Nouvelles aubes [FB - Faon]

Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Ce qui, il faut dire, avant l'examen qui déterminera une partie de mon avenir, n'est pas une décision particulièrement avisée ni productive — tout du moins c'est ce que m'a marmonné mon voisin de litière, les yeux vitreux et les moustaches ébouriffées de sommeil alors que je me glissais, dès l'aube, hors de mon nid. Je ne lui ai pas accordé un regard autre qu'un salut du bout de la queue, politesse oblige, mais l’amabilité qui me tient d'ordinaire à cœur est aujourd'hui dernier de mes soucis. Prier à nos ancêtres, n'est-ce pas assez avisé  ou productif pour eux ? Je ne leur demande de toutes façons pas de comprendre, la moitié de mes camarades étant des hérétiques qui, interrogés sur les Étoiles, balbutieraient probablement des âneries sur des boules de feu  brillantes ou je ne sais quel progrès moderne que ce solitaire mal léché croisé à la frontière, la lune dernière, leur a pu mettre dans le crâne.

C'est plantée au milieu du camp que j'attends Mirage des Océans, de patte ferme, le dos raidit et le menton haut. J'ai léché ma fourrure pour l'occasion. Mes sorties chasses ne sont de toutes façons jamais très longues, je n'en ai pas l'endurance : vite fait bien fait, voilà. À l'intérieur, alors que l'aube déverse sa pâleur rose sur le camp, je ne peut m'empêcher de frémir d'excitation... c'est aujourd'hui. C'est aujourd'hui, c'est maintenant même, ma valeur est mise sur le tapis, mes compétences, tout, devant mes Ancêtres, devant mes parents et leurs remontrances acerbes, devant ma mentor et ses coups d'oeils acides. Tous m'ont dans le viseur, j'ai pris bien soin toutes ces lunes de m'y parader, et voilà mon clou du spectacle. Je ne suis pas vos règles stupides, et je vais quand même réussir, et ce qu'une timbrée d'arrière grand-mère boiteuse a pu dire un jour dans une tanière des Anciens toute rance, je m'en contre moque : ce test je le passerai comme la Nuage de l'Amour que j'ai toujours été, et je me décernerai ce nom de guerrière sans me trahir. Ce serait là une plus grosse honte qu'échouer.

La fourrure bleue de Mirage des Océans ne scintille pas lorsqu'elle s'extirpe de la tanière des guerriers, elle aussi avant les autres. Elle ne scintille, ni ne brille, ni rien du tout : un pauvre poil court et terne, surmonté d'une tête braquée et désagréable, ma mentor dans toute sa splendeur drapée. Elle ne m'aime pas. Ma façon de sauter par-dessus la ligne des interdits conservateurs qu'elle et mes parents tiennent en code d'honneur lui hérisse le poil - tant mieux. La liste de ce qu'elle désapprouve à mon égard serait plus courte tournée dans l'autre sens ; certains jours ça m'amuse de les compter. D'autres, comme aujourd'hui, me remplissent d'une satisfaction féroce, à savoir que son oeil sévère ne me verra pas échouer. (Parce que tu brûles secrètement d'envie de la rendre fière une fois dans ta vie) Silence. SILENCE ! Elle parle. Résume grossièrement notre matinée, ou plutôt la mienne, puisqu'elle se fondra dans le décor pour m'épier faits et gestes. Je connais ce discours, je suis allée harceler les Anciens pour qu'ils me le répètent — Ardeur des Braises et Tortue des Nuages m'ont fait aller chasser trois lézards avant de lâcher leur morceau. L'économie est dure, en ce moment, et les vieux les premiers sont des négociateurs musclés.

« ... déjà vu le combat hier. Aujourd'hui sera l'évaluation de tes compétences de chasse, mais également de tes compétences de meneuse. » Je fronce les sourcils et ma queue bat l'air, perplexe — mes compétences de quoi ? J'ai douze lunes, de quoi me parle-t-elle de mener ? Par les Étoiles, je réalise avec stupeur, Mirage des Océans veut faire un coup d'Etat et me mettre cheffe pour mieux me faire accuser— « Inutile de faire cette tête. Les autres mentors et moi-même appliquons rigoureusement les mêmes conditions d'examen pour tous nos apprentis, et en raison des événements récents et de l'intensification des frictions aux frontières, nous pensons qu'il est essentiel pour un apprenti de savoir s'imposer en combat comme en patrouille face à des membres plus jeunes, et potentiellement plus apeurés ou rebelles face aux ordres. »

Je cligne des yeux. Hein ? Mirage des Océans continue de déblatérer ce discours que je n'ai pas appris, ni Ardeur ni Tortue ne m'ont en touché mot, quand soudain la voilà à agiter la queue en direction de la tanière des Apprentis, d'où émerge une silhouette svelte tachetée de brun, se coulant dans notre direction... ma mâchoire manque de se décrocher de, enfin, du reste de ma mâchoire, alors que je reste plantée sur place, raidie comme un tronc d'arbre mort, n'en croyant pas mes yeux. Faon des Nuages ?! C'est une blague ?

