Invisible string | Ours & Ambrou.

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► Tempête des Éléments.
You drew stars around my scars but now I'm bleeding.

La paix. Le silence. Le calme. La tranquillité. Enfin. Tout ce à quoi je n'ai pas eu le droit ces dernières lunes. Quand on se retrouve enfermé dans la peau d'un apprenti, on oublie rapidement toutes ces choses qui nous manquaient quand on était chaton. Le bonheur de dormir dans une pouponnière presque vide ; la possibilité de se cacher toute une journée pour éviter de parler à ses camarades de clan ; les après-midi libres à pouvoir se prélasser au soleil sans partir en entraînement. Je ne dis pas que je n'ai pas apprécié mon apprentissage, loin de là. Il m'a permis de devenir un guerrier fort, puissant et de grandir. De laisser de côté une partie de mon immaturité pour me concentrer sur mon futur. Cette rage qui menaçait de me dévorer à chaque instant de mon existence s'est apaisée, réduite en une simple douleur sourde que je peux ignorer la plupart du temps. Elle n'a cependant pas été remplacée. Malgré les efforts de Cœur de Chouette et de mon mentor, ma colère n'a pas soudainement laissé place à de l'amour ou à de la joie. Depuis longtemps maintenant je me sens vide. Indifférent. Je me sens avancer dans le monde à la manière d'un rêve : intangible, transparent aux émotions, vivant sans l'être réellement.

Je suis guerrier, maintenant. Hier soir marquait l'avènement de mon apprentissage, une nouvelle étape dans ma vie, une chose qui aurait dû me réjouir, me faire sauter de joie comme tous les apprentis qui voient leur dur labeur récompensé. J'en ai bien sûr ressenti une certaine fierté ; j'ai apprécié me faufiler jusqu'au promontoire, recevoir les acclamations - hypocrites - de mon clan. Mais j'en ai surtout ressenti un énorme soulagement. Celui de ne plus avoir à faire semblant, de ne plus avoir à être l'apprenti obéissant envers son mentor. Je ne sais quel guerrier je serai pour mon clan. Parfois, je doute de ma loyauté. Je doute avoir envie de rester auprès de ces chats que je n'apprécie pas, qui ne m'aiment pas non plus en retour. Je sais que rien ne me retient au clan de l'Ombre, si ce n'est la peur, stupide, de me retrouver seul. Car je suis terrifié d'être seul avec mes pensées, tout le temps. Mais ça, j'aurais peut-être dû y réfléchir avant. Lorsque la vie m'offrait encore une chance de me repentir et de choisir un chemin différent, plus doux. Maintenant, c'est trop tard. Je le sais.

Et ce matin, après avoir veillé toute une nuit sans prononcer un mot, je vais user de mes premières paroles pour briser définitivement tout lien qui me retient au clan de l'Ombre. Peut-être que je resterai parmi eux, tel un fantôme, haï de tous ; ou peut-être que cette libération me poussera à partir, à prendre mon courage à deux pattes pour faire ce que j'aurais dû faire il y a bien longtemps.

► Cœur de Chouette & Tempête des Éléments.
They say "move on" but you know I won't.

« Ta veillée est terminée, Tempête des Éléments. Tu peux parler de nouveau et aller te coucher. »

La voix de la Chouette est hésitante, gardée, de celles qui ont trop souvent été blessées, qui n'ont jamais vu leurs efforts récompensés. Pourtant le nouveau guerrier l'entend, imperceptible, cette cassure dans sa voix, cette tristesse qui ne la quitte pas ; cette fierté, aussi. Envers son fils. Envers celui qu'elle pensait être son fils. Il préfère ignorer les émotions contradictoires qui émanent de celle qui l'a élevé. Elle l'agace. Sa faiblesse l'exècre, sa tendresse le rend mal à l'aise. Parce qu'il sait qu'au fond de lui il ne pourra jamais lui rendre. Il ne pourra jamais l'aimer comme elle le désire, comme sa progéniture. Alors pour ne pas avoir à faire face à des sentiments incompatibles, il préfère la détester. Ce n'est pas faute de ne pas avoir essayé. Pendant un temps le matou s'est forcé ; quelques lunes à peine, le temps de tâter le terrain, de trouver un ancrage qui lui permettrait de l'aimer, au moins un peu. Mais cet effort n'a pas donné le résultat escompté. Peut-être que si la guerrière a le cœur d'une chouette, le sien est tout simplement cassé. Brisé. Envolé, le cœur de Tempête des Éléments. Enterré avec celui de sa mère, certainement. Même s'il sait que le cœur de la Chouette est certainement enfoui avec eux, lui aussi. Mais la disparition de Miroir d'Eau n'a jamais été un point de rapprochement pour les deux félins.

