Seriously?! |NoraMax II|

«L’adolescence représente un période particulièrement importe de la vie d’une personne. Elle est riche en expériences et se caractérise par de nombreuses décisions qui altèrent le courant d’une existence, par exemple le choix de carrière, mais aussi toute la question entourant la sexualité. Dois-je avoir des rapports sexuels? Si oui, avec qui? Nous tenterons d’éclairer un peu le sujet avec vous aujourd’hui.»

«M’maaaaaaan.»

«Écoute, Nora. Je sais que tu es mal à l’aise, mais il n’est plus question que tu te défiles. Tu as séché tous tes cours d’éducation sexuelle et tu refuses qu’on en discute toutes les deux. Or, c’est important.»

«Je ne vois pas en quoi ça me concerne maman, je ne veux pas avoir de… je ne veux pas… Enfin je ne ferai jamais ça!»

«Le moment est très bien choisi, Nora, aller, écoute.»

«La sexualité est un sujet plutôt délicat, voir gênant à aborder pour les jeunes. Il s’agit pourtant d’une préoccupation qu’il faut adresser. Il faut savoir que la sexualité est parfaitement humaine et normale et qu’il n’y a aucune raison d’avoir honte de l’explorer avec son partenaire de façon respectueuse et consentante. Nous reviendrons sur ces deux sujets un peu plus tard. Explorons d’abord les sensations que nous pouvons ressentir à un âge adolescent, autant dans notre corps que dans notre esprit, à la rencontre d’une personne qui nous plaît, fille ou garçon.»

Je regarde les images défiler avec horreur, tandis que la voix pourtant calme et apaisante de la présentatrice décrit les différentes manifestations de l’excitation sexuelle, le système reproducteur féminin et masculin, puis la description mécanique de l’acte en soi. Je dois à de nombreuses reprises me cacher les yeux  devant les schémas et autres animations. Je sue abondamment devant ces images qui me rendent profondément mal à l’aise. Je n’ai jamais imaginé même imaginé deux êtres humains se reproduire, même que j’ignorais à peu près tout du système avant ces explications certes éducatives, mais oh combien gênantes. J’ai peur qu’on me touche, je suis si prude que je n’ose jamais sortir de la salle de bain nue après une douche même si je suis seule à la maison. Ma mère sent bien mon malaise, et pendant un interlude musical, se permet de me rassurer à nouveau.

«Je sais que tu ne te sens pas vraiment concernée Nora et que tu as même peur… Mais je veux que tu écoutes ce vidéo parce que c’est important de savoir un peu comment faire, comment le faire en toute sécurité quoi. Car il arrivera bien un moment où tu auras un copain, déjà tu fréquentes Maxence et…»

«PARDON?»

Je me fige à la mention du nom de mon ami, que j’attends pour une soirée ensemble. L’événement m’a rendue particulièrement tendue et nerveuse, si bien que j’ai invité ma mère pour un petit café histoire de me calmer. Il s’agit de notre première sortie ensemble depuis celle d’il y a quelques semaines Chez Emma. Nous nous sommes retrouvés tous les jours de la semaine depuis dans ce petit parc, ou dans un restaurent du coin par les jours de pluie. Nous échangeons aussi régulièrement au téléphone, des instants qui me comblent. Je trouve toujours à dire auprès de Max, je prends de plus en plus confiance en lui et je dois avouer apprécier sa compagnie. Mais de le rencontrer hors de ces contextes m’effraie quelque peu, et les sous-entendus de ma mère n’arrangent rien mon grand embarras.

«Eh bien il te plaît non? Je veux dire… on ne peut pas écarter l’hypothèse que…»

Je me lève brusquement en fusillant ma mère du regard et me dirigeant directement à ma chambre où je claque la porte. J’entends ma mère soupirer et m’appeler de l’autre côté de l’appartement, ainsi que la voix toujours aussi calme de la présentatrice :

«Les médias et internet nous offrent parfois une image de la sexualité très lointaine de la réalité, parfois même sexiste et dégradante pour la femme. La fréquentation de site de pornographie par exemple peuvent donner une idée erronée de ce qu’est réellement d’avoir des rapports sexuels avec une autre personne et donne l’illusion qu’homme ou femme doit toujours être consentant à son partenaire. Or, c’est faux. Lorsque vous n’avez pas envie de faire quelque chose, dites simplement «non.». Lorsqu’un partenaire dit «non», il veut vraiment dire non. Il est important de respecter l’autre de cette façon, et aussi de se respecter soi.»

Je m’élance contre le lit en me couvrant les oreilles. Je n’ai plus envie d’entendre tout ce discours au sujet de la sexualité, je ne veux même pas le considérer dans ma vie, ou même écouter les souss-entendus de ma mère, qui nous placent Maxence et moi au rang de… Non, je ne cherche pas de définition à notre relation, nous sommes tout simplement amis. Je n’ai vraiment absolument aucune envie de faire ces choses avec lui et juste l’idée que ma mère aille pu le considérer… Elle a provoqué en moi comme un grand choc, probablement la réalisation que je vieillis moi aussi, que j’ai atteint l’âge adulte. Où sont passées les années? Où est passée la gamine que je suis?

«Nora… Je suis désolée, je ne voulais pas te mettre mal à l’aise. Je veux juste que tu sois préparée. Tu n’es obligée à rien, tu sais. Justement, tu n’es obligée à rien! Enfin, je veux juste te protéger moi… Aller, ouvre la porte…»

J’allume mon radio et augmente le son pour ne plus l’entendre. Je sais bien qu’elle ne m’oblige à rien, qu’elle ne souhaite pas m’intimer à le faire en me présentant ce vidéo, mais tout même, l’idée qu’elle croit que j’en suis à ce point dans ma vie… Puis je ne peux pas m’empêcher de me demander si… Si… Enfin si Maxence y pense et qu’il… veut de… Enfin je… Je ne comprends plus rien et la confusion me transit d’angoisse et de peur. Encore une fois, je me retrouve dans une dimension des relations humaines qui m’est complètement inconnue. Je me réfugie sous mes couvertures en espérant y disparaître. Je n’ai pas l’intention de sortir ce soir. D’ailleurs, au moment où je formule cette pensée, j’entends cogner à la porte et ma mère m’appeler de nouveau. En guise de toute réponse, je lui réserve un silence renfrogné alors que j’enfonce mon visage dans mon oreiller. À mon grand dam, ma mère se dirige pourtant vers l’entrée et ouvre à mon invité.

«Bonjour Maxence, entre je t’en prie. Je suis Suzanne, la mère de Nora… Enchantée.»

Elle lui présente sa main avec un souvenir avenant, le regard pétillant. Ce jeune homme, elle y place de nombreux espoirs, sans même qu’il ne le sache. Pourtant moi, je le sais. Je sais qu’elle souhaiterait le voir me sortir de mon petit univers.

«Je suis désolée euh… Nora s’est enfermée dans sa chambre et refuse d’en sortir. Peut-être y parviendras-tu mieux que moi. Pour le moment je vais vous laisser, mais c’était un plaisir de te rencontrer, Maxence.»

Sur ce, ma mère quitte en le laissant à la furie en crise que je suis, enfermée dans ma chambre.

Enfin le week-end... J'ai beau apprécier mon boulot, comme tout le monde, je suis crevé en fin de semaine et je suis bien heureux de pouvoir passer une journée tranquillement chez moi. J'essaye de profiter un maximum du samedi, je ne me lève pas trop tard et je ne traîne pas. J'ai comme une check-list dans ma tête, je sais parfaitement ce que je dois faire, quand je dois le faire et combien de temps ça pourrait me prendre. Travailler ma musique, fait. La vaisselle, fait. Je suis debout au milieu de mon appartement, les mains sur les hanches à tourner sur moi-même tout en vérifiant si tout ce que j'ai prévu est bien fini. Bien, bien, il me semble que tout est ok, je n'ai plus qu'à m'occuper jusqu'à ce que... Bon d'accord, si je fais tout ça, c'est parce que je suis stressé. J'ai essayé de me changer les idées mais il n'y a pas un instant où je n'ai pas pensé à la soirée qui m'attend et à la personne avec qui je vais la passer. Depuis le jour de nos retrouvailles, c'est la première fois que j'ai une sortie avec Nora.

Finalement, nous nous sommes revu quelques jours après cette soirée agitée au café, malgré tout ce qui s'est passé. J'ai eu des doutes, j'ai cru qu'elle ne souhaiterait pas me reparler. J'avoue que j'ai eu peur ce jour là en me rendant de nouveau dans le parc, je ne pensais déjà pas qu'elle y serait aussi et l'embarra avait été au rendez-vous... Enfin bref, ce soir je dois passer la chercher chez elle à 18h et ensuite je ne sais pas trop où est-ce que nous irons, je m'en veux un peu de ne rien avoir prévu. Mais rien que ça me fait remuer, je n'ai pas envie d'être en retard, de faire un faux-pas ou autre chose dans le genre. J'ai pourtant réussi à perdre ma gêne et mon stress en sa compagnie lorsqu'on se voyait tous les jours mais le contexte est bien différent aujourd'hui. Bon, souffles un coup Maxence, tout va bien se passer et tu n'y es pas encore, il n'est que... 17h ? Mon cœur fait un bond dans ma poitrine alors que je me précipite vers la salle de bain, il faut encore que je me douche et que je me prépare... Incroyable ça, le temps semblait passer au ralenti toute la journée et maintenant que c'est presque l'heure, c'est comme s'il accélérait. Allez, je me dépêche.

Je regarde mon portable tout en marchant dans la rue, 17h50. Ça va, d'après les instructions de Nora, je ne devrais plus être très loin de chez elle. Et puis ce n'est pas comme si on avait tout la ville entre nous, nos quartiers de résidence sont très proches. Une trentaine de minutes à pieds à peu près, c'est pas trop mal. Je ne sais pas trop ce que je lui dirais en arrivant devant sa porte, devons-nous sortir directement, rentrer chez elle et dans tous les cas, qu'est-ce que je pourrais dire après ? Ma langue semble se lier alors que les mètres se font de moins en moins nombreux entre ma destination et moi-même. Bientôt j’aperçois le petit immeuble ou la jeune femme loge et j'entre le code qu'elle m'a confié pour ouvrir la porte d'entrée. Une fois celle-ci refermée derrière moi, l'habituel silence mêlé d’écho dans ce genre de bâtiment me submerge. Je me dirige vers un ascenseur que je préfère emprunter plutôt que les escaliers, six étages ce n'est pas énorme non plus, je les aurais fait habituellement mais là, je préfère ne pas arriver essoufflé ou suant devant elle. Même si ce dernier détail risque d'arriver dans tous les cas. Je presse les boutons et patiente quelques instants avant de sortir de l'ascenseur pour parcourir un couloir ou j'inspecte chaque portes pour trouver le numéro de celle de Nora. La voilà enfin, je respire un grand coup avant de toquer doucement, mais assez fort pour qu'on puisse m'entendre. Je regarde dans le petit sac en plastique que je tiens depuis tout à l'heure que la pomme que je lui ai acheté tout à l'heure n'est pas abîmée.

J'entends quelques pas derrière la porte avant qu'elle ne s'ouvre, laissant apparaître à ma grande surprise une autre personne que Nora. Oups, me suis-je trompé d'appartement ? Je me prépare à présenter mes excuses mais la dame en face de moi se présente comme la mère de Nora, Suzanne. Ouf, j'affiche un léger sourire tout en serrant cette main qu'elle me tend, soulagé.

