I want new friends but they don't want me [LIBRE]

 

"Il va bientôt clamser le Rat, ça fait combien de temps qu'il est né ? Au moins deux mille ans non ?"

Rouillé. Complètement rouillé. Présage des Rats souffrait de plus en plus de sa condition. Vous savez, le mot qu'on ne dit pas devant les personnes âgées, ce mot qui fait pourtant bien rire les petits insolents qui sont censés représenter l'avenir d'un Clan, mais si ! Ces petits effrontés qui boudent à la moindre objection à leurs plans sans queue ni tête : les jeunes ! Quelle plaie. Ce sont eux qui prononcent le plus souvent ce fameux mot interdit, la vexation ultime, l'affront sans nom, la mort du respect envers ses aînés. Tout fout le camp comme on dit. Et le jour où l'on commence à dire tout fout le camp c'est qu'on est déjà "vieux". Les jeunes disent à longueur de temps "les vieux sont chiants, mes vieux m'empêchent de sortir avec une telle, regarde l'autre vieux pour qui il se prend, quand je serai vieux moi je serai cool... nianiania." Personne n'est cool quand il est vieux, du moins c'est ce que le Rat voulait croire. La douleur dans ses articulations était plus facile à supporter ainsi.

Alors qu'il s'étirait devant sa tanière, fier d'exhiber son corps disgracieux à la vue de tous, le Rat décida d'éviter de faire sa toilette. Non seulement cela lui épargnait un travail laborieux qu'il n'avait jamais aimé et détestait encore plus depuis que le moindre mouvement lui coûtait, mais en plus son odeur légendaire allait, une fois de plus, incommoder au possible ses camarades de Clan. Présage des Rats aimait lier l'utile à l'agréable et surtout faire des économies d'énergie.

Il faisait beau, le camp était en effervescence, il était déjà assez tard dans la matinée, l'ancien regardait tranquillement autour de lui, se demandant quoi faire, comment remplir sa journée, depuis qu'il avait tout le temps du monde, du moins en attendant l'invitation de la mort, il s'ennuyait un peu. C'est drôle, toute sa vie il s'était plaint de ne pas avoir le temps, de ne pouvoir se consacrer à autre chose qu'à son travail, et maintenant que son heure de repos était venue, il ne savait pas quoi faire ou n'en avait plus l'énergie. Certains jours il n'avait simplement envie de rien, comme si la moindre activité était insurmontable. A l'inverse des autres anciens, les petits ne venaient pas le voir, les mentors évitaient de lui envoyer leurs apprentis, même en cas de punition, personne ne lui demandait réellement de conseil. Sa réputation le précédait. Bande de couards, comme si un petit Rat inoffensif comme lui pouvait intimider qui que se fût ! Les plis sur son front s'accumulèrent en haut de son crâne, signe de son exaspération.  

Il fallait qu'il s'éloigne un peu du camp, il s'en sentait la force ce jour-là. Il s'en fut donc vers le champ de fougères, un de ses lieux préférés depuis leur arrivée à Valeemar, bien des lunes plus tôt. Il lui semblait que Cerfblanc appartenait à une autre réalité tant la forêt de son enfance était loin. Parfois les souvenirs s'effaçaient, il n'aurait pas su dire à quoi ressemblait sa première tanière de guérisseur, et parfois, les images lui revenaient, comme des coups de marteau sur une enclume, aussi nets que l'était la vue de ses pattes, juste sous ses yeux. Les cérémonies, les vieilles connaissances, tous ceux qu'il avait croisé et qui avaient aujourd'hui disparu. C'était comme si le temps s'était arrêté uniquement pour lui, et il y avait des jours où il se demandait : pourquoi moi ? Pourquoi un vieux déchet comme moi a-t-il survécu à tout cela ?  