Tempête des Éléments soupire. Il hésite. Il en a marre, de faire semblant. D'entretenir encore des liens cordiaux avec l'ancienne lieutenante du clan, alors que tout pourrait s'arrêter. Le mensonge, l'hypocrisie. Elle le sait aussi bien que lui, mais elle s'accroche, encore et toujours. La Chouette n'a jamais cessé de s'accrocher à lui. Malgré ses colères, malgré ses mots douloureux. Il l'a brisée en mille morceaux mais la guerrière semble toujours avoir un énième morceau caché qu'elle lui offre sans hésiter. Pas ce soir. Plus maintenant, c'est terminé. Ils le savent aussi bien l'un que l'autre : maintenant que le matou est guerrier, il n'a plus besoin d'elle. Et il n'a pas envie de gaspiller son énergie à lui faire espérer que, un jour, peut-être, ça s'améliorera. Ce ne sera jamais le cas. Peut-être qu'il lui fait une faveur, premier et dernier acte d'amour qu'il lui témoignera.

« Merci, Cœur de Chouette. Tu n'étais pas obligée de venir me trouver, j'aurais su me relever de mes fonctions sans toi. Je n'ai pas besoin de toi. »

Il n'a pas besoin de la regarder pour savoir que ses prunelles d'émeraude se remplissent de perles salées qu'elle tentera de contenir aussi longtemps qu'il le faudra. Il n'a pas besoin de tourner la tête pour savoir qu'à cet instant, il brise la Chouette pour la dernière fois, et que les éclats de son cœur font autant de bruit qu'une branche qui se casse dans le silence de la nuit. Il se sait cruel. Il sait que le clan le regarde, que des guerriers et apprentis curieux se sont approchés pour connaître ses premières paroles en tant que guerrier, ses premiers gestes. Il sent les regards de Poésie des Ours et Éclair Ambré non loin de là qui lui jettent des éclairs, à raison. Il connaît les liens qu'ils entretiennent avec Cœur de Chouette mais à cet instant il se fiche bien de leur courroux. S'ils veulent lui reprocher son comportement, il sera ravi de les écouter. Mais quelques chose lui dit qu'à cet instant, ils feraient mieux de s'inquiéter de leur protégée, au risque de ne plus jamais la récupérer.

« Je n'aurai plus jamais besoin de toi. »

Son ton est sec, assuré, définitif. Il ne laisse pas de place au doute. Il n'essaie pas d'arrondir les angles, et sur ces mots, il se lève, s'étire. Son visage ne trahit aucune émotion à part celle de l'indifférence. Il ne se soucie même pas des têtes curieuses qui l'observent avec méfiance. Il n'a dans ce clan aucun ami, personne à décevoir avec un tel comportement. Tous connaissent sa méchanceté, ont subi ses insultes et ses reproches. Peut-être même que ces mots ne les choquent pas tant que ça, après tout. Tempête des Éléments se fraye un passage jusque la tanière des guerriers, le torse bombé, laissant derrière lui une Chouette aux yeux humides, au cœur blessé.

► Cœur de Chouette.
And if my wishes came true, it would have been you.

Cœur de Chouette reste un instant, hébétée, au milieu du campement. Sa vision, embrumée, l'empêche de faire les quelques pas qui sauveraient sa dignité. Rattraper Tempête des Éléments, fuir, ou simplement se retourner pour rassurer ses quelques camarades agglutinés autour d'elle. Elle sent leur pitié, car quelle autre émotion une telle humiliation pourrait-elle provoquer ? Elle savait, en se réveillant, que le nouveau guerrier n'accueillerait pas ses paroles avec bienveillance. Mais elle n'a pas pu s'en empêcher, elle devait être celle qu'il allait entendre pour la première fois pour lui assurer son nouveau rôle. Elle s'attendait à une séparation, mais pas à une telle violence. Celui qu'elle appelle son fils depuis des lunes entières n'est plus. Est-ce que ça fait aussi mal, lorsque son enfant meurt ? Est-ce aussi douloureux de perdre une part de soi dans un accident ? A l'heure actuelle, elle n'en est pas certaine. Elle a l'impression qu'elle va s'effondrer.