« Oh bonjour madame, ravi de vous connaître aussi. »

Ma gorge se serre alors que j'entre en réponse à son invitation. Mon regard parcourt doucement la pièce à vivre et je m’attend à voir Nora m’accueillir mais pourtant, elle n'est nulle part en vue. Je retourne ma tête vers Suzanne qui reprend la parole en me précisant que mon amie est partie se barricader dans sa chambre. J'affiche un expression d'incompréhension avant qu'elle ajoute aussi qu'elle s'en va, ce qui me fait écarquiller les yeux alors que j'ouvre la bouche pour protester, avant de me raviser. De quoi j'aurais l'air si je lui demande de ne pas me laisser seul dans ce lieu inconnu.

« Euh... Très bien, merci et au revoir madame. »    

La porte se ferme et me voici seul, dans l'appartement où Nora doit se trouver aussi quelque part. Je  reste là quelques secondes avant de déglutir et d'avancer hésitant à travers la pièce. Je me sens très mal à l'aise et je me demande pourquoi Nora s'est enfermée dans sa chambre. J'entends le son d'une radio ou d'une télévision émaner d'une pièce et je m'y dirige, me disant que c'est sûrement là où se trouve la jeune femme. Comme pour tout à l'heure devant la porte d'entrée, je respire un coup avant de toquer très délicatement.

« Hum, Nora tu... tu es là ? »

Contre mon gré, ma voix s'est faite très discrète et je ne sais même pas si elle m'a entendu derrière le son de la radio.Je tiens le sachet à deux mains maintenant, en attendant que la porte s'ouvre ou une réponse de sa part. Comme je l'avais prévu, je commence à avoir un peu chaud.

J’enfonce un peu plus mon front dans la surface moelleuse de mon oreiller, les mains agrippées à s’en fendre les ongles alors que je recouvre lentement mes oreilles en le repliant contre mon visage. J’ai envie de me couper du monde entier, ce monde que je réalise encore une fois ne pas comprendre. Pour entrer dans le moule, pour correspondre aux attentes d’une société qui m’exclut de par mes caractéristiques, devrai-je m’adonner à ce que j’ai vu de façon schématique à l’écran? Ma mère a qualifié cette intervention d’éducation, sensée m’apporter des solutions à un problème qui pourrait éventuellement se trouver sur mon chemin et pourtant je n’ai plus que des questions, nombreuses et assaillantes, qui me plongent dans un profond malaise. J’ose à peine formuler celles-ci, alors que je ressens probablement le besoin véritable d’étancher une certaine curiosité. Dans tous les cas, je préférerais bien tout oublier de ce que je viens de voir, peu importe l’avis de ma mère à ce sujet. À présent je ne parviens plus à faire taire la sensation étouffante qui accompagne la diffusion de ce film, celle d’être un peu salie, mais surtout très mal à l’aise avec une portion de la vie humaine que je n’ai jamais considéré avant aujourd’hui et à laquelle j’aurais peut-être due m’intéresser plus tôt, comme ça j’en serais débarrassée aujourd’hui. Je peine à croire qu’on puisse vouloir faire… enfin… Autre que pour des raisons de reproduction et encore. Je n’ai jamais réfléchi au fait d’avoir des enfants un jour mais je suis convaincue de ne pas vouloir passer par ce chemin si j’en souhaite un jour. Il n’y a pas d’autre solution, plutôt?

Dans tous les cas, la voix de Maxence me plonge dans encore plus d’embarras et je me cache sous ma couverture parmi mes peluches pour éviter de l’entendre ou de le voir. Je laisse m’échapper un léger cri de surprise alors qu’il s’avance vers ma porte en me demandant si j’y suis, comme s’il l’ignorait. Ma chambre… La chambre est le lieu où ce genre de choses, le genre de choses qui m’a été présenté dans le film, se produisent non? Je ne veux pas qu’il entre dans ce que je considère mon sanctuaire. J’ai l’impression d’être brimée, envahie, alors que je suis celle qui l’a invitée ici. C’est dommage parce j’attendais cette rencontre avec certes énormément de nervosité, mais surtout une grande hâte. J’adore la présence de Max, sincèrement, même je crois que je m’y habitue bien trop rapidement pour mon propre bien, sans savoir jusqu’où cette rencontre va nous mener. J’ai enfin l’impression de retrouver à ses côtés la complicité qui me liait à Cindy et cette perspective me comble autant qu’elle m’effraie. Dans tous les cas, je crois qu’il ne mérite pas vraiment le traitement que je lui réserve. J’ai juste tellement peur… Je ne sais pas s’il pourrait comprendre. Je me lève, toute tremblante, et ouvre la porte, le regard rivé vers le sol.

«Déso-solée, c’est juste que ma mère…»

Je relève les yeux vers lui. Fraîchement propre, son regard inquiet rivé dans le mien, son allure élégante et simple qui le définit si bien. Mes joues s’empourprent et je recule avant de refermer la porte aussitôt, complètement affolée. Oh non, mais où avais-je la tête de le rencontrer hors de notre petite routine tous les deux hein? C’était bien aussi de se voir seulement à l’heure du lunch, c’était simple. J’accours vers mon miroir et réalise qu’avec cette histoire, je n’ai pas eu le temps de me changer, ou de préparer mes cheveux ou… devrais-je me maquiller? J’ai toujours la trousse offerte par ma mère il y a quelques années déjà, intouchée. Non, je ne sais même pas comment faire, mauvaise idée.

«Atteeeeeeeeends, je… je… je ne suis pas prête d’accord?»

J’enfile une jupe noire plutôt simple et une chemise, enfile des souliers plats à peu près assortis avant de passer des doigts complètement désespérés dans ma chevelure. Quelques boucles naturelles les animent. Je me contente d’y jeter une pommade qui sent les fruits et le bonheur et qui donne une allure saine à mes cheveux blonds. Je m’observe longtemps dans la glace, en tirant contre ma jupe pour qu’elle couvre un peu plus mes cuisses alors qu’elle descend déjà tout juste au-dessus du genou. Je n’ai jamais été aussi soucieuse de mon apparence, c’est étrange. Sans me donner la peine de trouver une explication à cet étrange comportement, je sors de ma chambre, rouge comme une tomate, en tenant toujours la jupe entre mes doigts nerveux. J’espère qu’il ne remarquera pas que je transpire.

«On euh… peut… y aller.»

Je trouve l’idée qu’on ne puisse pas fuir quand on se trouve chez soi plutôt désagréable.

Je me souviens de cette sensation quand j'arrive dans un nouvel établissement pour la scolarité, les études et qu'on me dit d'aller donner des documents importants à une certaine personne et que je ne sais pas du tout où aller et quoi dire. Et bien c'est un peu la même chose aujourd'hui dans l'appartement de Nora. Je sais qu'elle est là, je sais que c'est prévu qu'on se voit mais me retrouver seul avec elle dans ce lieu inconnu qui est sa demeure m'effraie légèrement. A la base je ne pensais même pas que j'y mettrais les pieds aujourd'hui, je croyais que je la rencontrerai juste à sa porte d'entrée et que nous sortirons directement. Je fais attention à tout, à où je met les pieds, à ne pas faire tomber n'importe quel objet et... à ne pas marcher sur son chat que je viens de remarquer. C'est vrai qu'elle m'avait dit lors de notre première soirée ensemble qu'elle avait un ami à pattes, le voilà donc enfin. Je ne m'y connais pas vraiment en race de chat mais facile de reconnaître celle-là, plutôt particulière. C'est un joli siamois, mâle ou femelle, je ne sais pas. Je demanderais son nom à Nora un peu plus tard, pour l'instant j'attends sur le pas de la porte de ce qui est sûrement sa chambre.

Sa mère a probablement exagérée en disant qu'elle s'enfermait dans sa chambre, elle devait se préparer, voilà tout. Ou peut-être est-elle malade ? Je n'espère pas, la pauvre. Soudainement la porte s'ouvre devant moi, faisant apparaître la jeune femme la tête baissée. Elle me présente quelques excuses et remonte son regard vers le miens. Je la fixe alors que je décèle une légère inquiétude dans son regard. Et si elle ne voulait pas sortir ce soir avec moi ? Peut-être que tout ceci va trop vite et que je la gêne. Je plonge donc mon regard dans le sien, interrogateur et soucieux. Ça ne dura que quelques secondes puisque la porte se referma devant moi, emportant derrière elle le visage rougissant de Nora. Je lève un doigt, comme pour poser une question, la bouche entrouverte mais aucun son n'en sort. Euh, je suis un peu perdu là, qu'est-ce que je dois faire ? J’entends quelques bruits de pas rapides dans la chambre et lâche un souffle de soulagement lorsqu'elle me prévient qu'elle n'est juste pas prête, d'une façon plutôt amusante qui m'arrache un petit gloussement. On aurait dit une jeune adolescente lors de sa première soirée. Je m'adosse contre le mur près de la porte, attendant patiemment mon amie. Ouf, j'ai vraiment cru que j'arrivais au mauvais moment, lors d'une dispute familiale ou juste quand elle ne voulait pas sortir.

D'ailleurs elle semblait plutôt gêné que je la vois non prête mais je n'avais même pas fait attention à ses vêtements quand elle m'avait ouvert, j'avais juste recherché dans ses yeux la raison de son tracas. Après quelques instants, la porte s'ouvre de nouveau et je me retourne pour regarder la demoiselle qui vient d'en sortit. Je reste scotché là un moment en la regardant de haut en bas, je ne l'avais jamais vu dans de telles vêtements.  Elle est vraiment superbe et puis elle... sent particulièrement bon. Elle me semble un peu crispé, ses mains ne lâche pas sa jupe. Je décide d'enfin émettre un signe de vie en clignant des yeux et en répondant à son affirmation.

« Euh oui, allons-y. »

Je me dirige vers la porte d'entrée de son appartement, regardant de temps à autre son joli visage que j'ai l'impression de redécouvrir avant de me décider à enfin lui demander son avis sur le déroulement de la soirée.

« Il y a un endroit où tu veux aller en particulier ? » Soudain je me souviens de ce que je tiens entre les mains depuis tout à l'heure. « Ah et euh je... Tiens je t'ai ramené une pomme. »

Je lui tend le sachet en affichant un sourire un peu gêné. Je ne pense pas avoir besoin de préciser pourquoi je lui ai ramené une pomme en particulier, elle se souvient sûrement autant que moi de nos retrouvailles dans le parc. Je tenais à lui racheter ce fruit qu'elle avait échappé depuis longtemps déjà, j’espère de tout cœur que ça lui fait plaisir.

Aller… mais aller où? Je réalise que la destination ne m’importe que peu, pas vraiment à vrai dire, tant que le voyage signifie la présence à mes côtés du jeune homme qui a posé son regard sur moi à ma sortie de la chambre. Comme interdit devant mon accoutrement qui tranche avec mes vestes trop grandes et décolorées, mes jeans sévères et mes chandails fades. Ce genre de vêtements profondément enfouis dans la commode, oubliés et saisis pour les occasions spéciales et les fêtes, portées quelques heures avant de se retrouver abandonnées à nouveau pour plusieurs mois, voire des années. Cette sortie en sa compagnie, une occasion rare? Certainement, un moment souligné à plusieurs reprises contre le calendrier retenu par des aimants contre mon réfrigérateur. Oui, les modalités nous échappent encore mais sincèrement, sous son regard, je me fiche éperdument de ce que nous ferons. J’ai simplement envie de l’entendre parler, et rire. De provoquer ses sourires, aussi. J’aurais voulu m’en approprier à l’instant même où il me verrait, mais je me bute à une expression sérieuse, presque songeuse, qui me prend légèrement de court. Je baisse les yeux en ne sachant comment réagir, nerveuse, comme flottante et sans attache, l’esprit ailleurs, frivole, attentif sans vraiment l’être. À la dérive sans toutefois vraiment m’affoler, malgré les images du vidéo éducatif roulant toujours sous mon crâne et avec eux une multitude de scénarios tous plus improbables les uns que les autres.