Présage des Rats, accusant son âge, marchait lentement vers les fougères qui commençaient à apparaître devant lui lorsqu'un corbeau se mit à croasser bruyamment sur une branche, juste au-dessus de sa tête nue. Ses immenses yeux jaunes se posèrent sur l'agaçant nouveau venu et le détaillèrent comme il l'aurait fait d'un paquet de plantes médicinales du temps où il était encore un expert en remèdes. Cela lui manquait, aujourd'hui, s'il pouvait encore distinguer n'importe quel végétal à l'oeil, son odorat lui faisait un peu défaut. A défaut de pouvoir continuer à travailler, il regarder passer ses remplaçants d'un oeil torve et émettait un petit feulement sourd à leur passage, comme pour rappeler aux autres qu'il n'avait rien oublier de son ancien rôle et qu'il était encore capable de les surveiller.

Le gros plein de plumes qui le regardait était vraiment laid, il perdait son plumage par endroits et ne cessait de se gratter l'arrière de la tête avec une patte noire décharnée sur laquelle on pouvait apercevoir du sang séché. Il était globalement en mauvais état et surtout... il avait l'air vieux. Il observait le Rat de sa branche, les plumes gonflées, pour faire le coq, ses petits yeux perfides, comme deux billes noires, roulaient en tous sens pour suivre les mouvements de l'ancien qui tâchait de se soustraire à son regard inquisiteur. Au bout d'un moment le Rat arrêta de bouger et se retourna comme une bête traquée, les yeux lançant des éclairs, crocs dehors :

"Quoi ? Arrête de brailler ! Qu'est-ce que tu me veux mocheté ?" hurla-t-il au corbeau comme s'il avait été la source de tous ses malheurs.

L'oiseau de mauvais augure se mit à croasser si fort et de manière si hachée qu'on aurait cru qu'il riait. Il se moque de moi pensa Présage des Rats, ça n'allait pas se passer comme ça. Il pouvait supporter les railleries au camp,  surtout parce qu'il n'avait ni le droit ni la force de tuer quelqu'un, mais là c'en était trop. S'il ne pouvait plus se promener tranquillement alors c'était la fin de tout !

"Si ton ramage se rapporte à ta tronche tu es certainement l'oiseau le plus moche des bois !" grognait-il tandis qu'il se mouvait à contresens, les fougères effleurant doucement sa peau nue. N'importe qui aurait pu passer à côté de lui sans le voir tant il était bien camouflé, ayant perdu quelque peu de sa taille au fil des ans et son dos ayant fini par se courber. Parfois pourtant, ses grandes oreilles dépassaient de la végétation et des moustiques en profitaient pour l'agresser. Vraiment quelle superbe journée. Il avançait lentement, persuadé que le corbeau l'observait toujours mais qu'il ne pouvait pas se douter de ce qu'il allait faire. La branche était haute, le tronc assez lisse mais le Rat n'avait qu'une idée en tête. Arrivé au pied de l'arbre il demanda au corbeau :

"Combien de temps faut-il pour digérer une bestiole aussi décrépie que toi ?"

Puis, rassemblant ses maigres forces, il s'élança à l'assaut du tronc. Évidemment lorsqu'il atteignit la branche il fut accueilli par deux billes noires presque rieuses. L'oiseau s'envola avec un croa de victoire retentissant mais non sens y laisser une plume que Présage des Rats décrocha en tentant de lui donner un coup de patte. Son heure n'était pas venue. Le vieux chat planta fermement ses longues griffes jaunes dans l'écorce sombre de ce qui devait être un chêne et regarda en bas. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas grimpé aussi haut ! Il se penchait tant et si bien qu'on pouvait croire que le vieux allait se jeter dans le vide. Avec un rictus amusé il se demanda si quelqu'un pleurerait à sa disparition, mis à part le pauvre apprenti qui devrait retourner son lit de mousse abandonné et aller le jeter, quelques petites surprises l'y attendaient. Un rayon de soleil doux comme le pelage d'un chaton vint lui caresser le dos et alluma la cime des arbres environnants d'un éclat tout à fait agréable. Il ne s'était pas rendu compte à quel point l'escalade lui avait manqué.

