la gueule, prête à répondre à son jeune poursuivant. Aucun mot n’en sortit. En réalité, elle n’avait pas vraiment de réponse à apporter. Pourquoi cette souris en particulier ?  Ça, c’est une excellente question en effet… l’apprentie l’avais prise pour faire plaisir à la reine, pour montrer sa loyauté au clan. Pourquoi elle en particulier ? Elle était de bonne taille, mais ce n’était pas la plus charnue du tas de gibier. Elle était très appétissante, sans pour autant être la plus fraichement chassée. Nuage de Sève se souvint pourtant l’avoir qualifiée de proie « idéale » en son for intérieur en la choisissant. Pourquoi idéale ? À vrai dire, elle n’en avait pas la moindre idée. Pourquoi une souris d’ailleurs ? La jeune chatte commença à s’interroger elle-même. Pourquoi pas un merle, une musaraigne ou un lapin ? Non, pas de lapin, il n’y en avait pas sur le tas de gibier de toute façon. Mais pourquoi donc une souris ? Et pourquoi pas ? Oui, voilà.

« Et pourquoi pas ? » , finit-elle pas lâcher dans un miaulement peu assuré.

Décontenancée, la novice ne comprenait pas vraiment le sens de cette question. Elle qui avait l’habitude de jouer à la « madame je sais tout » pendant les entraînements, d’habitude aucune question ne lui résistait. Mais celles de ce chaton étaient différentes. Il y avait-il seulement une bonne réponse ? En y réfléchissant bien, pas vraiment. Le jeune chatte tigrée considéra la boule de poil un instant, persuadée que les quelques mots échangés ne constitueraient pas une explication convenable. Il lui fallait donc répondre avec franchise.

« Cette souris fera certainement plaisir à la reine pour qui je l’ai choisie. Nous sommes un clan, nous devons nous entre-aider. Tu deviendras bientôt un apprenti à ton tour, et tu devras accomplir ce genre de tâches pour montrer ta loyauté au clan. Mais tu as raison, cette souris n’a rien de particulier en soi. C’est mon instinct qui m’a guidé vers elle. J’aurais pu choisir une autre proie. Le Clan des Étoiles m’a peut-être guidé vers elle. Sur le tas de gibier, les proies sont presque toutes équivalentes. Ce sont tous des animaux sauvages que nous avons chassés nous nourrir. Nous devons remercier nos ancêtres pour leur vie. Elles ont été chassées par nos guerriers et nos apprentis. En cette saison des feuilles vertes, les proies sont plus nombreuses en forêt. Il faut simplement que nous fassions attention à choisir en priorité les proies qui ont été chassées en premier, pour ne pas laisser la viande se gâcher inutilement. Une proie constituera toujours un beau cadeau de la nature, du moment qu’elle n’est pas empoisonnée ou rongée par les vers. Certains félins préfèrent les proies plus maigres et tendres, comme les souris à la saveur musquée, d’autres seront plus en appétit devant un merle bien juteux et légèrement sucré. Mais faire un choix pour quelqu’un d’autre, surtout quand on ne connait pas bien ses goûts, relève parfois du hasard. Et recevoir son repas d’un autre félin, même si celui-ci ne connait pas nos goûts, est presque toujours un joli présent. Tu comprends ? »

La novice n’était pas certaine que cette réponse ait convaincu son cadet. Mais elle s’était efforcée d’apporter les explications les plus honnêtes qui soient. Elle avait décrit la situation telle qu’elle la percevait. Certaines choses ne peuvent être expliquées. C’était d’ailleurs assez frustrant pour la chatte dont la quête de perfection obsédante l’empêchait souvent de s’avouer vaincue. Mais elle croyait profondément au Clan des Étoiles. Elle aimait penser que leurs ancêtres guidaient les vivants grâce à de multiples signaux. Les raisons ou l’interprétation de ces messages étaient parfois floues. Peut-être qu’il valait mieux qu’il en soit ainsi. Non pas qu’aucune explication n’existe, il devait certainement y en avoir une, mais qu’on ne la connaisse pas était certainement bénéfique. Comme son instinct de choisir cette souris. Elle ne savait pas pourquoi elle l’avait choisie elle en particulier, mais cela semblait être une bonne chose. Alors, pourquoi s’en priver ?