Une fois de plus, la présence de mon ami clarifie mon monde tout en l’embrouillant d’avantage, un portrait complexe dont je ne saisis pas tout à fait les couleurs ou le sens, mais dont j’apprécie la beauté sans vraiment me soucier des détails. Parfois il me vient l’envie de me rapprocher du tableau, qu’on m’apprenne à en comprendre la subtilité des traits, la signification du dessin, mais je parviens toujours à me reculer à temps pour préserver l’énigme. Tout ce qui m’importe pour l’instant est de vivre ces expériences nouvelles qu’il me propose. Ma première véritable sortie en compagnie d’un garçon, même si contrairement aux croyances de ma mère, il ne s’agit nullement d’un rencart. Sinon Maxence me l’aurait dit n’est-ce pas? Puis j’ai cru comprendre que les rendez-vous de ce type venait avec une sorte d’offrande de la part de l’homme à la femme, la majorité du temps sous formes de fleurs. Du moins c’est ce que j’ai vu dans les films. Non, cette sortie n’est qu’une continuation logique de notre rencontres de tous les jours dans ce petit parc, devenu notre sanctuaire. Nous nous sommes décidés aujourd’hui à élargir nos horizons et à découvrir de nouvelles avenues. Alors qu’il me pose la question qui flotte depuis tout à l’heure entre nous, à savoir la destination de cette rencontre, j’esquisse un léger sourire et hausse les épaules, réponse énigmatique qui laisse entendre que j’y réfléchis toujours.

Je sursaute alors qu’il me tend un petit sac contenant, semble-t-il, une pomme. Je l’ouvre d’abord sans comprendre, avant que l’éclat du fruit me rappelle notre première rencontre dans le parc. À son approche j’ai échappé ma pomme, qu’il a tenu donc à remplacer. Je me sens fondre en voyant le fruit au fond du sac et me mets à sourire de façon attendrie, prise d’une sensation de chaleur et de bien-être. À vrai dire, ce geste me touche énormément. Je me sens appréciée en toute sincérité et j’observe mon ami en ne sachant que dire pendant un instant, souriant tout simplement, l’esprit léger, avec une envie irrépressible de lui offrir un câlin, mais me retenant simplement par gêne. Je vais poser le sac contre le comptoir de la cuisine avant de revenir vers lui. Plutôt que de le prendre dans mes bras comme mon instinct me le dicte, je me contente de poser une main contre son épaule.

«Merci Maxence, ça me touche beaucoup. Je… j’aimerais bien qu’on aille à un endroit qui te plaît. Peut-être à ce magasin de musique dont tu m’as parlé?»

Je me souviens aussi de la grande majorité de tout ce qu’il a pu me dire cette soirée-là. Après ce cadeau presque inestimable à mes yeux, j’ai l’envie grandissante de lui faire plaisir. De découvrir une part de son univers. Au moment où je m’empare de mon sac, une silhouette féline se glisse entre nous en miaulant, venant se frotter contre nos deux jambes. Je me penche vers la chatte et l’attrape avant de la caler contre mon épaule et de lui offrir câlins et bisous. Mistie est la seule qui connaît ma véritable nature affectueuse. La siamoise se met à ronronner contre mon épaule.

«Mais non ma belle, tu ne peux pas nous accompagner ce soir! Je ne reviendrai pas trop tard, promis.»

Je la repose sur le sol et repart comme elle est venue. Je me retourne vers Max, prête à partir, lui offrant un nouveau sourire timide.

Quelle heureuse surprise que de la voir sortir de sa chambre accoutrée de la sorte. Je ne peux pas me voiler la face en me disant que je ne la trouvais pas jolie à chacune de nos précédentes rencontres mais aujourd’hui je découvre une nouvelle facette de la jeune femme. Ces vêtements la mettent plus en valeur et j’ai même l’impression que son visage est illuminé d’une façon différente, elle est vraiment magnifique ce soir. J’espère que je ne suis pas passé pour un idiot à rester comme ça à la regarder mais je suis totalement tombé sous le charme. J’ai l’impression que mon cœur va exploser de joie, je suis si heureux de passer du temps avec elle ce soir ! Tout ce stress, cette attente ont bien valus la peine. Je n’avais pas pu m’empêcher de penser à tous les pires scénarios qui m’auraient empêché de venir à sa rencontre aujourd’hui mais maintenant tout va bien, je suis à ses côtés et nous allons pouvoir sortir. Sortir vers où, ça, je ne le sais toujours pas. Elle hausse d’ailleurs les épaules, m’indiquant qu’elle n’en a aucune idée non plus. D’un côté je m’en moque, du moment qu’on passe du temps ensemble. Rien que marcher en discutant me conviendrait, l’air est doux et il n’y pas d’averse de prévu ce soir.

Nora attrape le petit sac en plastique que je lui tends et l’ouvre pour regarder à l’intérieur. C’est maintenant que je me dis que c’est un peu ridicule comme cadeau. J’aurais pu lui acheter autre chose en plus quand même, c’est très léger. Mais pourtant je la vois sourire, un sourire que je n’avais encore jamais vu. Je ne peux m’empêcher d’élargir le miens à la vue de son expression, plus heureux que jamais que mon présent l’ai apparemment touché. Mon regard se perd dans le sien si brillant et pétillant avant qu’elle ne s’éloigne pour poser la pomme un peu plus loin. Je crois que je n’ai jamais été aussi content d’offrir un fruit à quelqu’un, ah ah ! Lorsqu’elle revient, le contact de sa main sur mon épaule me surprend et je la regarde à nouveau. Elle me remercie en confirmant bien ce que je me suis imaginé. Je lui souris aussi, toujours un peu gêné.

« Oh de rien… Ça me fait plaisir. »

Elle me propose alors d’aller dans le magasin de musique que je fréquente et je me souviens lui en avoir parlé lors de nos retrouvailles. C’est une bonne idée, je ne me souviens d'ailleurs pas qu’on ait parlé de nos goûts musicaux, j’ai hâte de connaître les siens ! J’adore me balader dans cette boutique, regarder toutes ces guitares accrochées au mur et explorer les dizaines de CDs rangés dans des petits bacs. J’espère qu’elle appréciera ce lieu.

« Oui avec plaisir, tu verras c’est un super endroit ! »

Je la regarde attraper son sac à main et le chat que j’ai vu tout à l’heure revient vers nous et se frotte à nos jambes. Je souris en le regardant, quelle adorable petite bête. J’aimerais bien avoir un chat un jour, je n’ai jamais eu d’animal de compagnie, même plus jeune. Nora le soulève jusqu’à elle pour le câliner ce qui me fait rire doucement. Nora se retourne vers moi après avoir laissé son chat repartir, attendant sûrement que je donne le départ. Je lui rends son sourire avant de lui ouvrir la porte pour que nous partions. Je referme la porte derrière moi avant de me diriger vers le même ascenseur par lequel j’étais arrivé. Une fois dans la rue, nous commençons à marcher vers le magasin de musique qui se situe environ à 10 minutes d’ici. Je respire un grand coup avant de soupirer doucement, je me répète mais quelle belle soirée, même si elle ne vient que de débuter. Je tourne la tête vers Nora tout en lui souriant. Je ne sais pas trop quoi lui dire, je me demande si je devrais lui parler de mes ressentis ce soir… Bon allez, je me lance.

« Tu sais… Je suis heureux de passer cette soirée avec toi. Ca faisait longtemps que je n’étais pas sorti en compagnie de quelqu’un. »

Je suis parfaitement sincère bien que la raison que j’ai donnée ne soit pas la seule. Nora était vraiment devenue une bonne amie et en si peu de temps. J’adore lui parler et être avec elle et j’ai attendu cette journée avec impatience. Un peu embarrassé, je reprends assez rapidement la parole.

« Ah et je me demandais tout à l’heure, comme s’appelle ton chat ? »

Paradoxal que de considérer notre relation ainsi et pourtant. Pourtant il me semble que de m’imaginer où que ce soit en sa compagnie me paraît aussi naturel que totalement étranger. Je danse sans cesse sur une ligne fragile en sa compagnie, entre mes ambitions probablement trop secrètes pour encore prendre du sens à mes yeux, et toutes mes craintes. À vrai dire, rien de ce qui se produit entre nous deux ce soir ne fait le moindre sens cohérent dans mon esprit. On m’a jeté dans l’inconnu, vers des limites dont je connais que des histoires ou des bribes tirées de ma propre imagination. Seuls son sourire, son assurance et sa gentillesse me permettent encore d’éloigner toutes les questions qui me viennent et qui ne feraient que compliquer un portrait déjà bien complexe. Drôle que tout ceci me paraisse si simple, effectivement. Sécurisée par lui envers qui j’ai de plus en plus en confiance, je me contente de me laisser emporter par les événements, en attendant de savoir où ce chemin nous mène. J’espère que cette amitié ne fera que fleurir là où j’ai enfin accepté sa mise au monde. Puis sincèrement, Maxence ne soupçonne pas un instant à quel point il peut me faire du bien au jour le jour, même si j’ai toujours aussi peur du mal qu’il pourrait me causer, torturée par un passé dont les blessures ne se tariront probablement jamais véritablement.

Comme elles me semblent lointaine néanmoins ce soir. Je souris en voyant mon vis-à-vis s’illuminer à ma suggestion de visiter son lieu de prédilection, puis soutenir que l’endroit est super. J’ai envie de répondre qu’il m’importe peu notre destination, tant que nous nous trouvons tous les deux, mais de peur de l’interprétation qui pourrait s’en suivre, je préfère me taire. De toute façon, je ne voudrais pas le froisser en faisant mine de ne pas me soucier d’un lieu qu’il porte en son cœur. Je me mure donc dans le silence en rosissant légèrement, jetant régulièrement des coups d’œil à la pomme que j’ai posé contre le comptoir, pressée de la manger, tout en sachant que j’aurai du mal à mordre dans ce fruit. Je l’accompagne plutôt au-dehors, refermant à clef derrière nous. Je m’enroule dans ma veste conçue d’avantage pour l’aspect esthétique que pour la chaleur. Cette soirée s’annonce plutôt fraîche, je n’avais pas prévu le coup et j’hésite presque à faire demi-tour pour récupérer quelque chose de plus pratique, mais la perspective de gâcher tous mes efforts pour paraître présentable me dissuade. J’entoure donc ma poitrine de mes bras pour me réchauffer en reportant toute mon attention sur Maxence qui prononce quelques paroles qui provoque aussitôt mon embarras. Surtout que le sentiment évoqué est largement partagé. J’ai envie de lui dire à quel point notre sortie me comble moi aussi, mais mes peurs reviennent, ainsi que quelques images fort dérangeantes du vidéo éducatif vu quelques minutes plus tôt. Je décide de laisser mon regard se perdre contre le trottoir plutôt, plus facile peut-être que de m’ouvrir.

Heureusement, Maxence se reprend presque aussitôt pour détendre l’atmosphère d’une question simple à laquelle je n’aurai absolument aucun mal à répondre. Je soupire de soulagement avant de lui adresser un petit sourire.

«Elle s’appelle Mist, surnommée affectueusement Mistie. Je l’ai nommée ainsi parce que sur son museau, on dirait de la brume. Puis elle est très rêveuse et perdue dans ses pensées… un peu comme moi. Elle brise ma solitude, elle est tellement gentille… enfin maintenant elle n’est plus seule pour me tenir compagnie.»

Je rougis à nouveau en faisant mine de regarder les passants dans la rue pour éviter de croiser l’émeraude chaleureux de son regard.

«En-enfin… Cet endroit, le magasin de musique? Tu le connais depuis longtemps? Tu es vraiment passionné par la musique, hein?»

Voilà, parlons de lui plutôt. C’est plus simple. Beaucoup plus simple.