La Chouette finit par revenir à elle, comme si elle sortait d'un mauvais rêve, avant de se rappeler que c'est bien la réalité. Les oreilles légèrement colorées par la honte, elle se lève, tourne le dos à son clan. De toute façon, pourquoi ses camarades iraient-ils la réconforter ? Ne la détestent-ils pas, eux aussi ? Peut-être qu'ils partagent les mêmes opinions que Tempête des Éléments. Peut-être qu'ils n'ont pas besoin d'elle, qu'elle a laissé passer sa chance en même temps que son nom d'Étoile. Alors elle se dirige vers la sortie du camp, le pas lourd d'abord puis sa cadence se fait plus rythmée, plus pressée, désespérée de fuir tous ces regards, toute cette honte qui l'étouffe.

Elle court, longtemps. Ses pattes frôlent à peine le sol, écorchant ses doux coussinets, la poussant toujours plus loin du camp. Elle finit par se retrouver près des marécages, dans le silence de la forêt. Sa respiration est saccadée par sa course mais très rapidement des sanglots viennent lui couper toute chance de mieux respirer. Elle a envie d'hurler ; elle se contente de laisser échapper quelques gémissements plaintifs. Elle a mal au cœur et se demande à cet instant si son nom n'a pas été choisi par ironie. De cœur, elle n'en a plus. Elle n'a plus rien à offrir, plus rien à donner. Elle finit par s'allonger, épuisée.

La Chouette observe avec peine l'horizon qui se dresse devant elle, incapable d'y projeter son futur, d'esquisser ne serait-ce que le début d'un avenir pour son âme tourmentée.

Mais c'est sans compter sur l'appel du passé.

Il y a des sentiments qui vous submergent comme un raz-de-marée, sans crier gare, sans laisser place à rien d’autre ; des sentiments qui vous envahissent, jusqu’à vous laisser tremblant, de peine ou de rage, abandonné sur le rivage. Il en est ainsi pour la colère de l’Ours. Elle s’élève en lui alors que les mots tranchants de Tempête des Éléments parviennent jusqu’à ses oreilles, et menace de l’emporter tout entier. Son pelage se hérisse, il est plus intimidant que n’importe quel ennemi, avec ses yeux jaunes et ses griffes d’ours, peut-être n’a-t-il jamais aussi bien porté son nom. Un instant, il est prêt à se jeter sur lui, ce monstre qui fait tant de mal à celle qu’il aime comme un frère. Un instant, ses muscles se tendent…

Et puis sa colère retombe, son regard dérive, ses lames retournent dans leur fourreau. Il se sait vaincu. Car il y a aussi des sentiments qui prennent leur temps pour se montrer. Ceux-là se construisent petit à petit, ils sont doux mais féroces, discrets mais tenaces. C’est l’amour et la loyauté. Et ce sont ces sentiments-là qui animent l’Ours, plus puissants que n’importe quel raz-de-marée, ancrés si profondément en lui qu’ils sont devenus sa raison d’être. Comment pourrait-il attaquer l’un des siens au sein même de son foyer, comment pourrait-il blesser le fils de Cœur de Chouette là, sous ses yeux, sous les yeux d’Étoile de Jais ? Il ne vaudrait pas mieux que Jeu Macabre.

Alors il ne fait rien. Laisse partir l’odieux coupable qu’il foudroie du regard, puis la mère dévastée. Il garde le silence, il voudrait l’appeler, la retenir, mais les mots restent bloqués dans sa gorge. Peut-être a-t-elle besoin de solitude ; cela, il serait bien placé pour le comprendre. Mais quelque chose en lui se révolte à savoir son apprentie seule en proie à ses démons, il veut les affronter à ses côtés. L’ours guerrier relève la tête, échange un regard avec celui qui sera aujourd’hui son meilleur allié. Éclair Ambré a comme lui assisté à toute la scène, et dans ses yeux se lit la même détermination, probablement la même idée. Le matou brun s’approche de lui d’un pas souple. « Elle a besoin de nous », murmure-t-il simplement, comme pour sceller leur alliance.