"Au moins maintenant j'ai le silence que je mérite" cria-t-il au corbeau qui s'éloignait en riant.

 

"Quand on n'a plus la santé mieux vaut avoir la langue bien acérée"


Du bruit dans le feuillage. Le bruit de griffes qui bataillent pour s’agripper à l’écorce. Il est jeune, vigoureux, ses muscles ne le font pas souffrir lorsqu’il les tend. Le Rat est jaloux, mais sa jalousie est diffuse, diluée et distribuée à tous ceux qu’il croise. Il observe le guerrier à mesure qu'il monte vers lui, il est rare qu'on vienne l'aborder aussi directement. A-t-il quelque chose à lui demander ou agit-il par sympathie ? Tout est possible avec Eclair Ambré, il s'agit quand même, aux yeux du Rat, d'un espèce de guerrier étoilé, nimbé de pureté et pétri de gentillesse.

« Tu n’aurais pas croisé un corbeau par hasard ? … Bah.. laisse tomber, ajoute-t-il aussitôt, pas grave ». Il n'ose pas lui avouer que s'il est monté c'était pour régler son compte à un pauvre volatile, il n'ose pas lui dire que quand on est vieux on s'ennuie, on a des lubies étranges qui agacent tout le monde. Il ose encore moins lui dire que la vieillesse n'a rien changé au fait qu'il a toujours aimé parler tout seul et encore plus à ses proies.

A la remarque de son jeune compagnon, le Rat rétorque d’abord par un rictus qui ne s’approche ni d’un sourire ni d’un air menaçant. C’est un entre-deux qu’on lui connaît bien. Impossible de dire s’il est de bonne humeur ou si on l’a vexé. Il adore ça, si son visage lui a coûté beaucoup, il ne regrette pas que tous ses plis de peau et ses grands yeux lui donnent un air énigmatique, c’est parfait pour dérouter ses interlocuteurs. Il admire un temps la force qu’on peut presque voir transpirer du corps d’Eclair Ambré. Quelle jeunesse. La souplesse de ses membres lui manque tant que cela fait presque mal.

« Patience de l’Araignée ferait mieux de se préoccuper de savoir pourquoi on l’a affublée d’un nom pareil. Le respect de ses aînés ne dit absolument rien à ce Clan ? Je devrais peut-être déménager, il paraît qu’au Vent on peut carrément voter ! »

Ses yeux se plissent lentement et la peau de son crâne suit le mouvement, lui donnant l’air de quelqu’un qui ne comprend pas ce qu’on lui dit. Caresse de l’Aile, malgré l’accident, souhaite-t-elle réellement avoir des petits ? Pourtant le Rat le sait, il n’est pas encore aveugle, il a vu le ventre s’arrondir mais, pour être honnête, il espérait au départ que cela soit lié à autre chose. Son terrible accident l’avait laissée dans un triste état mais c’était une battante, la reine ne s’était pas laissée mourir pour autant et la voir remarcher faisait plaisir avoir. Pourtant, il avait eu du mal à l’imaginer mère, d’autant que son caractère fougueux d’autrefois avait toujours laissé Présage des Rats penser qu’elle ne voulait pas être mère. Les choses changent. C’est là une réflexion qu’il se fait de plus en plus souvent, et cela l’inquiète autrement plus que la nouvelle de la grossesse de leur ancienne meneuse.

Il décide malgré tout de chasser cette pensée. Il adresse un regard au ciel et se dandine sur sa branche, mal à l’aise. Il n’aime pas se sentir coincé et là il se retrouve au bout d’une branche, au-dessus du vide avec un guerrier cent fois plus fort que lui qui pourrait le jeter à bas sur un coup de tête. Il sait que ce n’est pas le genre d’Eclair Ambré, cependant son instinct est là, tapi quelque part au fond de lui et il s’imagine, en bas, écrabouillé, sa peau si blanche maculée de sang. Quel gâchis. Un corps si rare détruit en un instant. Il plante plus avant ses griffes dans la branche, histoire de se stabiliser un peu. Être gentil, voilà, comme ça, si jamais un coup de vent emporte sa frêle carcasse, Eclair Ambré le rattrapera peut-être à temps.