Il est vrai que je suis plutôt social mais malgré tout, je me rend compte que je ne vois pas grand monde en dehors du travail. A vrai dire, je ne sors quasiment jamais accompagné et j'ai beau apprécier un certain nombre de personnes, je n'ai pas de grands amis en particulier. Nora doit bien être la première personne avec qui je passe autant de temps au téléphone et celle que je rencontre le plus souvent. La voir et la retrouver chaque jours ne m'a jamais déplu, j'aime l'écouter et lui parler, comme s'il me manquait cela. Elle est devenue une personne vraiment importante à mes yeux et je suis heureux de pouvoir lui faire découvrir aujourd'hui un lieu qui m'est cher. Je me souviens de la première fois que j'ai été dans ce magasin de musique, j'avais 12 ans. A cette époque je passais mes journées ancré dans ma chambre, à écouter en boucle les classiques de Dire Straits, d'AC/DC ou bien de Lynyrd Skynyrd. Je n'avais aucune raison de sortir, je n'avais pas ou très peu d'amis et je détestais me montrer. Si c'était pour entendre les moqueries des autres alors autant rester chez moi. Je m'étais décidé à commencer à jouer d'un instrument et mon choix s'était porté sur la guitare. Pas très original mais elle s'était révélé être une de mes plus grandes passions. Je n'avais pas cessé d'en jouer depuis et aujourd'hui encore, il me reste beaucoup à apprendre. C'était pour moi une façon de montrer que je n'étais pas seulement le «gros mec de la classe» et que j'étais capable de quelque chose. Ce n'était qu'à partir de mes 14 ans que j'avais décidé de vraiment me prendre en main et de changer. Enfin bref.

Je regarde Nora, attendant la réponse à ma question. J'ai préféré engager une autre conversation pour éviter de nous plonger dans une ambiance embarrassante. Parler de ce que je ressens ne me dérange pas d'habitude mais j'ai peur de la mettre mal à l'aise, surtout que je ne le suis pas vraiment non plus. En même temps j'avais eu envie de le lui dire, je ne voudrais être nul part ailleurs en ce moment. Je la vois regarder vers le sol après mes quelques paroles et j'avoue que j'ai un léger pincement au cœur. Peut-être que le sentiment n'est pas partagé, que je vais trop vite ? Malgré cela elle me regarde à nouveau en souriant pour répondre à ma question. Ainsi c'est une femelle et elle s'appelle Mist, c'est joli. Je me remémore sa petite frimousse alors qu'elle me parle du chat un peu plus en détail, la comparant de temps à autre à elle-même. Elle termine en indiquant que la féline avait été la seule à lui tenir compagnie jusqu'à aujourd'hui, sous-entendant sans doute que je suis cette nouvelle personne qui le fait. Je rougis tout en la regardant tourner la tête ailleurs, le visage gorgé de bonheur. Je suis rassuré et ravi qu'elle me considère ainsi et un large sourire se dessine sur mes lèvres alors que je l'écoute me poser multiple questions sur le magasin de musique. J'y répond avec grand enthousiasme, empli d'une énergie et d'un bien-être nouveau.    

« Mmh et bien ça doit faire maintenant 10 ans que je le fréquente. Il s'est pas mal agrandi durant ces années. Et oui, la musique et moi c'est une longue histoire d'amour ah ah ! J'ai toujours adoré ça depuis mon plus jeune âge, elle m'a bercé. »

Je regarde quelques mètres plus loin et j’aperçois enfin l'enseigne de la boutique, composé d'un médiator sur lequel on peut voir un grand «M». Je fais un petit signe de la main vers le magasin.

« Tiens, et bien nous y voilà ! »

Je m'approche de la porte et l'ouvre à Nora, souriant. Elle se referme toute seule derrière moi alors que je reste quelques instants devant l'entrée, à regarder les dizaines d'instruments se présenter à nous. Je connais par cœur leurs emplacements, les guitares électriques sur le mur à droite, les batteries au centre de l'allée, les basses et les guitares acoustiques sur le mur de gauche et enfin les pianos au fond de la boutique. Entre tous ça se situe à quelques reprises les bacs contenant les CDs auxquels j'ai pensé plus tôt et d'autres instruments. Je salue rapidement le staff du magasin avant d'inviter Nora à prendre la tête de notre duo afin qu'elle choisisse vers où elle veut se rendre en premier.

Il faut bien reconnaître que cette compagnie toute neuve me rend parfois instable, enthousiaste certes mais aussi profondément déboussolée. Sans le moindre repères, je ne le répéterai jamais assez, à me laisser bercer d’une attache toute nouvelle. La seule présence humaine qui anime mon existence hormis mes propres parents. Maxence comble un vide, un vide qu’il a dû soupçonner depuis le tout début. Je me demande si son insistance ne fut pas suscitée par quelque chose chez moi plutôt, par une envie de me sauver. Un sauveur, lui? Venu me tirer de ma froide solitude, de ma réclusion fragile? Je ne saurais dire. Trop tôt, trop grand, pour le réaliser encore alors que mes émotions ne parviennent pas vraiment à se trier de façon correcte, à s’arrimer dans l’organisation décousue dans laquelle elles baignaient jusqu’à présent, attendant avec impatience l’engourdissement total qui devait causer ma perte tout autant que ma salvation. J’ignore encore où je me dirigeais à cette époque qui me semble si lointaine à présent, celle où je me trouvais seule en compagnie de mes démons. Ce qui ne signifie pas pour autant que je connais l’issue de ce voyage en duo. Je n’ai pas envie de me poser la question, plus maintenant que je traîne dans les rues avec lui, son sourire, et son grand cœur. Parfois, plutôt que de se demander ce qui se passe, il faut accepter d’être heureux. Après des années d’attente, je m’octroie cette possibilité.

J’écoute d’ailleurs mon interlocuteur d’une fascination grandissante. Ses prunelles brillent à la mention de la musique et de ce lieu spécifique, ce petit magasin qui a su gagner son cœur. Je me sens presque mal à l’aise à la mention de cette fameuse histoire d’amour entre lui et la musique, me demandant si je susciterai chez autrui un sentiment pareil un jour, une telle dévotion et passion que celle qui anime mon ami. Je rougis en l’imaginant me regarder de la même façon, une pointe coupable et angoissée se fondant dans mon estomac. Je n’ai pas besoin de provoquer chez lui une telle animation, sa présence et son soutien me suffisent amplement. Avec lui cependant j’ai tendance à me laisser emporter par une certaine vanité que je ne saurais m’expliquer, qui s’est exprimée ce soir par cet accoutrement. Je tire encore régulièrement contre la jupe afin de m’assurer qu’elle n’en dévoile pas trop, mais je ne cours aucun risque. Je souris sans répondre, me disant que cet instant est le sien. À l’entendre discuter, j’ai envie de me rapprocher de lui, une sensation étrange et enveloppante que je décide d’ignorer alors que pourtant elle m’intime de lui prendre la main. Ce serait étrange que d’agir ainsi, puis je craindrais sa réaction.

Nous entrons finalement dans l’établissement et je me trouve bientôt submergée d’une étrange émotion. Dans tous les recoins, de différents musiciens essaient les instruments, s’improvisant même quelques morceaux. Un guitariste et un bassiste justement s’y adonnent, emplissant le magasin de leur mélodie. Ils tapent du pied, rient et échangent des regards qui leur permettent de suivre ensemble le fil du morceau, en communiquant grâce à une langue gestuelle connue d’eux seuls. Je les scrute avec fascination, attrapant Maxence par la manche en me cachant à moitié derrière lui, un peu impressionnée par cet endroit.

«C… c’est grand! Tu… tu me fais visiter? J’aimerais bien acheter un album de musique…»

Je continue en même temps à observer les deux musiciens qui enchaînent sur un nouveau morceau, toujours aussi timide et craintive, osant à peine bouger. J’ai le sentiment de me trouver dans un tout nouveau monde.

«Tu joues des instruments comme eux toi?»

Je n’ai jamais vu de musiciens d’aussi près. Il m’est arrivé d’assister à des spectacles locaux de musique, mais toujours de loin, incertaine devant les capacités de ces quelques personnes dotées de talent nécessaire pour produire d’aussi précieux sons.

Je ne pourrais être plus heureux aujourd'hui. Je me retrouve dans un de mes lieus préférés avec la personne que j'apprécie sûrement le plus et l'ambiance est au rendez-vous. En effet, je reconnais quelques-uns des musiciens présent dans le magasin bien que certains me sont totalement inconnus. Certes, c'est normal de ne pas connaître tout le monde mais cette petite boutique est très souvent fréquentée par les mêmes personnes. Par exemple le bassiste qui joue un peu plus loin, Neil, est là presque à chaque fois que je viens. Il est un peu plus âgé que moi, d'environ cinq ans ou plus. On a un peu appris à ce connaître et on a l'habitude de jouer un ou deux morceaux ici de temps en temps. Je ne connais pas le nom de la personne qui l'accompagne, bien qu'il soit venu à plusieurs reprises avec lui. Sûrement un de ses amis.
Partout je retrouve certaines têtes, certaines personnes avec un style bien particulier. Il y a ce métalleux un peu plus loin qui vient régulièrement, et puis ce monsieur là... Il me fait toujours sourire, toujours très bien habillé et à chercher des albums de musique classique ou de vielles chansons françaises. C'est que ce magasin est plutôt tourné vers le Rock et d'autres styles de musiques. Enfin bon, il est sympathique et c'est devenu une habitude de le voir ici.

Je jette un coup d’œil à Nora à coté de moi qui semble fascinée par le jeu de Neil et de son ami. Il faut avouer qu'ils sont doués et leur musique est toujours très entraînante, dynamique. Je crois reconnaître un vieux rock des années 60-70, sûrement du Lynyrd Skynyrd ou une improvisation dans le même genre. C'est cette ambiance que j'adore ici, c'est un endroit à part où tout le monde semble toujours être de bonne humeur. Je me prépare à avancer lorsqu'une main attrape la manche de mon gilet pour s'en servir de barricade. Je tourne la tête, surpris, pour regarder Nora qui a un peu reculé derrière moi et qui semble tenter de... se cacher ? Ses yeux écarquillés m'indiquent son intimidation et je souris alors qu'elle me demande en balbutiant de passer devant.

« Pas de problème, suis-moi, c'est par là. »

Je peux comprendre que ce nouveau lieu et toutes ces nouvelles personnes l'impressionnent connaissant son caractère mais je pense que cela m'amusera et m'attendrira toujours. Parfois, on dirait vraiment une petite fille, je trouve ça charmant. J'avance doucement pour lui laisser le temps d'observer un peu ce qu'il y a autour de nous alors qu'elle m'agrippe toujours la manche. Soudain elle me demande si je suis musicien comme ceux qu'on observait plus tôt. Je hausse les épaules tout en regardant aussi Neil et son ami.

« Oh et bien, je joue de la guitare et aussi un peu de basse. Enfin, rien de bien extraordinaire. »

Je n'aime pas vraiment parler de ce que je sais faire ou de quoi je suis capable, j'ai l'impression d'essayer de faire tourner tous les regards vers moi. D'un côté, comme tout le monde, j'apprécie qu'on me fasse des compliments mais cela me plonge aussi dans une profonde gêne. Je redonne toujours la pareil pour éviter qu'on continue de parler de moi, je ne suis pas vraiment à l'aise. Si on ne me le demande pas, jamais je ne viendrais me venter de mes facultés.
Alors que nous sommes presque arrivés près des bacs à CDs, une main se pose sur mon épaule et lorsque je regarde en sa direction, je me retrouve face à Neil qui se penche vers moi, un petit sourire malicieux aux lèvres.

« Et bah Maxence, tu ne nous présentes pas ta petite-amie ? »

Je sursaute de surprise alors que je regarde discrètement Nora qui j'espère n'a pas entendu mon ami qui m'a parlé presque en chuchotant. Je regarde Neil dans les yeux, rougissant et balbutiant, totalement pris au dépourvu par cette question.

