À la dérive [Esprit des Marais - Maék]

Lune 1212.


Le soleil n’avait pas daigné montrer le bout de son nez, alors même qu’il devrait culminer à cette période de la journée. Au lieu de ça, seuls les nuages aux nuances de gris et de noirs venaient perturber le ciel bleu. Et les rayons lumineux avaient laissé place à de fines gouttelettes de pluie assez gênantes pour se pavaner dans le camp à qui l’oserait. Éclipse  Solaire, elle, n’était pas brave. Mais elle attendait protégée par l’arbre qui surplombait les habitants de la Lune, dans la perspective de se voir attribuer une patrouille. Elle vît Mouette Rieuse intimer à certains de patrouiller vers la frontière venteuse, puis commencer à clamer le noms de certains chats pour une patrouille de chasse. La tricolore baissa les oreilles, pensant là que son heure ne fut pas venue jusqu’à ce qu’il daigne lui adresser un regard. Par pitié ou par besoin, le lieutenant l’invita ainsi à trouver de quoi nourrir le clan en la compagnie de Chant du Criquet et Ruse du Fennec.

Quelque part, elle aurait souhaité partager ce moment avec ses sœurs, ou même son frère. Mais le désir de se prouver fut plus fort que l’envie de passer un temps joyeux. D’autant que la pluie n’aurait pas été propice à une telle compagne, la belle fourrure d’Explosion de Lumière en aurait été si humide qu’une crise de colère aurait pu s’en faire sentir. Laissant ces quelques regrets derrière elle, elle emboîta le pas à ses camarades non sans jeter un regard vers la tanière des apprentis où Luciole Nuageuse devait sûrement séjourner, amère de pas partager un nid avec elle.

Dépassé le camp, le trio se sépara à l’instant même où les proies trop imprudentes par l’humidité, s’étaient éclipsées de leur tanière. L’un avait senti une musaraigne est s’était discrètement mis à chasser à sa gauche, et l’autre fut attiré par l’odeur alléchante d’un merle picorant le moindre ver de terre. D’un signe de tête cordial, la luneuse s’aventura tout droit sur son chemin à la recherche de nourriture. Malgré son pas léger et ses oreilles attentives, pas un son ou une odeur ne lui parvint, à croire que la pluie était à la fois mauvais temps et mauvaise chance. Elle soupira, déçue et failli rebrousser chemin espérant trouver mieux en compagnie de ses camarades.

À peine eut-elle tourné le dos qu’un écureuil bien aventureux fit son apparition sur une branche de bouleau, avant de descendre de son promontoire, attiré par ce qui semblait être une graine sur le sol. Couchée à ras de la terre, Éclipse Solaire guetta la moindre opportunité afin de lui bondir dessus et lui infliger le coup mortel de ses crocs. Et un moment d’inattention de l’animal roux s’étant rué sur son trophée, et voilà que la calico contracta ses muscles et sortit de sa cachette. La chasse lui sembla facile l’espace d’un instant, mais à une longueur de moustache, le rongeur croisa son regard et prit la poudre d’escampette. « Crotte de souris ! » râla-telle d’une voix douce surprenante, avant de se décider à poursuivre la proie. Certes l’avait-elle loupé de peu, mais elle finirait par le rattraper en un rien de temps ; la Lune ne pouvait se permettre de perdre un si juteux met.

Ainsi, elle le poursuivit, de la plus furieuse vitesse qu’elle avait dans ses pattes. La pluie lui giflait le museau, mais sa course effrénée comptait plus que tout en cet instant. Elle était focalisée sur le petit animal roux au point où son environnement n’en devenait qu’arbitraire. Et soudain, elle le vit bondir, sur une surface plus agrippante que l’herbe. C’est ainsi qu’elle comprit où elle se trouvait : bien trop proche de la rivière. Un hoquet de surprise sortit de sa gueule tandis qu’elle freina son pas du mieux qu’elle put, mais il fut trop tard.