« Je te félicite en tous cas. Tu vas être père, tant de lunes se sont écoulées depuis cette soirée dans mon antre et ta rencontre avec ce chien. Tu étais si petit à l’époque et voilà qu’à ton tour tu donnes des petits à l’Ombre. Que de chemin parcouru. Les idioties de cette chère Nuage Dansant me manquent parfois ».

Et voilà qu’il se change en ce petit papi nostalgique qu’il déteste, voûté, maigre, la voix rauque et… mignon. Pas question ! Le Rat a quand même des choses plus sérieuses à dire, les mondanités n’ont jamais été un plaisir pour lui.
« N’as-tu pas peur pour ces enfants ? ».

Il ne dit rien de plus, parce qu’il est perché sur une branche, haute, parce qu’il ne déteste pas ce petit et qu’il ne veut pas non plus le blesser. Mais il pense à Caresse de l’Aile, à son état, il pense à la guerre qui s’en vient, il pense aux bouches à nourrir que cela représente et à la possibilité d’un conflit long, d’apprentis mal formés et livrés à eux-mêmes. Quelle étrange décision que de donner la vie en un moment pareil.

Présage des Rats a toujours été fasciné par la propension des autres à avoir des enfants lorsque la situation n’y est pas propice. Une guerre s’annonce, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, elle gronde dans les gorges des guerriers, dans les yeux des patrouilleurs qui reviennent de mission. Les agressions et les insultes se multiplient, la nourriture vient à manquer. Le schéma est toujours le même, ce sont les ventres qui crient famine en premier puis viennent les remarques désobligeantes, les marquages de territoire légèrement décalés, les apprentis qui ne savent pas se tenir. Il suffit enfin d’une petite étincelle, d’un malheureux accident, d’un affront ultime. Et tout s’embrase. La moindre rencontre se transforme en escarmouche, les patrouilles se changent en embuscades, les blessés n’ont plus de place dans l’antre du guérisseur et certains doivent dormir à la belle étoile. Parfois on en perd un, alors qu’on aurait pu le sauver. Présage des Rats a un frisson qui n’est pas dû au vent léger qui s’engouffre dans les feuilles autour d’eux. Il pense à tous ceux qu’il a vu s’éteindre, aux cris des mères, aux larmes d’incompréhension et aux horreurs qu’on lui a dites, toutes les fois où on lui a dit que c’était sa faute, s’il s’était privé de repas, s’il avait moins dormi, s’il avait écouté. Et même si, chaque fois, il savait qu’il n’aurait rien pu faire, son ego, mais aussi son cœur, se brisaient. Alors le Rat redoublait d’efforts et la paix correspondait, pour lui, à un travail acharné, connaître, reconnaître les plantes, même aveugle, mais blessé, savoir se battre, juste un peu, au cas où, parfois jeûner, parfois rester éveillé des heures, s’entraîner pour tenir. Pour qu’un jour, les enfants de ces guerriers si optimistes, prêts à donner la vie, pour que ces enfants reviennent au camp sains et saufs. L’ancien sourit, c’est quand même drôle d’être parent, on ne voit que l’enfance, les rires, les jeux, les baptêmes, la fierté que cela procure. Est-ce qu’ils imaginent les combats et les peines ? Peut-être qu’ils y pensent oui, mais qu’ils essaient de les occulter. Chaque guerrier a-t-il au fond de son cœur l’espoir d’une paix durable finalement ?

Il n’en saura jamais rien et n’en a jamais rien su. La réunion de tous les clans, la démocratie… tous ces concepts lui échappent parce que le Rat appartient à un autre temps, à un monde qui a peut-être pris fin il y a bien longtemps. Mais lui est toujours là, il grimpe encore aux arbres, il use encore de sa langue de vipère, c’est tout ce qui lui reste à faire, glisser un soupçon de vérité entre ses railleries, en espérant qu’une oreille se tende et l’écoute.