Le chaton acquiesça malgré un air dubitatif. Avait-il compris ce qu’elle avait essayé de lui expliquer ? Rien n’était moins sur… Nuage de Sève elle-même n’était pas certaine de comprendre. Petit Pingouin marqua une pause. Il avait les yeux rivés sur la souris, la détaillant de haut en bas. Quoi qu’il en soit, il fallait qu’ils aillent porter le gibier à la reine qui les attendait. La novice ouvrit la bouche, prête à insuffler le mouvement au chaton. Mais la petite boule de poil rompit le silence en premier.

« Le Clan des Étoiles guide tes choix aussi quand t'es en train de chasser ? Ou quand t'es en train de te nettoyer ? » , demanda-t-il.

Nuage de Sève ferma les paupières et soupira, en signe de désespoir. Ce chaton était vraiment… déconcertant. Cependant, elle comprenait son empressement. Elle-même était de nature curieuse. Elle ne se voyait pas le laisser sans réponse. Mais y avait-il seulement une réponse ? Elle-même ne le savait pas. Pourtant, impossible de s’avouer vaincue. Ce n’était pas son genre.

« Est-ce que le Clan des Étoiles dort parfois ? » , ajouta le chaton en interrompant ses pensées.

L’apprentie ouvrit les yeux. Elle fixa la petite boule de poil brune avec tendresse. Elle n’arrivait même pas à être agacée. À vrai dire, elle aimait beaucoup son entrain. Il parait qu’il est né dans un nid de bipède. Nuage de Sève se souvient de son arrivée au camp quelques lunes plus tôt. Il avait été apporté avec trois autres chatons par Comédie des Chênes. Nuage de Sève était encore un chaton. Elle se souvint avoir partagé la pouponnière avec la fratrie quelques temps. Pourtant, ils avaient très peu échangé jusque-là. Elle avait davantage de souvenirs de Petite Baleine et Petit Rivage, qui étaient plus « voyants ». Avec du recul, elle avait passé tellement de temps sur le dos de Petit Sureau qu’elle n’avait pas vraiment fait cas des autres chatons. Elle appréciait ce rôle de sœur protectrice, elle l’avait toujours apprécié. Petit Sureau s’appelait désormais Nuage de Sureau. Il n’avait plus besoin de sa protection. En fait, avait-il, même un instant, souhaité être protégé ? C’était plus fort qu’elle, elle avait besoin de se rendre utile. D’ailleurs, en parlant de se rendre utile, Petit Pingouin attendait une réponse. Malgré leur quelques lunes d’écart seulement, Nuage de Sève avait envie de l’encourager vers la bonne voie. Elle choisit donc ses mots avec soin.

« Tu sais Petit Pingouin, quand un chat rejoint le Clan des Étoiles, seule son âme rejoint la toison argentée. Son corps est rendu à la nature.  Nos ancêtres n’ont donc pas besoin de sommeil, contrairement à nous qui sommes vivants. Ducoup je pense en effet qu’ils veillent sur nous en permanence. Enfin, je suppose... je n’ai jamais été là-haut. Ma sœur y est, elle. J’aime à penser qu’elle m’accompagne dans chaque instant de ma vie. Mais accompagner ne signifie pas contrôler. Nous sommes capables de faire nos propres choix malgré tout. Nous sommes responsables de nos actes. À nous de rendre fier nos ancêtres. »

Elle eut une pensée émue pour sa sœur. La rendait-elle fière ? Elle l’espérait du plus profond de son cœur.

« Sais-tu comment les rendre fiers ? En faisant le bien pour notre tribu. Je pense qu’il est temps d’apporter cette souris à la reine. Elle nous attend. » , conclut Nuage de Sève.

Elle réprima un coup de langue. Elle avait remarqué que son cadet n’avait guère apprécié cette marque de tendresse juvénile. À la place, elle invita le trublion à la suivre d’un geste de la queue. Elle prit la direction de la pouponnière, sans trop lui laisser le choix.