Déjà engagée sur le tronc, le simple fait d’arrêter sa course folle la fit déraper sur la surface mouillée par la pluie. Elle se vit basculer l’espace d’un instant, mais s’accrocha aux écorces comme un beau diable. La queue dans l’eau, elle s’agrippa toutes griffes dehors, mais le moindre mouvement la faisait tomber davantage. Et par cela, la panique la gagnait peu à peu. Ses mouvements en furent toujours plus désespérés à mesure que son corps s’enfonçait dans le courant, et ses muscles en devenaient engourdis. L’espace d’un instant, elle se sentit fatiguée, et se voyait déjà dans la chute de la cascade, comme Pic du Sapin avant elle.

Elle repensa à cet écureuil bien trop vif et rapide. Celui-là même qui avait attiré son attention, bien trop à son goût. Les alentours étaient devenus flous, une simple mixture de couleurs qu'elle avait identifié du coin de ses prunelles d'or. La belle avait fait abstraction de son chemin, oubliant la pluie et son territoire. Elle avait glissé, comme un chaton stoppant sa course effrénée, et l'humidité du tronc n'était en rien sa carte de survie. Elle se souvint de sa première angoisse à l'idée de sentir ses pattes se mêlant à l'eau, de son envie irrépressible de s'en sortir et d'ainsi s'agripper par tous les moyens. Mais se hisser fut plus difficile que d'y penser, et l'horreur de se voir gagnée par la rivière lui pendait à la truffe. Sa fougue s'atténuait à mesure de temps, puisque la fatigue s'emparait d'elle. Elle n'avait plus la force de crier, ni même de pleurer, et ses paupières lui semblaient lourdes.

Mais soudain, une silhouette brunâtre se hissa sur l'énorme tronc, prenant la misérable de toute sa hauteur. Elle n'entendit qu'un brouhaha de mots, sûrement camouflé par la cascade qui se déversait en contre-bas. Elle ne l'avait donc pas vu arriver, et cru d'abord voir là le fantôme d'une personne chère aux yeux de sa sœur. « Pic du Sapin ... ? » dit-elle faiblement, croyant là que son heure était venue, et que l'ancienne mentor de Luciole Nuageuse venait la chercher. La calico ferma les yeux un instant, pensant les rouvrir dans les étoiles avant de sentir des crocs se refermer délicatement sur son échine. Elle ne se débattit en rien, et sembla être un poids mort pour l'individu qui la fit se hisser sur l'arbre glissant.

Au contact d'une surface plane, sa conscience ressurgit aussitôt, et ses yeux s'entrouvèrent de surprise. Elle ne comprit pas grand chose, mais sentit le sosie de Pic du Sapin la soutenir dans cette traversée qu'elle avait effectué machinalement. Peut-être là par soulagement, ou toute cette fatigue qui avait failli lui faire lâcher prise : elle se laissa choir sur la terre ferme, sans penser à où elle devait se trouver.

Ses esprits n'étaient qu'à moitié retrouvés, pourtant elle sut entendre une plaisanterie mal placée qu'elle aurait aussitôt fait de rabrouer en temps normal au vu du choc. Mais l'air de rien, elle ria nerveusement, encore et toujours surprise de pas être parvenue au Clan des Étoiles. « Plus de peur que de mal... » répondit-elle quand l'individu s'inquiéta de son état, et comme une façon de prouver un prompt rétablissement à celui qui l'examinait de haut en bas : elle se mit sur ses quatre pattes avant de se sentir toute tremblotante et de s'assoir en conséquence. « Ah... » soupira-t-elle voyant là que son corps la trahissait. La noiraude se considéra miteuse en cet instant, à cette idée de paraître fragile aux yeux de...

Elle renifla l'air et scanna les alentours. Il s'agissait d'un ombreux, et il l'avait amené sur son territoire sûrement dans le feu de l'action. Les oreilles tombantes, elle jetta un regard désolé à son bienfaiteur, désolée de devoir empiéter sur ses marais avec ses pattes ainsi engourdies. « Merci, j'ai cru que j'étais bonne pour les étoiles... » souffla-t-elle doucement, tête baissée mais s'osant à lui adresser un regard discret. Il n'était pas vétéran mais pas de là à être jeune nommé, sa musculature parlait d'elle-même, et ses cicatrices aussi.