« Espérons que la guerre ne durera pas assez longtemps pour qu’ils soient assez vieux pour s’en souvenir » voilà ce que Présage des Rats conclut en observant la forêt qui s’étend sous eux.

 

« Le Rat, quand il sera crevé, on se battra pour éviter de changer sa dernière litière ».

Présage des Rats s’amuse de voir la nouvelle confiance en lui d’Eclair Ambré, le temps passe si vite. Il lui semble qu’hier encore lui-même devenait apprenti guérisseur. Sa réflexion à peine dissimulée quant à son rôle auprès d’Etoile de Mystère lorsque la dame avait complètement déraillé l’amuse également. Que faire d’autre ? S’opposer à son chef ? Le chat le plus proche de vous, le plus proche des étoiles ? Non, Présage des Rats n’est pas du genre à désobéir, ou du moins pas lorsque cela ne l’arrange pas. Ses privilèges passent avant tout, c’est vrai. Le Clan également malgré tout. Et à l’époque il avait considéré qu’un peu de sécurité supplémentaire, un peu de conservatisme, ne feraient pas de mal à l’Ombre. Le Rat, tout en continuant à plisser les yeux sous le vent qui l’accable et aussi sous le coup de la curiosité, se demande si un jour Eclair Ambré le pardonnera. Certes, il n’avait pas aidé Jeu Macabre en omettant volontairement de livrer sa version des faits. Cependant, aujourd’hui encore, il restait convaincu que le vétéran aurait été mis à mort par Etoile de Mystère, peu importe ce qu’on pouvait lui dire, à cette époque-là, la mère de Caresse de l’Aile avait perdu la raison. Toucher à ses petits… voilà un coup de maître qu’avaient bien préparé les étoiles noires. Comment savoir si Caresse de l’Aile sera aussi protectrice avec ses propres enfants ? Peut-être aura-t-elle appris des erreurs de sa mère ou peut-être les reproduira-t-elle sans le vouloir… Il est toujours si intéressant d’observer la tournure que peuvent prendre les événements, il s’agit là de l’un des passe-temps favoris de l’ancien. Lui qui a vu quelques générations se succéder, il reste pourtant incapable de dire quelle lignée durera, où le chemin la mènera, s’il y aura des morts, combien, comment… Ses oreilles et ses moustaches frétillent d’impatience, vivement le prochain épisode de la vie d’Eclair Ambré, il ne devrait pas manquer de piquant.

« Voter, c’est souvent l’anarchie tu sais. Un vrai chef, surtout en temps de crise, il n’y a rien de mieux pour la cohésion. Et rien de mieux qu’une forte cohésion si jamais le groupe a besoin de renverser un chef indigne ».

Il adresse un clin d’œil malicieux à son cadet. S’il a bien appris une chose au cours de son interminable vie c’est bien ceci : respecter l’autorité oui, mais tant que cela va dans le sens des intérêts de tous. Autrement il faut se soulever, et rien de tel qu’un Clan fort et soudé pour cela. S’il y a de l’affectif avec le chef c’est encore mieux, on peut vouloir le destituer pour son bien.