Ensemble, ils sortent du camp, à travers le tunnel de fougères, pour suivre la piste laissée par la guerrière tigrée. Une piste que Poésie des Ours imagine semée de larmes, et cela lui serre le cœur un peu plus. Ils se mettent à courir comme elle a couru, suivant son parfum qu’ils connaissent tous deux si bien, il doit redoubler d’effort pour suivre la cadence imposée par l’éclair roux à ses côtés. Bientôt ils la retrouvent, et son cœur se brise tout à fait en entendant ses sanglots. Elle s’est laissée tomber comme on jette les armes, quand tout espoir a disparu. Alors seulement il ralentit l’allure, s’approche doucement, pour ne pas l’effrayer, vient se blottir à ses côtés. Il regrette le temps où elle était si petite qu’il pouvait la protéger tout entière entre ses larges épaules.

« Chut… ne pleure pas petite Chouette », chuchote-t-il d’une voix douce que seuls ses enfants lui ont connue. Face à eux l’horizon est chargé de nuages. Il refuse d’y voir un quelconque signe. Cela fait bien longtemps qu’il sait que la destinée est une aveugle qui joue aux dés. Il préfère se blottir un peu plus près de Cœur de Chouette, glisser sa tête sous son menton pour lui servir d’appui. « Parfois je regrette nos après-midis ensoleillés sur les rochers bleus, tu te souviens ? Cerfblanc est loin maintenant, tout comme nos premières lunes d’apprentissage. Mais nous n’avons besoin ni du soleil ni des rochers pour être heureux », a-t-il l’audace d’affirmer haut comme une certitude, lui son mentor de toujours, lui l’imbécile au grand cœur.

Les rumeurs courent depuis des centaines de lunes que le Clan de l'Ombre est le plus froid. Que leurs membres sont méchants, dénoués d'émotions, qu'ils ne connaissent ni la joie, ni l'amour. On dit d'eux qu'ils sont les plus mystérieux, les plus dangereux et parfois les plus perfides. Et pourtant, aux yeux d'Éclair Ambré, le Clan de l'Ombre est sans aucun doute la famille la plus soudée qu'il ait pu avoir la chance de connaître. Que l'on croit aux rumeurs ou pas, il ne suffirait que de quelques jours passés en son sein pour découvrir leur véritable nature. Cependant, comme dans toutes familles, il y avait des membres qui semblaient être en marge. Qui n'arrivaient pas, ou ne voulaient pas se lier aux autres. Qui paraissait tout entreprendre pour se faire rejeter, juger, voir se faire détester.

Tempête des Éléments était de ces chats là. Alors qu'Éclair Ambré le regardait rejoindre la tanière des guerriers après le déluge glacial qu'il venait d'infliger à sa sœur en quelques mots, une envie intense le prit d'aller le rejoindre pour lui exposer le fond de sa pensée. Il n'était pas un félin violent, ni le genre à chercher le conflit, au contraire. Mais si on faisait souffrir sa famille... Il y avait des conséquences. Cœur de Chouette était sa petite sœur, sa protégée, son sang. Si on la touchait, physiquement ou psychologiquement, il fallait s'attendre à avoir une marque sur soi à jamais. Deux yeux, vert et bleu, fixés sur son pelage pour les lunes à venir. Mais Éclair Ambré ne fit rien de tout cela. À cet instant précis, sa sœur s'échappait du camp en courant. Elle avait besoin de lui. Et alors qu'il se préparait à la suivre, il aperçut Poésie des Ours non loin de lui, qui le regardait. Dans ses yeux ambrés brillaient la bienveillance d'un mentor, d'un frère de clan. Il savait qu'un lien particulier le liait à sa petite sœur, et il était sans aucun doute le seul autre chat qui pourrait trouver les mots justes et la réconforter. Il était comme son deuxième grand frère, celui qu'Ombre du Soleil n'avait pas eu le temps d'être. Le guerrier massif se rapprocha de lui et dit quelques mots auxquels Éclair Ambré adressa un hochement de tête.

En un seul mouvement, ils partirent à la suite de Cœur de Chouette. Il connaissait son odeur aussi bien que la sienne et n'avait pas besoin de la pister pour retrouver sa trace. Il pressa le pas, se mit à courir pour réduire au plus vite la distance qui séparait la Chouette de sa famille. Il sentait Poésie des Ours sur ses talons, sa détermination émanant de sa démarche assurée. Après quelques instants à filer entre les pins, ils la retrouvèrent, ici, échouée et en pleurs. Ils ralentirent l'allure et Éclair Ambré soupira. Sa sœur n'avait pas eu de répit depuis bien des lunes, il était temps qu'elle se relève. Poésie des Ours fut le premier à s'approcher d'elle, il vint se blottir contre son pelage pour lui servir de soutient. Éclair Ambré fut un petit peu jaloux, ayant l'impression que ça devrait être lui le frère qui venait la réconforter, comme lorsqu'elle faisait des mauvais rêves plus petite. Mais il se rendit compte bien vite que cela était puéril, que la chaleur et la douceur protectrice de son ancien mentor lui suffirait bien assez.