« Hein, quoi ? De... de quoi tu parles ? »

Il se recule pour nous regarder tous les deux et sourit tout en levant le bras vers Nora, toujours pressée contre moi, parlant cette fois assez fort pour qu'elle aussi l'entende parfaitement.

« Cette jeune femme, on ne l'a jamais vu par ici ! C'est bien ta copine, n'est-ce pas ? »

C'est à ce moment précis que j'ai envie de disparaître totalement, de devenir invisible le temps de m'échapper de cette situation au combien embarrassante. Très sobre comme approche Neil, merci... Mon regard passe de Nora au bassiste à plusieurs reprises alors que je cherche mes mots. Un simple bonjour aurait suffit, comment rattraper ça maintenant ?

« Euh, No... Nora est une amie oui. Je lui fait visiter le magasin pour acheter de la musique... »

Je me gratte la tête de ma main non immobilisée, tout en affichant un sourire mi-gêné, mi-agacé. Oh mon dieu, comment va-t-elle réagir ? Déjà qu'elle n'avait pas l'air très à l'aise, ce n'est pas le moment que les gens commencent à... à insinuer des choses.

J’ai l’impression étrange de me trouver dans un tout nouveau monde. D’explorer une terre inconnue où je ne suis qu’une étrangère. Je remarque un bon nombre de regards en ma direction, scrutateurs, intrusifs, autant d’attention qui m’hérisse et me crispe dans une gêne chez moi presque maladive. Malgré l’ambiance plutôt rassurante, absorbante et chaleureuse de la boutique, je frise la panique de côtoyer autant de ces gens qu’on appelle musiciens, ces possesseurs du talent divin de jouer de la musique. Je me demande bien ce qu’ils trouvent comme raison pour justifier de me porter la moindre attention alors qu’autour d’eux s’alignent des instruments aux cordes brillantes qui devraient assurément me voler la vedette. Peut-être s’agit-il d’une sorte de rite de passage que moi, en tant qu’anthropologue en pleine observation participante, droit subir. Maxence, dans toute cette histoire, représente pour moi, pauvre intruse, une sorte de salvation qui m’est tout à fait le bienvenue, agissant tel un guide au-travers se dédalle bruyant où j’aurais préféré me fondre plutôt que de me trouver sous les projecteurs. Le bras de mon ami agit tel un guide à mes pas hésitants en ce territoire qui m’est hostile, flamboyant et vibrant. Je me demande ce que le jeune homme a pu trouver en ces allées pour s’y sentir chez soi, si l’habitude ou autre chose a provoqué sa passion pour ce lieu. Je me sens trop intimidée encore pour vraiment l’apprécier à sa juste valeur.

Au moment où Maxence m’avoue jouer lui aussi de la guitare et de la basse comme les deux hommes au fond de la boutique (qui ont d’ailleurs cessé de jouer, je me demande où ils sont passés…), je détache légèrement ma prise contre son bras, comme brûlée. Je l’observe avec une surprise palpable, impressionnée et légèrement confuse. J’aurais dû me douter de son intérêt pour la musique, surtout quand il m’a confié fréquenter cet endroit depuis plusieurs années. Une histoire d’amour avec la musique, ce sont bien ses mots. Sauf qu’à présent, il fait partie de ce monde qui m’impressionne et que je ne suis pas encore en mesure de comprendre. Il est un de ceux qui ont ce talent qui m’est si spécial, je le considère sous un nouvel œil à présent. J’ai presque peur de le toucher, mais c’est en me rassurant moi-même que je reprends place à ses côtés alors qu’il s’arrête. Un des deux hommes jouant tout à l’heure vient de se placer dans son chemin avec un sourire qui me plonge encore une fois dans la confusion. Il s’adresse à lui à voix basse. Avec toute cette musique, je ne saisis pas leur échange jusqu’à l’inconnu me désigne d’un geste de la main et hausse le ton pour poser une question à Max, une question à mon sujet semble-t-il. Cette jeune femme. Il parle de moi, il me regarde, il scrute ma réaction. Je me recule un peu plus derrière mon protecteur, coupée dans mes propres pensées en réalisant ce qu’il vient d’insinuer.

Il croit que nous sommes ensemble. Pas ensemble comme deux amis, ensemble comme dans les films, comme dans le vidéo de ma mère. Ensemble à se donner des câlins et même des baisers… Oh mon dieu. Je lâche brutalement le bras de Maxence en prenant une violente teinte cramoisie, cherchant à la fois une issue et mon air qui me fuit à toute vitesse. Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai esquissé plusieurs pas pour m’éloigner des deux hommes et de leurs regards tournés en ma direction. J’entends à peine la réponse de Max pour réfuter les fausses croyances de son interlocuteur, trop affolée pour vraiment y porter attention. Plutôt que de m’excuser comme on m’a appris à le faire au centre, plutôt que de me montrer apte socialement, en possession de mes moyens, je fuis (presque en courant d’ailleurs) en direction des bacs d’albums de musique, plantant là les deux hommes pour plonger les mains dans les albums. Je trouve rapidement une section qui m’intéresse et qui me permet de me changer les idées après cet événement fort gênant. Je trouve d’ailleurs un disque compilation des meilleurs œuvres d’Ella Fitzgerald, une grande chanteuse de jazz. Mes doigts se referment dessus comme un trésor précieux, mais plutôt que de lire la liste de chansons, mes pensées s’égarent en direction de ce le musicien a insinué. Maxence et moi, amoureux? Au moment où j’essaie de me figurer à quoi cela pourrait ressembler, une scène de la vidéo vue avec ma mère me revient en tête, sauf que j’ai remplacé les acteurs par mon ami et moi.

Nos visages penchés l’un vers l’autre, nos jambes entremêlées, il écarte une de mes mèches avant d’unir nos lèvres tendrement. Répondant à son étreinte, je me blottis un peu plus contre sa poitrine en soupirant d’aise. Je sens mon estomac se nouer d’une drôle de façon alors que la scène joue sous mon crâne et je relève la tête pour voir Maxence. Un cri de surprise me secoue et j’en échappe mon album qui s’écrase sur le plancher sans se briser heureusement. Encore plus rouge que tout à l’heure je me demande ce qui m’a pris d’imaginer quelque chose du genre en plongeant sous la table pour récupérer mon dû, mes gestes précipités et nerveux. En me relevant sans faire attention, ma tête heurte la table et de me relève avec un petit cri douloureux et me tenant la tête. Je crois que je n’ai jamais été aussi embarrassée de toute ma vie.

Nora et moi... Ensemble ? Le bassiste croit qu'elle est ma petite amie ? Je n'arrive pas à me concentrer, des tas d'images passent devant mes yeux. Je... Je n'ai jamais eu de copine, je n'arrive même pas à m'imaginer sortir avec une femme et rien que l’hypothèse que Nora et moi aient ce genre de relation... Je rougis aussitôt, ne sachant plus comment me tenir, comment réagir ou quoi dire. Tout à coup le fait qu'elle soit accrochée à mon bras prend un tout autre sens et mes poils se hérissent. Je m'imagine la regarder dans les yeux en souriant, jusqu'à m'approcher doucement de son visage aux joues légèrement pourpre et de ses lèvres pulpeuses, passant ma main derrière sa tête pour la rapprocher afin de... Non, non, non, reprends toi ! Je secoue la tête alors que j'ai l'impression de me consumer. Je... Jamais je n'oserais et, et... Tout se mélange dans mon esprit, je veux que ça cesse. Est-ce l'image que nous renvoyons en se baladant ainsi l'un à coté de l'autre ? Le tourbillon d'émotion qui me traverse prend fin lorsque la pression sur mon bras se relâche aussitôt. Je tourne mon regard vers Nora que je vois reculer de quelques pas. Oh non... Soudainement, sans dire un mot, elle se retourne et part à vive allure un peu plus loin, vers les bacs de CDs. Je la fixe un instant, impuissant avant de me retourner l'air agacé vers Neil qui hausse les épaules mais qui sourit bêtement en voyant mon visage empourpré.

« Voilà, tu es content ? Maintenant elle est embarrassée !
- Roh si on peut plus rien dire... En même temps, collés comme vous l'étiez on pourrait croire que...
- Oh ça va ! Comment je vais rattraper ça maintenant... Bon s'il te plaît, n'interviens plus.
- C'toi qui vois ! »

Il s'éloigne pour retourner à sa place et je l'entends glousser. Ça ne me fait pas rire moi ! «Collés comme on l'était»... Je n'imaginais pas qu'on pouvait avoir l'air de... d'un couple. J'aimais beaucoup la présence de Nora si près de moi, il a tout gâché. Je me retrouve seul une ou deux secondes avant de me retourner vers la jeune femme que je surprends faire tomber un CD. Je prends mon courage à deux mains et me dirige vers elle alors qu'elle se baisse pour ramasser sa trouvaille. Qu'est-ce que je vais lui dire moi, j'espère qu'elle n'est pas trop gênée. Et si elle ne me laissait plus l'approcher ? Non, je ne le supporterais pas... Tiens, je ne le supporterais pas ? Je me surprends à ressentir des émotions jamais connues auparavant. Mes pensées sont interrompus par un bruit sourd devant moi, Nora vient de se cogner en se relevant et le cri qu'elle lâche me fait me précipiter. Je finis mes derniers pas plus rapidement, presque d'une enjambée.

« Ouch, tout va bien ? »

Je suis de nouveau tout proche d'elle et je scrute le haut de son crane, inquiet. J'ai presque envie de soulever ses mains pour regarder en dessous mais je me retiens. C'est un peu débile de ma part, il y a très peu de chance qu'elle se soit blessée de cette façon mais pourtant je me suis fait du soucis. Je me rends compte que me placer si près d'elle après les paroles de Neil n'est peut-être pas la meilleure idée, je recule donc d'un pas, gêné et regardant mes mains.

« Hum, désolé pour tout à l'heure, ne fais pas attention à ce mec, il est juste un peu... En... Enfin bref, tu as trouvé quelque chose qui t'intéressait ? »

Je fixe maintenant le disque qu'elle tient entre les mains, toujours aussi embarrassé. Je relève mon regard un instant vers le sien avant de le baisser aussitôt, les joues brûlantes. Elle a le visage au moins aussi empourpré que le mien si ce n'est plus. Bon et bien maintenant je suis fixé, on se retrouve (pour la énième fois) dans une situation gênante, ce que je redoutais.

La gêne envahit ma cage thoracique comme un surplus d’oxygène dévastateur. J’ai beau tâcher de respirer avec contenance, je me sens étouffer dans cet endroit pourtant chaleureux. J’ai remarqué sans mal l’approche de Maxence à mes côtés, m’en trouble d’avantage, cherche une air qui semble me fuir alors que pourtant je frôle l’hyperventilation, m’accrochant fermement à la table pour faire cesser à la fois mes tremblements et cet étourdissement qui fait tanguer le plancher sous mes pieds. Je n’ai plus la force de me reculer pour fuir Maxence, alors que c’est bien ce que je souhaiterais. Les images troublantes vécues quelques instants plus tôt dansent toujours sous mon esprit et j’ai peur. J’ai peur, je me trouve en terrain complètement inconnu, à vivre une relation amicale avec un jeune homme profonde, sincère et vrai, et voilà qu’on insinue que lui et moi sommes un couple. Je me demande si c’est le cas, si en fait il me considère comme sa copine, s’il attend la première occasion pour m’embrasser, pour faire ce que ma mère m’a montré dans ce film éducatif… Et mon dieu, mon dieu, mon dieu, je ne suis pas prête, j’étouffe, je ne parviens même plus à le regarder en face tant ce moment me fige de terreur. D’autant plus que tout ceci est ma faute. Je suis celle ayant saisi son bras, celle ayant suggéré cet endroit, celle qui nous a imaginés en train de s’embras… s’embrass…

Respire, Nora. Respire. J’ai déjà vécu ce genre de crises auparavant, je connais à peu près la procédure pour les gérer. J’adopte un rythme de respiration plus lent, en comptant le nombre de secondes à l’inspiration comme à l’expiration, tâche de penser à toutes ces choses que j’aime et qui me rassurent. Lentement, je contrôle les symptômes désagréables qui animent mon corps, tremblements, sueurs froides, étourdissements… tout ceci grâce à une respiration plus égale qui finit par m’apaiser. J’ai toujours autant de mal à me tenir près de Maxence qui, heureusement, ne m’a pas touché. Il n’aurait qu’empiré la situation. Toute pâle et tremblante, je réalise que mon état pourrait l’affoler d’avantage. Je tente donc un sourire bien courageux, alors que tout en moi me porte à fuir.