OUVRE MOI:

Mirage des Océans. Mirobolante Insipidité Régressive À Grand Effet D'Échec Soudain et Océan de Catastrophes Éminentes À Nous Survenir. La vieille mégère l'a fait exprès pour me planter, je le sais, et je l'en déteste davantage. J'ai envie de m'insurger, de protester, mais mon éducation, pour une fois, prend le meilleur de moi. Je me contente, raide comme une branche morte, d'incliner la tête en direction de mon compagnon de route assigné. « Bonjour, Faon des Nuages, » je m'oblige à réciter de ce ton chantant, trop poli pour que ma mentor ne puisse en capter l'aspérité et se réjouir de ma déroute, « la perspective de passer cette matinée en ta compagnie est réjouissante. »

Mirage des Océans abrège mes souffrances en achevant son discours des déblatérations habituelles — celles-là même qui m'ont coûté deux lézards lâchés devant Présage des Rats et Ardeur des Braises. Enfin, elle nous mène à la sortie du camp, où s'arrêtent les gros rochers moussus et commence la sombre pinède et ses brumes. À peine est-elle sortie de ma vision que je bondis devant Faon des Nuages : « FaondesNuagesjelejureaunomdesancêtresdelatoisonargentéesitumefaisratercette
évaluationtunevivraspasunleverdesoleildeplus, » j'assène d'une traite, les poumons vidés. Haletante, je jette un coup d'oeil suspicieux par-dessus mon épaule. La serpent pourrait bien se dissimuler dans les troncs, pour ce que je sache.

Je connais trop celui qui me fait face, ses yeux brillants et sa légèreté — ai-je participé à quelques uns de ses coups ? Peut-être, mais ça remonte à une époque autrement plus lointaine... une indulgence dans un de ses coups de ci de là, histoire de me débarrasser de son ombre sur la mienne... et puis peut-être la bataille dans la neige au milieu du camp il y avait quelque lunes avait-elle été plus ou moins amusante, ne serait-ce que pour voir piailler les chatons et sourire les Anciens... mais le moment est sérieux. Capital — et je sais Faon des Nuages incapable d'en saisir l'importance. S'il lui prend d'aller escalader un arbre pour y dénicher un nid ? De me sauter dessus au détour d'un chemin pour le simple plaisir de me voir sursauter ? Autant je ne peux supporter les traits constipés de son frère, autant soudain, les facéties de Faon des Nuages revêtent à mes yeux un sens beaucoup plus lugubre.

Je reprends ma respiration et ma contenance du même coup en me redressant. Signalant le départ, j'agite la queue comme j'ai vu tous les meneurs de patrouille faire, et me jette à pas souples entre les troncs fins. « Nous devons être de retour au camp au zénith, aussi je pense que... » j'hésite légèrement, m'embrouille, ça y est, les yeux forêt de Faon des Nuages me déconcentrent, je ne peux m'empêcher de penser à quelle bêtise se fomente derrière ces éclats de malice. « ... nous remonterons la Faux jusqu'au champs de fougères. Si nous avons le temps, » je coule des yeux plissés vers lui, « nous pousserons jusqu'à... eh bien... plus loin. Ahem. »

Nouvelles Aubes

Amour se tourna vers lui un instant, hochant la tête, lui disant bonjour, exprimant sa joie d'être à ses côtés pour cette évaluation. Ne se rendant pas compte de la fausseté qui enrobait ces paroles, le jeune apprenti rayonnant lui sourit de plus belle. Ses yeux vert ne la quittait pas du regard tandis qu'elle écoutait sa mentor que Faon ignorait sans même s'en rendre compte. Et quand elle se leva pour la suivre, il lui emboîta le pas, sautillant plus qu'il ne trottinait mais suivant le rythme sans soucis.

Mais à peine Mirage des Océans disparaissait-elle dans les fourrées que l'apprentie grise se jeta aux devant de Faon, le foudroyant du regard. Rater son évaluation ? Jamais je ferais ça! Il coucha ses oreilles en arrière, déçu, honteux, triste. Lui qui se faisait une joie de passer cette évaluation à ses côtés ! Lui qui allait l'aider ! Et c'est comme ça qu'elle le remerciait ! Je vais lui montrer moi ! Pour qu'il elle me prend. Il se dressa de toute sa hauteur et lui renvoya son regard mais déjà, elle se détournai de lui.

Elle lui indiqua de la suivre et il se mit en route derrière elle. Il slalomait entre les arbres, parcourir son territoire qu'il affectionnait tant lui redonna sa bonne humeur habituelle, il pourrait y trottiner sans fin s'y on le laissait faire. Faon, concentres-toi! La faux. Champs de fougères. Il avait loupé le début de sa phrase mais avait sûrement compris le plus important. Et puis, il s'agissait de chasser. Ça ne pouvait pas être bien compliqué.

“J'ai compris,” lui dit-il en la regardant à son tour. “Tu me dis quand on commence.” Déjà, il faisait attention aux fumets de trouvant autour de lui, les pins, l'eau des marécages, l'odeur de ses camarade ayant foulés ses terres avant lui. “Elle est comment, Mirage des Océans ? En mentor ? Moi, Étang Ombragé est TROP gentille. Je pense que c'est la meilleure. Elle dit que je me débrouille très bien pour mon âge. Vu que je viens de commencer. Je serais guerrier en un rien de temps ! Et après on dormira à nouveau dans la même tanière, vu que tu vas partir bientôt. Ça sera trop bien !”

@Nuage de l'Amour + LUNE 1205

PS: