Hermine des Nuages me tendit le dernier lot d’herbes. Je me mis aussitôt à le trier mécaniquement. C’était seulement la seconde fois que je l’aidais, mais mes pattes avaient assez vite pris le pli.

J’aimais beaucoup l’ambiance de la tanière de l’apprentie-guérisseuse. Les lueurs extérieures y étaient étouffées, tout comme l’agitation du camp. L’odeur des mixtures m’apaisait et les frottements répétitifs des feuilles que nous organisions me berçaient. Ici j’arrivais facilement à tout oublier, à noyer mes soucis du quotidien. La joie éblouissante de ma chère sœur. L’amour débordant de mes parents. Le chagrin suffocant de la famille de Pic du Sapin. La pitié dégoulinant de mes camarades.

Ces émotions me collaient un peu plus au pelage à chacun de leur regard. De leurs murmures. De leurs remarques. Je me sentais poisseux de leurs sentiments extrêmes, sentiments que je ressentais comme les miens. Parfois j’en arrivais à douter de ce que j’éprouvais. Cette tristesse venait-elle de mon cœur ou de celui de mon prochain ? En plus d’échapper aux patrouilles, le terrier d’Hermine des Nuages m’apportait un calme bienvenu afin d’organiser mes émotions.

Une fois mon travail finit, je balayais de la queue les remerciements de l’apprentie-guérisseuse et m’en allais, bien plus serein qu’à mon arrivée. Je n’avais nullement envie de retourner dans le tumulte du camp, mais je me dépêchais malgré tout de sortir. Plus j’hésiterai, plus il sera difficile de remettre le museau dehors.

Je m’arrêtais à l’entrée en plissant les yeux. Le soleil de midi passait sans mal entre les feuilles du grand arbre. Il me brûla la rétine quelques secondes puis retourna se cacher derrière un nuage. Je détournais le regard avant qu’il n’en sorte. Je scannais les racines de l’arbre. La plupart des chats avaient fini de manger et faisaient leurs toilettes mutuellement. Je tournais la tête vers la pile de gibier et constatait qu’il n’en restait plus grand-chose. Personne ne devrait m’en vouloir d’en laisser aux retardataires. Je m’éloignais du camp sans échanger de mot avec mes camarades. Je reviendrai plus tard pour nettoyer les litières. J’ai amplement le temps de me faire une pause.

Le museau levé pour humer l’air, je laissais mes pattes me guider où bon leur semblait. J’aimais tous les paysages de notre territoire. De sa lande à ses forêts en passant par la rivière, chacun avait le don de m’apaiser.

J’arrivais rapidement à la forêt de bouleaux. Des centaines de troncs noirs et blancs se superposaient à perte de vue. Les fleurs jaunes qui jonchaient le sol ressortaient d’autant plus dans ces bois monochromes. Je poursuivis ma marche, sans but. J’errais entre les arbres, sourd au chant du vent dans les branches. Assez vite le paysage répétitif devint une simple succession bicolore, une nuée de tâches dénuées de consistances. J’avançais un moment dans ce labyrinthe avant d’apercevoir au loin un lapin.

L’animal grignotait paisiblement une touffe d’herbe, inconscient du danger. Mais en suis-je réellement un pour lui ? Par réflexe plus que par envie, je m’aplatis sur le sol. Les conseils de Pic du Sapin me revinrent. Je pouvais presque sentir son ombre derrière moi, entendre son souffle dans les feuilles. Je rampais sur quelques longueurs de queue. Je m’apprêtais à m’approcher davantage… Puis me ravissait. À quoi bon ?

Je me rassis. Le lapin ne m’avait toujours pas remarqué, et me tournais à présent le dos. Je fronçais les sourcils.

« À quoi bon ? », me répétais-je amèrement, cette fois-ci à voix haute.

Les mots s’étaient échappés de mes dents serrées sans mon accord. Les oreilles du lagomorphe se dressèrent, alertes. Mais j’avais le cœur bien trop lourd pour m’en préoccuper. Si lourd que si j’essayais de lui sauter dessus, la gravité aurait tôt fait de me clouer au sol. Et pourtant je me sentais désespérément vide, comme si le trop-plein d’émotion dont mes camarades me couvraient avait noyé les miennes.

Les nuages se firent de plus en plus nombreux et cachèrent tour à tour le soleil. Les jeux d’ombres qui en résultèrent formèrent de drôles de formes sur les bouleaux, accentués par leurs écorces étranges. J’aurais juré y voir Pic du Sapin chasser.

« À quoi bon ? », lui murmurais-je.

Alors que le vent se leva dans le bois les nuages redoublèrent d’effort pour jouer avec la lumière. Les ombres se mouvaient étrangement autour de moi, comme autant de créatures bondissantes. Ma tête se mit à tourner avec elle. Les réprimandes de mon ancien mentor résonnaient dans mon crâne. Ma fourrure se hérissa. Ma vision se brouilla. Mon souffle se coupa. Je ne veux pas mourir ! J’ouvris grand la gueule, cherchant à happer de l’air. En vain.

Puis je la vis.

Une ombre se détacha des autres pour fondre sur le lapin. Le soleil nimba un instant son pelage tricolore, me permettant de la reconnaitre. Nuage de l’Éphémère ? Elle se posa gracieusement à côté de sa proie. Celle-ci tenta de s’échapper, mais la chatte avait prévu le coup et l’achevait déjà. J’essayais de me remémorer ses mouvements avec le plus de justesse possible. En quoi étaient-ils différents des miens ? Son agilité. Elle m’avait paru bien plus souple et rapide que je ne le serais jamais.

Je remarquais soudain que j’arrivais de nouveau à respirer. Soulagé, mais quelque peu honteux, je me détendis légèrement. Quand est-ce que ces crises cesseraient ? Elles étaient de plus en plus fréquentes, et tout aussi épuisantes.

« Tu peux sortir maintenant si tu veux, je sais que tu es là »

Je sursautais. Je m’étais tant concentrée sur l’apprentie que j’en avais oublié ma propre présence. Je profitais de la cachette des bouleaux pour remettre ma fourrure en place de quelques coups de langue rapides. J’inspirais profondément. Tout va bien. Elle ne m’a pas vue. Je me levais et la rejoignis d’une démarche que j’espérais tranquille. Je jetais au passage un œil aux ombres sur les arbres. Elles avaient cessé de bouger.

« Salutations, Nuage de l’Éphémère. »

Je focalisais de nouveau mon attention sur la proie, puis sur l’apprentie.

« C’était un excellent mouvement — le lapin n’y a vu que du feu ! Ton mentor sera fier de toi. »

Je lui souris sincèrement, tâchant d’utiliser la joie qui émanait de la jolie chatte pour noyer l’angoisse tapie au fond de mon cœur. C’était réconfortant de découvrir que si je peinais de mon côté, il y aurait toujours des chasseurs prometteurs pour assurer l’avenir du clan. Il suffisait d’observer Nuage de l’Éphémère, ses yeux pleins de volonté, ses muscles vibrants d’énergie pour se sentir à son tour galvaniser. J’avais hâte de la voir devenir guerrière.

« Il n’est pas avec toi, d’ailleurs ? »

J’observais les alentours à sa recherche. La crise m’avait laissé quelque peu fébrile. Si la bonne humeur de la chatte tricolore me requinquait un peu, je sentais l’anxiété remonter lentement le long de ma gorge. Plus vite elle reprendrait ses activités avec son mentor, plus vite je pourrais retourner m’isoler dans les bois et attendre que mon angoisse se tasse.

« Heu.. Il m’a confié une mission en solitaire. Il voulait tester mes aptitudes à savoir me débrouiller seule… Et voir combien de proies j’étais capable de rapporter au camp, sans ses conseils avec moi pour me corriger.  »

Hum ? La jeune chatte semblait tant prise à court qu’elle en bégayait. J’aurais presque pu douter de la véracité de ses propos, s’il s’agissait d’une tout autre apprentie. Mais il y avait peu de chances que quelqu’un d’aussi discret et plein de bonne volonté se soit échappé du camp sans autorisation. Le sourire franc qui naquit sur son museau acheva de me convaincre.

Mais pourquoi me fixe-t-elle ainsi ? Elle m’avait longuement reluqué avant d’ancrer son regard dans le mien. Je tiens une poignée de secondes avant de tourner la tête en direction de la forêt.

« Hmm.. Je sais que ce ne sont pas mes affaires, et je déteste m’introduire dans la vie privée de quelqu’un, mais nous sommes camarade de Clan, et il est en quelque sorte, de mon devoir de veiller à ce que chacun d’entre nous se porte bien. Mais.. »

Si tu détestes ça, ne le fais pas ! Une bouffée de honte me hérissa les poils.

«Quelque chose ne va pas ? »

Je me sentis d’autant plus embarrassé à la vue de son air sincèrement inquiet. Il n’y avait aucun doute possible sur ses intentions, l’apprentie suivait juste son cœur. Aucun chat n’avait semblé remarquer mes crises pour l’instant, pas même ma famille. Je pensais ne pas trop mal me débrouiller pour les dissimuler. Visiblement ce n’était pas parfait.

Je me forçais à m’asseoir et enroulais ma queue autour de mes pattes afin de l’empêcher de fouetter l’air. Qu’est-ce que je fais ? Je lui mens ? C’était évidemment la bonne chose à faire. Nous avions beau être tous les deux apprentis, j’avais presque le double de lunes. Je n’allais pas l’ennuyer avec mes tracas alors qu’elle avait probablement un tas de choses plus importantes en tête.

Oui, c’était la bonne décision. Je le savais et pourtant…

Je mourrais d’envie de partager avec elle. Les chats de mon âge passaient leur temps à penser à leur cérémonie de guerrier — où l’avait déjà passé. Les plus jeunes ne pouvaient se retenir de me questionner — que ce soit par leur regard ou leurs mots — surpris que je ne sois pas encore promu. Mais Nuage de l’Éphémère était entre deux. Elle se rapprochait probablement le plus d’un égal pour le chat empoté que j’étais.

« Effectivement, ce ne sont pas tes affaires. », lâchais-je sèchement sous le coup de l’émotion, frustré par ma propre indécision.

Mon regard se perdu sur les ombres des bouleaux. Je soupirais.

« Je pensais à mon ancienne mentore. »

Je regrettais immédiatement mes paroles.