«Je… Oui… je me suis seulement cogné un peu la tête… Ce n’est rien.»

Je tâche d’avoir l’air rassurante, mais j’ai conscience de ne convaincre personne. Sauf que bien sûr je n’ai nullement l’intention de lui confier qu’en fait, ce qui me trouble autant se trouve au cœur de mon imagination, là où il paraît aussi, son sourire comme un soleil, son regard rivé dans le mien… Je frissonne à nouveau en tentant de chasser ces imagines inutiles et vaines. Vaines oui, car Maxence n’est pas vraiment célibataire, comme il me l’a confié tout à l’heure. Il vit une histoire d’amour avec la musique, une relation qui doit bien le suffire. Pour ma part eh bien… Je suis certes seule mais confortable dans ma solitude. Je me contente d’hocher la tête devant les excuses avant de lui présenter l’album d’Ella Fitzgerald déniché sur l’étagère.

«Je… oui, Ella Fitzgerald je… je l’adore.»

Je n’ose plus croiser son regard et prend mille précautions en lui remettant l’album de façon à ce que nos doigts ne se frôlent pas. Régulièrement, je jette des regards inquiets tout autour de moi, ressentant une vague de culpabilité à l’idée de gâcher cet instant particulier pour Max renouant avec son endroit préféré. Sous le couvert de mon esprit, je me traite de tous les noms, un stratagème qui a au moins le mérite d’éloigner mes pensées étranges et autres images nous mettant dans des situations gênantes. J’ai envie de m’excuser, sans savoir que dire, un peu troublée encore d’avoir osé nous imaginer ainsi. J’ai peur qu’il s’en rende compte surtout, que je le dégoûte autant que je puis me dégoûter à cet instant.

«Pourquoi tout le monde croit qu’on est un couple? C’est… n’importe quoi… Ma mère c’était la même chose…»

Je me recroqueville un peu sur moi-même en forçant un rire qui ne bernera personne. N’empêche, j’aimerais vraiment savoir pourquoi ils s’obstinent à tout compliquer.

Je ne sais vraiment pas où me mettre maintenant, changement radical d'ambiance. Tout allait bien, j'allais lui faire découvrir le magasin tranquillement, on aurait discuté mais non, il avait fallu que Neil vienne ramener son grain de sel. Je lui en veux un peu, évidemment, mais d'un côté sa remarque me fait réfléchir. Est-ce que Nora et moi avons vraiment l'air de sortir ensemble ? Je veux dire... je n'y avais jamais vraiment pensé avant. Une fille et un garçon qui se baladent ensemble sans être en couple doivent-ils avoir une façon particulière de se déplacer, de discuter, de marcher côte à côte ? J'avoue que je ne me suis jamais penché sur la question, ce n'est pas dans mes habitudes de m'intéresser à ce genre de chose. Mais ce genre de confusions peuvent être très embarrassantes, si Nora et moi souhaitons que cela cesse, il faudra qu'on se renseigne. Je ne sais pas trop quoi penser et tout se bouscule dans ma tête, je préfère mettre ça de côté pour le moment.

Mon amie ne semble pas se sentir très bien, il ne m'a fallu qu'un seul coup d’œil pour apercevoir la panique sur son visage, et ses tremblements m'inquiètent. Son visage me semble plus pâle que d'habitude, est-elle en train de tomber malade ? Ou alors est-ce le résultat de la remarque de Neil, l'a-t-elle mise dans un tel état ? J'aimerais lui poser toutes ses questions, savoir si tout va bien, si elle veut sortir quelques minutes mais je n'ose pas, j'ai l'impression que mes simples paroles pourraient aggraver les choses. Allons, tout va bien aller, on va discuter et tout ira bien, n'est-ce pas ? J'espère que cette fois les mots ne resteront pas coincés dans ma gorge, j'en ai marre d'être tout le temps gêné et hésitant. Si seulement j'avais assez de talents d'élocution pour tout arranger, rien qu'avec des phrases... Hélas ce n'est pas si simple et il est dur de contrôler ses émotions, surtout si je me met à paniquer. Elle me répond qu'elle ne s'est pas fait mal en souriant, sourire sur lequel je peux lire tout son embarra et sa détresse. Elle me présente l'album qu'elle a trouvé et à vrai dire, j'y prête peu d'attention.

J'aimerais juste que tout redevienne comme avant qu'on rentre dans le magasin, que l'atmosphère soit détendue et agréable. J'ai l'impression d'être emprisonné, de ne pouvoir rien lui dire et juste d'attendre que les choses se passent. Je voix bien qu'elle n'est pas bien et je ne sais pas quoi faire. Mais il faut que j'essaie de prendre ça en main. Sa question me replonge pourtant dans mon mutisme et à nouveau je sens une vague de chaleur me parcourir. J'aimerais connaître la réponse à son interrogation, plus que tout. Ce qui m'interpelle le plus, c'est ce commentaire sur sa mère. De quoi ont-elles discuté ? Si sa mère croit qu'ils sortent ensembles, est-ce pour cette raison qu'elle a décidé de nous laisser seuls dans l'appartement tout à l'heure ? J'essaie de sourire à mon tour mais impossible d'avoir l'air sincère, on peut très bien voir que je suis tout aussi confus. Je détache mon regard de son visage pour venir fixer le sol.

« Écoutes Nora je... Je ne veux pas que tu sois... enfin qu'on soit mal à l'aise ensemble. Je suis d'accord, tous ces quiproquos peuvent être agaçants mais... Comme tu dis on ne sort pas ensemble, n'est-ce pas ? Alors pourquoi ne pas nous comporter naturellement, comme on veut, comme on le faisait déjà ? »

Je lui dévoile mes pensées car je pense que ça nous ferait avancer. J'ai un peu peur de sa réaction mais si on ne se dit pas ce qu'on a sur le cœur, certains moments censés être heureux comme aujourd'hui peuvent être gâchés.

« Tout ce que je souhaite c'est que tu te sentes bien et si... s'il y a quelque chose que je fais de travers... Dis-le moi, je ne le prendrais pas mal. »

Je ne serais pas vexé non, si je dois faire quelque chose pour que notre amitié se déroule bien, alors je le ferais. Je joue un peu avec les albums de musiques, attendant sans la regarder sa réponse. Pourquoi fallait-il que ce soit si compliqué ?

Je n’ai pas su affronter les sous-entendus et autres questionnements de ma mère. À vrai dire, j’ai du mal à saisir qu’on puisse m’imaginer en couple avec quiconque. J’ai déjà eu le loisir d’observer plusieurs amoureux lors de mon passage au lycée, ainsi que par la suite dans les lieux publics comme par exemple ce parc où nous nous sommes rencontrés Maxence et moi après plusieurs années sans se voir. Sans arriver à décrire avec exactitude leur étrange comportement, j’arrive néanmoins à affirmer que nous ne correspondons décidément pas au portrait énoncé par l’ami du jeune homme. Nous ne nous tenons pas par la main, n’échangeons pas de longs regards langoureux ou de mystérieux sourires, et encore moins de baisers… Encore moins! Alors vraiment, j’ignore ce qui pousse les gens à énoncer ces insinuations, à prétendre à une réalité qui n’existe que dans leur imagination. J’ai envie que Max, qui à mon sens en connaît bien plus que moi en existence humaine et en rapports sociaux, m’éclaire à ce sujet et me permette d’agir autrement afin d’éviter tout malentendu. Malgré tout, je détesterais changer ma façon de me comporter en sa présence, qui m’est finalement devenue assez naturelle pour ne plus vivre avec l’envie oppressante de le fuir à tout instant. Une caractéristique unique à cette relation, celle qui nous unit et qui m’a toujours paru si simple. Pourquoi tous autour de nous cherchent à la compliquer? Nous étions parfaitement heureux ainsi avant que tous ne décident de s’en mêler. En surprenant un énième regard amusé de la part du dénommé Neil, je me rabroue un peu et reporte mon attention vers le châtain pour ne plus y penser.

Comme d’habitude et malgré sa maladresse, Maxence parvient à apaiser la tempête qui faisait rage en moi jusqu’à présent en prononçant exactement les paroles que je souhaitais entendre. Car s’il n’a pas tout à fait répondu à ma question, il m’a demandé d’agir comme d’habitude en sa présence et c’est bien tout ce qui compte à mes yeux. Je me mets aussitôt à respirer avec un plus grand calme, et j’esquisse même un sourire en plongeant mon regard dans le sien, un sourire franc et sincère comme j’en fais rarement. Il en aura eu deux ce soir de ces sourires qui illuminent mon visage et font danser l’azur de mes prunelles. Je prends une grande respiration qui achève de me rassurer. Je me demande si le garçon n’a pas simplement lu dans mes pensées pour y puiser mes désirs. J’ai l’impression englobante qu’il parvient toujours à prononcer les paroles qu’il faut, à faire des gestes qui me feront le plus plaisir. À cet instant je me contente de le regarder, aggravant peut-être ce silence entre nous, mais je m’en soucie à peine. Les silences sont mes amis, ils communiquent tout ce que je n’arrive pas à prononcer.

«Ça me va comme ça, Max, c’est même tout ce que je veux. Et ne t’inquiètes pas, tu n’as jamais rien fait de mal.»

Je n’arrive même pas à concevoir que Maxence pourrait un jour se montrer méchant ou désagréable avec qui que ce soit. Il est un être de lumière, de gentillesse telle que je n’en ai jamais connu. Il ne m’a jamais jugée malgré mes trop nombreux défauts, mes crises, mes drôles de comportements comme à l’instant. Non, au contraire, il s’inquiète pour moi. Il est tellement adorable que je me dis souvent que je ne mérite pas un ami tel que lui. Je baisse les yeux.

«Je suis désolée d’avoir autant réagi… On peut continuer la visite. Puis j’achèterai mon album!»

Je le brandis une nouvelle fois devant moi, si fière de l’avoir déniché! Décidément, je me demande quelles autres trouvailles se cachent dans ces bacs! Pour ce qui est des instruments, je préfère ne pas m’en approcher, trop intimidée encore.

Je ne me suis jamais demandé si je pouvais faire Nora se sentir mal à l'aise. Je me montre tout à fait naturel en sa présence et peut-être que mon caractère peut la déranger, elle qui est plutôt muette et fermée avec les gens. Pourtant je n'ai jamais rencontré ces facettes d'elle depuis que je la côtoie, à part lors de notre première rencontre. Elle m'a toujours beaucoup parlé, que ce soit au téléphone ou dans le parc. J'aime pouvoir être comme je suis suis en sa présence et qu'on soit sincère l'un envers l'autre, qu'on ait aucun problème à se parler. Je pense que ça nous manquait à tous les deux. Mes journées me paraissent moins longue depuis qu'on se voit, la perspective de la retrouver en fin de journée me motive toujours à travailler. J'ai l'impression qu'on ne cessera jamais d'avoir des choses à se dire, de plus il nous reste beaucoup de chose à apprendre sur chacun. Aujourd'hui je lui ai fait découvrir ce magasin que j'aime beaucoup, peut-être qu'un autre jour elle me fera découvrir une de ses passions.

Je préfère être fixé maintenant, si quelque chose en moi dérange bel et bien mon amie, je veux le savoir pour le changer au plus vite. Lorsque je relève la tête pour enfin la considérer, ce que je vois me surprend et me coupe le souffle. Je... Je m'attendais à tout sauf à un sourire. Un sourire si radieux, si sincère... Je la regarde droit dans les yeux, admirant son visage soudain éclairci et son regard qui m'ôte tous mes doutes, toutes mes craintes. Cela dure quelque secondes, de longues secondes qui semblent être des minutes mais je ne m'en lasse pas, je profite pleinement de ce contact qui vaut sûrement mieux que n'importes quels mots. Je la vois rarement sourire de cette façon et je commence à rougir, comme tout à l'heure dans l'appartement lorsque je lui ai donné la pomme. Ses douces paroles me ravissent et je suis rassuré d'apprendre que tout va bien, que ça ne vient pas de moi, ni de Nora. C'est juste la faute des autres. Mais maintenant nous pouvons les ignorer, agir comme bon nous semble. Et c'est tout ce que je souhaite car c'est ce que j'aime dans notre amitié. Ses yeux viennent trouver le sol alors qu'elle s'excuse de sa réaction. Je secoue doucement la tête en souriant, elle n'a pas à être désolée, ce n'est en aucun cas sa faute. Elle reprend avec plus d'entrain, tenant fièrement son album. Je rigole doucement avant de l'inviter à me suivre.

Nous regardons encore quelques instants dans les bacs de CDs où je ne trouve rien de bien intéressant pour une fois. J'insiste ensuite pour qu'elle vienne voir avec moi les instruments, ça serait dommage de ne pas les observer de plus près alors que nous en avons l'occasion. Je lui décris de temps en temps les guitares, lui indiquant pourquoi utiliser une telle au lieu d'une autre, par rapport aux styles musicaux ou à la façon de jouer. J'essaie de me montrer intéressant, l'ennuyer serait la dernière de mes envies. Nous passons ensuite aux piano que nous ne faisons que regarder car je ne m'y connais pas vraiment. De temps à autre nous nous arrêtons devant les instruments un peu moins conventionnels, qui proviennent d'autres pays. Une fois le tour de la boutique fini, nous nous dirigeons vers la caisse où Nora achète son album de musique. Nous sortons après du magasin et je me demande ce que nous pourrions faire. En regardant l'heure, je me rend compte qu'il est déjàun peu plus de 19h, le temps est passé si vite. La faim commence à se faire ressentir et une idée me vient en tête. Je me dandine un peu, me demandant si Nora accepterai ma proposition. Après être rentré chez elle, j'aimerais lui proposer de venir manger chez moi. Un peu timide, je me lance en balbutiant, qui ne tente rien n'a rien après tout... Un  léger sourire se dessine sur mes lèvres pour répondre au sien lorsque je la vois acquiescer sans un mot, le visage légèrement empourpré. Je me sens soulagé, j'ai eu peur d'aller trop vite.

Nous reprenons la marche, cette fois en direction de mon appartement. Je commence à stresser, me demandant si tout est bien rangé, que je n'ai pas l'air d'être désordonné. Mais je me souviens qu'aujourd'hui je n'ai pas réussi à rester sans rien faire et que j'ai fais toutes les tâches ménagères possibles et imaginable. Une fois entrés dans le bâtiment où j'habite, nous montons les deux premiers étages par l'escalier, j'ai la chance de ne pas habiter trop haut. J'attrape ma clé dans ma poche et déverrouille la porte par laquelle nous entrons un instant après. Je dépose ma veste sur le porte manteau en même temps que les affaires de Nora.

« Bon et bien, nous y voilà... Mon chez-moi. »

Je lâche un petit rire nerveux en parcourant mon appartement du regard. Au milieu se trouve mon canapé, une table basse et ma petite télé. Ma guitare repose sur son pied juste à coté alors que ma basse se trouve dans ma chambre, dans une pièce à part, à gauche. Un peu plus loin à droite se trouve la salle de bain et tout au fond, la cuisine. Je me gratte l'arrière de la tête en regardant de nouveau Nora.  

« Hum, tu veux boires quelque chose ? De l'eau, un jus de fruit... ? »

Lors de certaines situations, particulièrement celles qui entraînent chez moi le doute, il me devient impossible de gérer mes émotions, émotions qui me submergent et prennent possession de tout mon être. Elles se manifestent violemment, de façon incontrôlée, alimentée par le flot de pensées hétéroclites et confuses qui proviennent de ces situations sociales difficiles et incongrues, celles dans lesquelles je n’ai aucune réponse toute proposée et donc aucune autre manière de réagir que celle qui vient d’éclater à l’instant : la panique. La panique pure et simple, comme lorsqu’on se présente à sa plus grande peur. La mienne n’a rien de bien menaçant, il suffit qu’on implique légèrement une relation avec mon meilleur ami pour que je me fige… Mais j’ai décidé que je ne laisserais plus ces craintes me paralyser, du moins pas de cette façon. Car ce que nous avons me paraît bien trop précieux pour le jeter avec mes crises idiotes. Je me laisse donc guider à nouveau à travers le magasin en ignorant superbement Neil et ses œillades régulières, buvant chaque mot de Maxence et osant même le suivre près des instruments qu’il me décrit du meilleur de sa connaissance. J’ose même quelques questions timides une fois de temps en temps afin d’éclaircir ses dires. Le tout me comble et je me surprends à tapoter quelques tambours que Max appelle des djembés et à caresser le bois des guitares acoustiques en me demandant comment on fait pour en jouer de façon acceptable.

J’ai suivi des leçons dans mon enfance, des leçons de danse. Du ballet jazz pour être plus exact, un art qui me comblait. Je n’ai plus osé danser depuis très longtemps, depuis que mon corps a changé pour devenir lentement celui d’une femme et qu’il ne me plaisait plus de témoigner de la beauté de mes mouvements avec une silhouette pareille. Mais la musique, je le réalise, a toujours fait partie de mon univers à moi aussi. Je quitte la boutique après avoir payé mon nouvel album, le cœur léger et l’esprit léger, toujours aussi heureuse de partager cet instant avec Maxence. Je parle énormément sur le chemin nous menant tout d’abord vers une destination inconnue jusqu’à ce que le jeune homme me demande si je souhaite l’accompagner chez lui. À cette proposition je rougis, surprise de cette question, mais curieuse de le connaître d’avantage. Je me sens me réchauffer à ses mots, bien qu’une part de moi se trouve chatouillée d’une certaine appréhension mêlée d’angoisse. J’ai l’impression de franchir une grande étape et pendant le reste du chemin, je suis bien moins bavarde même s’il m’en reste encore tant à dire au sujet de miss Fitzgerald et des autres grands de la musique jazz. Je lui jette souvent des coups d’œil timides avant de rougir et de détourner le regard.

Nous pénétrons bientôt dans son appartement, modeste tout comme le mien, bien que plus confortable et agréable. Je m’y sens aussitôt détendue, bien que toujours un peu sur mes gardes, nerveuse à l’idée de me trouver seule avec Max à l’intérieur même de sa demeure. Mes doigts papillotent souvent contre ma jupe, la tirant régulièrement vers le bas, un tic nerveux visant à couvrir le plus possible mes genoux dénudés.

«C’est beau chez toi… tu as même une guitare sur ton canapé… Hum… non merci… Euh… Non tu sais quoi? Je veux bien un verre d’eau, s’il te plaît.»

Je reste dans le salon pendant qu’il passe à la cuisine pour me dénicher un verre d’eau. Pendant ce temps je pose à mon tour ma veste contre le porte-manteau, osant à peine sortir du cadre de la porte par gêne et nervosité. Lorsque Maxence revient en ma direction et que mon regard croise le sien, je m’empourpre, fébrile, m’avançant à ses côtés en me tenant le bras gauche de ma main. À l’instant où j’ouvre la bouche pour tenter une conversation, mon ventre se met à grogner, provoquant encore plus de rougissements chez moi.

«Oups… désolée… Je crois que j’ai un peu faim.»

J’espère que Maxence aura quelque chose à manger car je dois avouer ne rien avoir avalé depuis ce matin!

Ça fait longtemps que quelqu'un n'est pas venu chez moi, dans mon appartement. Il est très rare que j'y invite des gens et d'un côté ça ne me dérange pas plus que ça. Mon appartement, c'est un peu comme mon monde, il reflète ma personnalité et les choses que j'aime. Chaque objets, chaque acquisitions ont leur histoire. J'ai par exemple ce vieux lecteur de disques vinyles que mon grand-père m'avait offert lorsque j'étais beaucoup plus jeune ou bien ma chaîne hi-fi, que j'ai acheté après avoir reçu mon tout premier salaire. J'avoue que d'habitude, je suis réticent à l'idée que quelqu'un vienne observer tout cela sans rien connaître de leurs origines ou de l'importance qu'ils ont à mes yeux. Mais avec Nora, c'est différent. J'ai envie de lui faire découvrir mon univers, qu'elle puisse se sentir à l'aise ici. Je suis heureux d'avoir pu l'intéresser tout à l'heure dans le magasin de musique et j'ai été ravi de l'écouter me parler des musiques qu'elle aimait et du pourquoi elle avait acheté cet album. J'aime beaucoup le Jazz aussi, j'apprécierais écouter l'artiste qu'elle semble tant affectionner.

Je ne sais pas trop quoi faire lorsque quelqu'un pénètre chez moi et encore moins quand c'est une fille. Avec des amis c'est plutôt simple, ils se sentent immédiatement comme chez eux – un peu trop parfois – et je n'ai qu'à leur apporter une bière et c'est bon. Nora est mon amie aussi mais c'est différent, je lui ai donc proposé quelque chose à boire pour gagner du temps. Elle observe mon appartement tout en commentant, elle semble l'apprécier ce qui me fait sourire. Oui je m'y sens vraiment bien, ce n'est pas très grand mais ça me suffit pour le moment. Elle accepte ma proposition et je me dirige vers la cuisine où je vais trouver dans le réfrigérateur une grande carafe d'eau fraîche. Je sors un verre et y déverse le liquide tout en jetant un coup d’œil à Nora qui n'a pas bougé. J'ai envie de l'inviter à rentrer, à ne pas rester seule là-bas mais je le ferais une fois que je lui aurait apporté son verre. Je me pose néanmoins des questions sur ce que nous pourrons faire après. Peut-être écouter son nouvel album ? Ou bien juste discuter, j'ai tellement envie de lui parler, de l'écouter encore. Je reviens souriant vers elle alors qu'elle s'avance, l'air gênée. Je lui tend le verre alors que son ventre gargouille soudainement. J'émets un petit rire, moi aussi j'ai faim. Je lui donne son rafraîchissement avant de me diriger de nouveau vers la cuisine.

« Installes-toi, je vais voir ce que j'ai ! »

Alors, voyons voir... J'ouvre un placard et ne trouve rien d'intéressant, le réfrigérateur peut-être ? Hum, rien non plus, voilà qui est embêtant... Je fouille un peu partout mais impossible de débusquer quelque chose, je n'ai pas encore fait les courses ce week-end. Allez, une solution, vite, on va pas rester là à mourir de faim !

« Euh... Et... Et si on commandait japonais ? Ça sera plus simple, tu aimes ça ? »

Je la vois hocher la tête un peu plus loin, ce qui me rassure. Ouf, je n'avais pas vraiment prévu qu'on viendrait chez moi aujourd'hui. J'attrape le téléphone et appelle un petit restaurant qui livre à domicile, la nourriture est bonne là-bas. Après avoir composé le numéro, je commande le menu que j'ai l'habitude de prendre, dix sushis, une soupe chinoise et une salade de radis noir. Je prends aussi la commande de Nora après lui avoir demandé ce qu'elle voulait et repose le téléphone. On devrait nous livrer d'ici trente minutes, il va falloir trouver quelque chose à faire en attendant...