N’empêche que les jeunes sont si libéraux, si susceptibles ! Toujours prompts à se mettre en colère pour défendre de beaux idéaux souvent utopiques. La démocratie du Vent est une insulte aux étoiles. Et en même temps Présage des Rats comprend que les dernières générations ont connu l’entraide, la réunion entre les clans, beaucoup se disent pacifistes, beaucoup refusent d’affronter des amis rencontrés à une assemblée. Mais alors, si une ère de paix totale venait, alors ce serait la fin des Clans. Pour lui cela équivaudrait certainement à la fin du monde, les étoiles ne leur dictent-elles pas leur conduite depuis la nuit des temps ? Et pourtant… doit-on conserver un système parce qu’il s’agit d’une tradition ou y a-t-il des éléments qu’ils ignorent. Le Rat retient un rire rauque à la pensée de ces vieilles branches, là-haut, qui s’adonnent au même jeu que lui : torturer, d’une manière ou d’une autre, ses semblables. Et quoi de mieux qu’une guerre perpétuelle ? Il s’égare. Les étoiles ne les dissuadent pas de former des Clans, au contraire, sinon pourquoi doter des chats de neuf vies, pourquoi envoyer des signes différents aux guérisseurs autrement que dans l’espoir de leur octroyer un avantage sur les autres ? Quelqu’un gagne toujours à la fin non ? Et pourtant, les étoiles elles-mêmes ne forment plus qu’un dans la mort, personne n’a dit qu’ils conservaient leurs coutumes une fois là-haut, eux aussi s’étaient battus ensemble contre les étoiles noires. Faut-il comprendre que seule une certaine élévation, la mort, permet de comprendre ce qu’est vraiment la paix ? Mais, s’ils ont une révélation quand l’heure a sonné, pourquoi ne pas leur faire signe, pourquoi ne pas se pencher, lancer un pavé dans la marre et mettre un terme à la guerre ?

Même un ancien guérisseur comme lui est incapable de répondre à de telles questions, pourtant il a bien l’impression de se les être posées toute sa vie. Jeu Macabre, à la fin, avait fini par douter de sa foi. Présage des Rats, le fervent, l’adorateur, arriverait presque à le comprendre, et pourtant il a hâte de savoir. Que va-t-il apprendre ? Où va-t-il aller, étoiles ou forêt noire ? Le Rat sait bien qu’il n’a pas toujours été exemplaire, et à mesure que la mort avance à pas de loup dans son vieux dos il se demande comment fonctionne la balance et s’il est possible de soudoyer le juge. Bonjour c'est moi Présage des Rats, vous savez une tête sympa, une voix suave, la bienveillance incarnée dans un... sac d'os. Un sourire éclatant devrait suffire non ? Ou une bonne dose d'herbe à ch... Bref.

« Si tu dois aller te battre… crois-en mon expérience… tu iras. Espérons que tu reviendras ! » lance-t-il avec un rire éraillé. Plus sérieusement. Tu sais mon petit, j’ai encore de la ressource, je sais sortir les griffes. Et, bien que mon horreur des chatons soit de notoriété publique, ils restent des enfants de l’Ombre. Je me ferai un plaisir d’arracher la fourrure de ceux qui tenteraient de nous priver de sang neuf. En plus, qui viendra changer mes couches si nous n’avons plus d’apprentis ? Non… il faut que ces gamins s’en sortent, sinon nous les vieux nous sommes perdus, et je compte bien battre des records de longévité, ne vous en déplaise. Personne ne touchera à tes petits tant que je serai dans le camp et en vie. Mais il faudrait déjà que le Clan adverse ose pénétrer notre Maison. Qu’en penses-tu ? Qui sera de notre côté ? »

Un coup de vent rabat les oreilles du vieux chat sur sa tête nue. Il frissonne avec horreur comme les fougères, en contrebas, qui commencent à s'agiter sous les courants d'air comme si elles partageaient sa nervosité. Au loin, le ciel tourne doucement au gris, un orage se prépare sûrement. Il ne sera pas là avant quelques heures mais avec ses pattes faiblardes Présage des Rats sait bien qu’il n’a pas la force de rester accroché là-haut s’il se met à pleuvoir. Et il commence à avoir faim comme l’atteste son estomac qui se met à faire un bruit terriblement gênant.

« Ecoutes, avant de me répondre, il faut que je commence à descendre, quelle idée de me coincer comme ça au bout d’une branche hein ? Au pire ça te donnera le temps d'enregistrer toute l'information et de préparer un discours dont tu as le secret. Aller. J’aime bien la parlotte, mais je serais déçu s’il devait s’agir de ma dernière conversation. Sans offense bien-sûr » dit-il d'un ton tout à fait offensant.