Il se rapprocha à son tour, doucement, alors que Poésie des Ours commençait à essayer de la réconforter, lui rappelant le passé. Éclair Ambré effleura la joue de Cœur de Chouette avec sa queue en passant pour sécher ses larmes, et s'assit dos à eux, regardant vers l'extérieur comme s'il était une sentinelle chargée de protéger sa famille. L'horizon semblait sans danger. Il laissa sa petit sœur répondre à son ancien mentor et tourna la tête vers elle, plongeant un regard chaleureux dans le sien.

« Tu es jeune petite sœur. Trop jeune pour avoir déjà tant de vécu sur les épaules et t'effondrer sous ce poids. Laisse nous en porter une partie d'accord ? Tu n'es pas seule. »

Il sourit alors en observant les deux félins blottis l'un contre l'autre.

« Poésie des Ours a les épaules pour ça. Et moi... Je suis toujours là pour te réconforter de tes cauchemars. »

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► Cœur de Chouette.
And when I felt like I was an old cardigan under someone’s bed you put me on and said I was your favourite.


Je pense n’avoir jamais autant pleuré de ma vie. Les perles salées qui se déversent sur mon visage pour venir s’écraser sur le sol s’écoulent à une vitesse affolante. J’ai l’impression de ne pas pouvoir m’arrêter, que les mots douloureux de Tempête des Éléments ont eu raison de moi. Pourtant, ce n’est pas le pire qu’il m’ait dit. Ce n’est pas la chose la plus blessante qu’il m’est arrivée dans ma vie. Mais c’est peut-être le coup de grâce, celui qui achèvera la vieille Chouette que je suis. Car je me sens terriblement âgée, comme si j’avais déjà vécu de nombreuses vies et que j’arrivais au bout de celle-ci. Ce n’est pas vrai, je le sais. Pourtant, cette sensation m’étouffe et m’empêche de respirer. Je n’arrive pas à voir au-delà de ce sentiment qui me dit que tout est fini. Que jamais plus je n’aurai d’amour, d’enfants, tous ces bonheurs qui devaient justifier mon rang de guerrière, laissant derrière moi celui plus contraignant de cheffe. Je me sens si inutile, si seule.

Et pourtant.

Malgré mes larmes et mes sanglots, je sens leur odeur. Ces parfums si particuliers que je reconnaîtrais entre mille félins, à des lieues de distance. Poésie des Ours et Éclair Ambré m’ont suivie. Bien sûr, qu’ils m’ont suivie. Comment ai-je pu douter d’eux une seule seconde ? Penser que je suis seule alors que toute ma famille est dans mon clan, me prouve chaque jour que je compte pour eux. Mon frère, mon ancien mentor, mais il y a aussi ma sœur, mon Oiseau, mes parents, et ceux qui ne sont ni de sang ni de lait mais tout aussi importants. Ma meneuse, mon amie avant tout. Mon lieutenant, ma belle-sœur. Tant de chats que je côtoie depuis ma naissance et qui n’ont jamais failli à m’aimer. Je me sens égoïste, d’un coup. J’ai l’impression d’avoir failli à mon tour en m’écroulant ainsi. Je n’ai pas le droit d’être triste alors qu’ils me soutiennent et m’aiment. Mais je leur ai déjà prouvé que j’étais incapable de les soutenir à mon tour en abandonnant mon nom d’Étoile. Pourquoi se seraient-ils préoccupés de moi maintenant ?

« Je ne sais pas ce dont j’ai besoin pour être heureuse à nouveau, Poésie des Ours », je murmure malgré tout.

Sa chaleur me réchauffe légèrement et je sais que ce n’est pas seulement dû à une réaction physique. Ses actions, ses mots me touchent. Je m’autorise un instant à nous revoir comme nous étions, une apprentie avec son mentor, à se prélasser au soleil au lieu de s’entraîner tout le temps comme le faisaient tous les autres. Je n’en ai pas moins appris pour autant, si ce n’est plus. Mon apprentissage avec l’Ours a été semé d’embûches mais je n’aurais choisi aucun autre guerrier pour être mon mentor. L’avoir près de moi à cet instant calme légèrement les tourments de mon cœur. Mais c’est la présence plus réservée de mon grand frère qui sèche mes dernières larmes. Lorsqu’il plonge son regard vairon dans le mien, je peux voir tout l’amour qu’il porte pour moi, si bien que je dois me faire violence pour ne pas recommencer à pleurer. Cette fois-ci je suis transportée dans d’autres souvenirs, plus lointains encore, qui remontent à mes premières lunes. Avant d’être apprentie, pendant la maladie d’Ombre du Soleil, j’avais pour habitude de faire de nombreux cauchemars, et seule la présence de Nuage Ambré pouvait me réconforter. Je passais mes nuits à le réveiller dans la tanière des apprentis, volant de ses précieuses heures de sommeil, mais il ne m’en a jamais voulu. Il a toujours été là pour moi, pour tous mes cauchemars. Ma lumière au bout de toute cette pénombre. Se peut-il qu’aujourd’hui encore il m’apaise, malgré la violence de mes peurs actuelles ? Je voudrais tant y croire.

Je reste un instant sans voix, blottie contre mon ancien mentor, ayant attiré près de moi mon grand frère pour qu’ils puissent tous les deux me partager leur chaleur. Je fixe l’horizon qui, peut-être, me semble un peu moins terne. Mais je me sens encore épuisée, vidée par toutes ces larmes qui ont quitté mon corps. J’utilise ce silence pour fermer les yeux, récupérer une respiration normale, moins inquiétante. Mon objectif n’est pas non plus de leur faire peur. Je ne veux pas qu’ils pensent que j’ai abandonné. Ils n’ont pas besoin de ça. Pourtant je n’arrête pas de penser à ce qui aurait pu arriver s’ils n’étaient pas venus me chercher. Non pas que j’aurais fait quelque chose de stupide. Mais au fond, je n’en suis pas si sûre.

« Vous n’étiez pas obligés de venir. Mais merci. Je… »

Je m’arrête un instant, la voix enrouée par les sanglots et la fatigue. J’observe le ciel, hésitante. Je peux faire le choix de me recomposer, de remettre un masque qui leur donnerait l’illusion que je vais mieux. Retourner au camp, affronter les regards, affronter son regard. Mais dans quel but ?

Pour quoi faire ?

« Je suis juste… perdue, je crois. Je ne sais pas quoi faire. Avec Tempête des Éléments, avec Silence du Renard, avec… »

Pourquoi est-ce que c’est si dur de dire tout ce qu’on a sur le cœur ? Je ne veux pas les ennuyer. Je n’ai pas envie qu’ils se sentent obligés de rester à mes côtés, encore. N’ont-ils pas mieux à faire que d’essayer de réparer un cœur qui ne peut pas l’être ?

« Je pense que je ne me pardonnerai jamais de ne plus être une Étoile. Pourquoi le reste du clan le ferait-il ? Pourquoi mon fils le ferait-il ? Pourquoi l’avez-vous fait ? »

Des larmes, encore. Cette impression désagréable que toute l'eau de mon corps va finir par m'échapper. Je me sens faible. Je me sens pleine d'espoir, aussi. Grâce aux deux êtres qui m'accompagnent.

Elle semble si fragile, sa Chouette, comme prête à se briser en mille morceaux. Il lui est si difficile de la voir ainsi, il voudrait effacer sa peine aussi facilement qu’Éclair Ambré a séché ses larmes, d’une seule caresse pleine de la tendresse d’un frère. Mais le guerrier roux n’est pas seulement tendre, il est aussi déterminé, presque féroce, l’Ours le sent, derrière cette apparence si calme se cache un lion, un guerrier loyal certes, un diplomate avisé, un discret pacifiste, on dira ce qu’on voudra, mais un lion surtout, un père, un frère, tout cela revient au même.

Elle ne sait pas ce dont elle a besoin pour être heureuse. Il n’a pas de réponse à lui donner, seulement… un serment : « Tu trouveras. » Un temps. Puis il ajoute, car il n’est pas question de la laisser seule dans cette quête : « Nous t’aiderons à trouver. » À ces mots, qui ne laissent place à aucun doute, il échange un regard avec Éclair Ambré. Ce serment est le leur, leur accord, muet, évident. Le guerrier roux a raison : il se sent prêt à porter tous les maux du monde sur ses épaules si cela peut soulager son apprentie ne serait-ce qu’une seconde. Elle a déjà trop souffert, et ils savent aussi bien l’un que l’autre qu’elle ne méritait pas que s’abatte sur elle le poids de tous ces malheurs.

Le silence s’installe. Puis les voilà tous les trois blottis ensemble, membres d’un même clan, d’une même famille. Poésie des Ours ressent plus fortement que jamais ce lien invisible qui les unit. La terre peut trembler, la nuit encore tomber, ils resteront là, soudés, prêts à faire face à toutes les épreuves, qu’il s’agisse de guerres ou de cœurs brisés. C’est de cette certitude qu’il tire tout son courage. Avec leur aide, avec le soutien de tout son clan, Cœur de Chouette parviendra à se relever, et à sourire. Comme Étoile de Jais…

La tête toujours posée sous le menton de Cœur de Chouette, le guerrier ne peut voir son expression changer ni ses larmes se tarir. Il sent pourtant un changement dans son attitude, une hésitation, puis un relâchement, à peine perceptible. Comme si elle baissait sa garde. Il se fie à sa respiration, chaque inspiration est un début, une tentative d’aveu. Elle doit savoir qu’elle peut tout leur dire, à eux, qu’elle n’a rien à cacher, pas de secret à garder. Aux yeux de l’Ours, rien ne pourrait la faire baisser dans son estime. Rien ne pourra lui faire changer d’avis. Il l’écoute alors que sa parole se libère enfin pour formuler ses doutes, se concentre sur sa respiration qui en dit tellement long.

Sa confidence le surprend. Il n’imaginait pas qu’elle puisse encore souffrir de sa décision, qui, le concernant, lui avait semblé si sage, presque une délivrance, un soulagement. La nomination de Chouette en tant qu’Étoile avait été si soudaine, si inattendue, et elle était si jeune… Il ne s’imaginait pas qu’elle puisse, encore maintenant, regretter son choix. Mais il comprend mieux le poids sur ses épaules qu’elle s’impose encore, cette culpabilité qui semble la suivre comme une ombre. Sa gorge se serre. Apprendre cela accentue l’amertume qu’il ressent envers leurs ancêtres, dont les décisions aveugles ne font que perturber le cours déjà troublé de leurs existences à eux, les vivants.

« Peut-être que ce qu’il te faut, c’est prendre conscience de la force qui est la tienne, et du courage qui a toujours été en toi. » Il se redresse, soudain sérieux, pour capter le regarde de Cœur de Chouette. « On t’a pardonnée, cervelle de souris, parce qu’il n’y avait rien à pardonner… Tu n’as pas besoin de changer de nom pour prouver ton dévouement au clan, pas alors que tu es prête à sacrifier ta seule, unique et si précieuse vie pour les tiens, ce qui est encore plus admirable. Silence du Renard le sait aussi bien qu’Éclair Ambré et moi, et Tempête des Éléments le saurait lui aussi s’il n’était pas aussi égocentrique. »

Alors qu’il prononce ce nom, il sent sa colère refluer un peu, il aurait bien envie de régler ses comptes une fois pour toute… Mais bien vite il s’apaise, avec un grognement étouffé et un haussement d’épaules. Ce n’est pas le moment. Et puis, il a bien vu comme Caresse de l’Aile regarde ses petits : une mère est aveugle aux défauts de ses enfants. Lui-même ne supporterait pas que l’on dise le moindre mal de son Hymne ou de son Oiseau. Et Cœur de Chouette aime Tempête des Éléments comme son fils, malgré tout. Elle s’accroche à son amour, si fort, si fort. C’est dans sa nature, de se battre jusqu’au bout pour ceux qu’elle aime.

« Le jour où je t’ai accompagnée jusqu’aux Cristaux… commence-t-il, hésitant. Ce jour-là, tu m’as dit qu’il était interdit d’abandonner. Alors, je t’en prie, Cœur de Chouette, aujourd’hui c’est moi qui te le demande, n’abandonne pas. »

Il n’a jamais prié, jamais supplié. Au vu du nombre de ses promesses bafouées, il est même mal placé pour demander à quiconque de respecter une parole donnée. Pourtant, c’est bien ce qu’il est en train de faire, la voix légèrement tremblante et le cœur au bord des lèvres.