Le vieux se met à avancer, tremblant sur ses pattes mais l’air faussement serein et assuré, pas question que monsieur chevalier blanc se mette en tête de jouer au héros et de l’aider. Sa mésaventure avec Ombre Fantôme le sortant de son trou boueux le hante déjà bien assez comme ça. A continuer ainsi, d’ici une semaine tout le Clan devrait l’avoir sauvé. Et ça, c’est non. Il serre les dents à mesure qu’il avance, espérant secrètement qu’Eclair Ambré va filer au bas de l’arbre et l’y attendre. Sagement. Sans l’observer. Sans l’aider. Sans rire. Non mais.  

 
Les yeux d’Eclair Ambré se mettent à briller comme s’il avait vu sa compagne, ou qu’il imaginait l’avenir et bâtir un monde meilleur, ce genre de choses incongrues qui font toujours rire le Rat. Pourquoi le regarde-t-il ainsi ? Quelles autres questions a-t-il à l’esprit à ce moment-là ? Est-ce que ce sont plutôt des choses solennelles comme « Et toi comment vois-tu le rôle du mâle dans la paternité, crois-tu que ce monde est bon ? » ou plutôt « ça fait mal de se faire castrer ? ». Impossible à dire, mais en même temps le guerrier a-t-il de l’humour ? Lui qui est toujours si propre, si… lisse.

Mais le Rat décide de ne rien lui demander et de continuer à avancer vers lui, lentement mais sûrement. Pas question qu’il l’aide, ses pattes ont encore la force de le ramener en bas. Le vent se lève de plus en plus et siffle à leurs oreilles, de gros nuages menaçants s’amoncèlent à l’horizon et toutes ses vieilles articulations le lui disent : il va pleuvoir.

Mais soudain, il manque de tomber de la branche, Eclair Ambré fait un bond incroyable et ses yeux doublent de volume. Burlesque. Le spectacle ressemble à un enchaînement d’acrobaties improbables. Quelque chose lui est tombé dessus. Le vieux chat lève aussitôt la tête. C’est sûrement ce satané corbeau, il est revenu, ça ne peut être que lui ! Présage des Rats sourit à la pensée de son vieil ennemi à plumes, c’est le moment de mettre un terme aux sinistres agissements du volatile. Tout à sa vengeance, l’ancien fait mine de ne pas avoir remarqué que son camarade de Clan est en mauvaise posture, l’arrière-train se balançant dans les airs. Présage des Rats s’approche de plus belle, dresse vivement les oreilles dès qu’un bruit se fait entendre dans les branches. Le corbeau, c’est forcément lui ! Si seulement il pouvait passer à côté d’Eclair Ambré ou même sauter par-dessus lui… mais alors ils pourraient tomber tous les deux et l’Ombre perdrait son meilleur cerveau. Il ne peut pas faire ça, sa vie est trop précieuse même si personne ne semble le remarquer. Il a besoin de l’aide de son compagnon pour dénicher le corbeau. Il prend le temps de réfléchir une seconde tout en lançant au guerrier une œillade dépitée. Lui qui voulait l’aider à descendre, quelle ironie. L’idée lui plaît bien et il affiche un grand sourire jaunâtre qui, de l’extérieur, ne doit pas être très rassurant.

« Oh bon sang ! Il faut tout faire soi-même ici ! On ne vous apprend pas à grimper à l’entraînement ? Et qui a peur d’une brindille qui lui tombe sur la croupe franchement, je t’impressionne tant que ça ? Oh et puis ne dis rien je vais … »

Le Rat plante ses dents dans la peau du cou de son camarade telle une reine que son petit aurait empêché de dormir pendant trois jours : c’est-à-dire avec une douceur toute relative. Eclair Ambré a un goût de… feuilles et de pluie. Pas désagréable en soi quand on se dit que le Rat doit avoir un goût de mousse en putréfaction et d’urine. Il enfonce au maximum ses griffes dans l’écorce pour ne pas basculer en avant tandis qu’il tire de toutes ses forces pour aider monsieur peureux à remonter. Il n’arrive pourtant à rien au bout de quelques secondes d’efforts.

« Ecoutes, dit-il un peu plus essoufflé qu’il ne l’est vraiment, je n’y arrive pas, donc si tu ne peux pas remonter tout seul, il faut que j’aille chercher quelqu’un ! Ou alors… Ne bouge pas j’ai une idée, nous n’allons pas te ridiculiser devant quelqu’un d’autre hein ? Cette histoire restera entre nous, promis »

Chacun d’eux sait bien que c’est faux et que d’ici le lendemain tout le Clan sera au courant. Présage des Rats entreprend donc d’enjamber les pattes et la tête d’Eclair Ambré. On raconte que le guerrier n’admit jamais qu’il avait pu voir de très près les parties génitales mutilées du vieux chat. Le Rat progresse lentement et d’un coup, ses articulations ne lui ayant pas menti, la pluie se met à tomber, en bruine d’abord puis de plus en plus fort.

« Bah manquait plus que ça ! » hurla-t-il au vent plus que pour son compagnon d’infortune.

J’ai horreur de la pluie pense-t-il en boucle tandis que l’écorce gémit sous ses griffes à mesure qu’il descend de l’arbre. Ce n’est peut-être pas si haut finalement, il y a bien un moyen… Tant pis pour le corbeau, la sale bête est si déterminée qu’il finira bien par la retrouver sur son chemin un jour ou l’autre, et là, le combat des titans pourra commencer. Il se retrouve en bas sans s’en rendre compte et observe un moment le croupion d’Eclair Ambré qui a commencé à trembloter sous l’effort.

« Je comprend ce que Caresse de l’Aile te trouve sous cet angle » lui crie-t-il sans savoir s’il va l’entendre. La fourrure du guerrier commence à être collée à son corps par la pluie. Deux rats valent mieux qu’un se dit l’ancien tandis qu’il commence à mettre son plan à exécution. Le Rat s’agite en tous sens, courre d’un côté, puis de l’autre, les crocs sortis. Il s’approche d’un buisson de fougères et taille dans la masse à l’aveugle, il ne peut plus ouvrir les yeux à cause de la pluie et à peur de se prendre une fougère dans l’œil. Ses si beaux yeux ! Il découpe, tire, tranche avec ses dents jaunes, tire entasse puis recommence inlassablement. Au bout de quelques minutes, certainement des heures pour le funambule de pacotille là-haut, il arrive à obtenir un tas conséquent et plutôt dodu. Ça fera un matelas de sécurité parfait ! En principe…

« Eclair Ambré !! Tu dois lâcher prise ! J’ai préparé le terrain fais-moi confiance !! Et si jamais tu meurs je m’engage… je m’engage à m’occuper de tes gamins comme un père ! Et aucun de nous deux ne le souhaite hein ? Alors LACHE cette branche et profite du vol plané ! »

Présage des Rats, plus très sûr, teste encore une fois avec sa patte son lit immense, elle s’y enfonce jusqu’à l’épaule.  Ça devrait aller. Autour de lui, une petite clairière s’est formée là où il a déraciné toutes les fougères. C’est un massacre, il y a des feuilles partout, des tiges qui suintent, coupées en deux, la terre est retournée là où il a dérapé. Un vrai champ de bataille. Soudain il se dit que même si le guerrier s’écrase en bas, la bouillie rouge ne fera pas bien grande différence dans le désordre, quelques touffes de poils rendraient même la scène plus réaliste.

« Aller ce sera… une promenade de santé aérienne ! Je commence à avoir froid moi ! Et faim ! »

Le vent et la pluie lui battent le visage comme si le corbeau avait commandé au ciel un déluge rien que pour lui. Les oreilles basses, il se demande s'il ne devrait pas aller chercher Poésie des Ours.