Parfois, Éclair Ambré se surprenait à penser que le Clan des Étoiles s'était trompé. Qu'ils avaient choisi Cœur de Chouette à sa place, et qu'ils l'avaient chargé d'un destin qu'elle n'était pas encore prête à assumer. Devenir lieutenante, puis chef à un si jeune âge... C'était beaucoup trop pour les épaules de n'importe quel félin dans la même situation. Et si Caresse de l'Aile avait choisi un autre ? Et si elle l'avait choisi... Lui ? Sa petite sœur n'aurait pas vécu la même vie, ça ne faisait aucun doute. Mais les choses étaient ce qu'elles étaient, et Cœur de Chouette avait traversé toutes ces épreuves. Ça n'avait pas été facile, loin de là, et tout ne s'était pas arrangé encore. Mais il ne fallait pas qu'elle baisse les pattes maintenant, pas si près du but.

Elle était perdue, égarée. Elle ne trouvait pas son chemin malgré tous ses essais, Éclair Ambré pouvait le voir dans ses yeux humides. Mais elle commençait à se calmer, à reprendre son souffle, à sécher ses larmes. Poésie des Ours était doux et bon, il faudrait être aveugle pour ne pas voir toute l'affection qu'il portait à sa petite sœur. C'était lui qui avait forgé la guerrière qu'elle était aujourd'hui, et Éclair Ambré était fier et heureux que ce soit lui qui ait été son mentor. La féline avait beau ne pas savoir ce qui la rendrait heureuse aujourd'hui, lui savait que Poésie des Ours ferait parti de l'équation.

Cœur de Chouette attira le guerrier aux yeux vairons vers elle, et il se laissa faire sans contester. Il serait là près d'elle si elle avait besoin de lui. Ce n'était pas une obligation de venir non, c'était un devoir, un instinct. Sa sœur essaya de leur expliquer ses tourments, d'une voix tremblotante et faible. Encore une fois, Poésie des Ours fut le premier à lui répondre, à lui assurer qu'elle trouverait sa voie et que lui et Éclair Ambré l'aideraient pour cela. Ce dernier acquiesça, d'accord évidemment. Mais sa sœur n'en avait pas fini avec ses démons. Elle reprit alors, et chacun des mots qui sortirent de sa gorge semblèrent plus brûlants, plus douloureux et plein de regrets que les précédents. Éclair Ambré se pencha et lui lécha le front, dans un geste qu'il espérait apaisant. Poésie des Ours pendant ce temps-là, dit tout ce qu'il y avait à dire. Comment lui en vouloir ? Elle avait souffert bien plus que la plupart des chats de cette vallée, elle avait connu la mort. Personne ne pouvait lui reprocher quoique ce soit par rapport à ses décisions.

Tempête des Éléments... Éclair Ambré aurait préféré l'oublier lui. Pour quelqu'un comme lui qui voyait la famille comme une des choses les plus importantes de son existence, le manque de respect du nouveau guerrier à l'égard de sa mère adoptive lui hérissait le poils. Une fois qu'il saurait sa sœur calmée et entre de bonnes pattes, il n'hésiterait pas à aller le confronter. Il n'accepterait pas ce comportement. Pour le moment, il devait se concentrer sur sa petite sœur et il l'observa, elle et Poésie des Ours alors que ce dernier lui demandait avec émotion de ne pas abandonner.

« Personne ne peut comprendre par quoi tu es passée Cœur de Chouette, pas même moi. C'est pourquoi ni moi, ni Poésie des Ours, ni personne dans le Clan ne peut te reprocher d'être revenue d'entre les Étoiles. Et c'est d'autant plus pour cela que tu ne devrais pas t'en vouloir à toi-même. Tes décisions t'appartiennent. »

Il fit quelques pas en regardant dans le vide, repensant malgré lui à la confrontation qui avait blessé une fois de trop sa petite sœur. Sa queue battit l'air mais il garda un ton calme.

« Tempête des Éléments ne mérite pas tes larmes. Je sais que ça te fait du mal aujourd'hui, mais il faut que tu acceptes que tout le monde n'est pas doté d'un grand cœur. Tout le monde n'est pas juste, ni redevable. Un jour, il se rendra compte de ses erreurs, quand il mûrira. Mais en attendant, tu dois vivre pour toi, tu comprends ? » Éclair Ambré se rapprocha à nouveau de Cœur de Chouette et passa sa queue sous son menton, et reprit d'une voix douce : « On ne sait pas quand aura lieu la prochaine bataille, alors ne gâche pas ton temps avant qu'il ne soit trop tard petite sœur. »