« Bon et bien qu'est-ce qu'on peut faire en attendant ? On peut regarder la télé ou bien écouter de la musique... C'est comme tu veux ! »

J'affiche un grand sourire, plus heureux que jamais qu'elle soit ici. C'est la première fois qu'on va manger ensemble autre part que dans le parc ou un restaurant. C'est beaucoup plus conviviale et puis on a tout le temps qu'on veut, on est samedi.

Une drôle d’expérience que de pénétrer dans la demeure d’une autre personne. À mes yeux, il s’agit presque d’une infraction, comme si je me trouvais indésirable dans ce lieu qui m’est totalement inconnu. J’hésite, j’oscille sans cesse, mon regard cherchant des détails de sa vie privée que je cherche à connaître par une curiosité humaine fort normale mais tout aussi déplacée, je ne me suis jamais sentie plus proche de Maxence et cette proximité soudaine ne va pas sans m’étourdir. Je me demande si je devrais vraiment me trouver ici et en ressent une excitation grandissante sans même parvenir à en identifier la raison ni à la réprimer. Alors que le jeune homme s’éloigne dans le couloir, je le suis des yeux avant de prendre place sur le canapé, à l’autre extrémité de sa guitare qui repose contre le dossier tel un appel. Chaque son, chaque sensation, me parvient dans un boucan léthargique, je ne parviens plus vraiment à penser adéquatement et accueille ce verre d’eau avec énormément de reconnaissance, buvant une longue gorgée pour me permettre de remettre un peu de sens dans mon esprit embrumé. Sa demande de commander du japonais me rassure aussi, même si en fait je n’ai jamais mangé de plats de cette nationalité. Avec son aide, je commande quelques trucs qui ne me semblent pas trop exotiques et nous nous retrouvons rapidement avec un gros blanc qui devient un peu gênant et tendu pour moi qui ne sait réagir devant une telle situation.

Alors comme à mon habitude, je laisse l’angoisse m’étreindre, à m’interroger au sujet de ce qu’il ressent, de ce dont il a envie, ce qu’il peut bien penser du drôle de numéro que je suis, si cette soirée lui plaît tout autant que moi et ce malgré ma crise de tout à l’heure. Je frissonne à nouveau, cherchant son regard sans vraiment oser me l’approprier, les mains rivées contre les cuisses où je tire une fois de plus le tissu sombre de ma jupe afin de couvrir mes genoux dénudés, pleine d’appréhension quant à la suite. Sans explication, les images m’ayant saisi au magasin de musique me reprennent brièvement avant d’être chassées avec véhémence. Je me surprends à souhaiter le voir se rapprocher, s’asseoir à côté de moi peut-être, mais pas trop près, juste assez pour m’assurer qu’il est là, qu’il est bien réel. Je le suis du regard alors qu’il erre un peu dans le salon, cherchant une activité pour venir combler cet étrange embarras qui nous saisit progressivement. Je me mordille la lèvre quand il me demande ce que nous pourrions faire, m’offrant des choix auxquels je réfléchis dans un silence inconfortable, me mordillant la lèvre. Soudain il a posé entre mes mains un choix auquel je n’étais pas préparée. Je ne sais pas ce que doivent faire ensemble deux amis, surtout quand le silence semble les empêcher de converser comme à leur habitude. J’ai l’impression que sur le banc de parc, tout est plus facile.

Mon regard finalement se lève jusqu’à lui, avec une réserve que j’ai rarement devant lui, un regard brillant, accompagné de rougeurs confuses. Je cherche une issue, brûlée au contact de ses prunelles d’un émeraude envoûtant, et comme lui je me mets à chercher une issue à cette situation complexe quand elle se présente à moi. Un léger sourire anime mes lèvres alors que je désigne à mes côtés l’instrument que je n’ai pas osé approcher depuis le début de ma visite. Je relève ensuite le même regard vers lui, gorgé d’espoir.

«Je… J’aimerais bien t’entendre jouer…»

Un seul filet de voix n’a réussi à franchir ma gorge qui s’est nouée sans que je n’arrive à savoir pourquoi.

Si seulement j'étais aussi assuré que certaines personnes, qui arrivent toujours à trouver n'importe quoi à faire ou à dire pour combler un vide. J'ai peur d'ennuyer Nora, qu'elle passe un mauvais moment car je suis incapable de prendre une décision. J'ai beau chercher, me creuser la tête, plus je me pose des questions, plus je stress et n'y arrive encore moins. Ce n'est pourtant pas dur, il y aurait tant à dire mais impossible de me concentrer. La présence de Nora chez moi me déstabilise. Bien sur je suis plus heureux que jamais qu'elle soit là mais je... Je ne sais pas, j'ai peur de tout rater. Mes pensées s'embrouillent et je ne sais plus quoi faire jusqu'à ce qu'on me débloque. Je reste donc là, à regarder bêtement autour de moi, cherchant désespérément quelque chose pour occuper mon amie qui part s'asseoir sur le canapé, non loin de ma guitare. De temps à autre alors que je lui jette un coup d’œil, je remarque qu'elle me fixe et dès que mon regard croise le sien, mon cœur accélère.

Pourquoi ? Pourquoi je réagis ainsi ? Tantôt je me sens parfaitement à l'aise, je lui parle, je la regarde droit dans les yeux comme tout à l'heure dans le magasin et tantôt je suis incapable de faire sortir un seul mot de ma bouche et presque même de la regarder. J'ai comme l'impression qu'elle pourrait lire toute ma détresse et ma panique dans mes yeux. Alors je fuis, je fuis ses yeux au bleu si captivant alors que j'adorerais m'y perdre une nouvelle fois. Mais c'est alors que ça arrive, nos regards se rencontrent en même temps et impossible de se détacher de ce contact visuel. J'arrête de m'agiter alors qu'elle me sourit timidement avant de pointer du regard ma guitare. Je commence à transpirer en écoutant sa demande et je sens mon cœur battre plus vite une nouvelle fois alors qu'elle me fixe à nouveau.

« M'enten... Euh... Maintenant ? B-bon et bien si... si tu veux. »

Je me rapproche doucement du canapé, adressant à Nora un petit sourire gêné. J'attrape ma guitare pour m’asseoir à sa place et la positionne sur mon genoux. Je commence à trembler alors que je vérifie qu'elle est accordée. Oh mon dieu, je suis si stressé... Je ne pensais pas du tout que je lui jouerais un morceau ce soir, j'ai peur de me tromper et d'avoir l'air ridicule. Je relève une dernière fois mon regard vers le sien avant de le reposer immédiatement sur le le corps de ma guitare en rougissant. Bon, je fais quoi, qu'est-ce que je joue ? Ma main glisse le long du manche, cherchant à s'accrocher à une case qui me ferait débuter un morceau et c'est alors que je fais vibrer la première note. Inconsciemment, mon choix s'est porté sur Stairway to Heaven de Led Zeppelin, un morceau que j'apprécie particulièrement. J'enchaîne les notes, jouant l'arpège si mythique et je ferme les yeux. Je me concentre, je sais que si je regarde Nora je ferais sûrement une fausse note. Je raccourci légèrement certaines phases afin de pouvoir toutes les jouer en moins de cinq minutes, pour ne pas ennuyer Nora. Mes doigts bougent de façon instinctive, passant de cases en cases, d'accords en accords. Je m'abandonne à la musique et me détend enfin, imaginant le reste des instruments et du chant alors que les secondes défilent. Je termine finalement en grattant une dernière fois la totalité des cordes, rouvrant doucement les yeux et les tournant vers la jeune femme assise juste à côté de moi. Les battements de mon cœur qui avaient repris un rythme normal s’accélèrent à nouveau, j'espère que ça lui a plu et que je ne me suis pas trompé.

« Voilà c'est... J'ai fini. »

Je me sens comme baignée à la fois d’une doucereuse sensation engourdissante, chargée paradoxalement d’une angoisse frivole qui m’agite l’estomac. De croiser son regard provoque une myriade de sensations, à débuter par celle, douloureuse, d’une épine dans l’estomac, accompagnée d’une chaleur que je n’ai jamais éprouvée. Je sais que notre proximité l’explique en partie, l’intimité nécessairement provoquée par ma présence chez lui, dans son petit monde dont j’ai osé franchir la porte et où je ne suis qu’une inconnue, une intruse à la dérive se raccrochant au radeau qu’il représente à mes yeux. À la fois un guide, mais aussi un étranger ou presque dans cet environnement qui le rend mystérieux soudainement, comme si tout avait changé. Je sais néanmoins qu’il s’agit du même Maxence, du même jeune homme que j’apprécie tant, qui me supporte dans toutes mes angoisses et qui accepte même l’état particulier dans lequel je me trouve, comme dans une dérive. Abandonnée à mon sort sans la moindre réserve, je me laisse voguer vers des terrains inconnus avec une certaine appréhension mais sans retenue, je m’y laisse aller. Prolongeant même l’expérience qui viendra peut-être tout changer à mes yeux, celle de voir Max dans une position de musicien, à manier un instrument qui me paraît tellement sacré que je n’ose pas même l’effleurer. J’espère qu’il acceptera ma demande, car j’ai toutes les intentions du monde d’insister. Je le toise avec détermination et attente impatiente, comme animée d’une faim que lui seul pourrait assouvir.

À ma plus grande satisfaction, Maxence accepte de jouer pour moi après une courte hésitation maladroite qui le laisse bégayant et un peu gêné. Je n’aurais jamais soupçonné pouvoir un jour l’embarrasser ou provoquer sa timidité, pourtant c’est bel et bien le cas. Une réaction qui m’estomaque quelque peu. Lorsqu’on possède un talent particulier, pourquoi ne pas le démontrer aux autres? Personnellement, je ne peux pas en dire autant. Mais j’attends avec impatience de découvrir les capacités de mon ami, qui s’empresse de prendre sa guitare, tout en réfléchissant au morceau à jouer. Pleine d’impatience, je tremble presque, lui réservant toute mon attention religieuse en épiant le moindre de ses mouvements. Au plus petit son qu’il produit grâce à sa guitare, je sursaute, jusqu’à ce que ces bribes et hésitations se changent en mélodie. Les notes s’accumulent, complexes et mélodieuses, me charmant aussitôt. Je ne lâche plus un seul moment ses traits concentrés des yeux, découvrant une toute nouvelle personne, une personne libre, inaccessible. Et brutalement séduisante. Je me sens fondre, me reculer un peu contre le dossier alors que tout en moi m’attire à lui. Je ne sais même plus comment agir, je suis dépassée. Je me contente alors d’écouter, osant à peine esquisser un mouvement, captivée par les siens, par la manière dont son front se plisse à certains passages, par sa tête penchée vers son instrument. J’aurais tellement aimé qu’il me regarde et encore, je ne suis pas certaine que j’y aurais survécu. Et comme ça, la chanson s’éteint, le silence retombe sur l’appartement, presque douloureux. J’ai la tête pleine de nuages.

J’ai du mal à articuler quoi que ce soit. L’air s’est chargé d’une drôle d’ambiance, je me trouve une fois de plus sans le moindre repères face à lui, exposée et pourtant si secrète, incapable de me détacher le regard de lui. Pourtant il le faut. Je suis son public, et il me semble devoir le remercier. Je ne trouve pas moyen plus approprié que les applaudissements, que je lui offre chaleureusement, pour combler tous ce que les mots fuyards auraient pu lui dire. Je n’arrive à parler qu’un instant plus tard, quand le silence est retombé.

«C’est vraiment… impressionnant. Je ne pourrais jamais jouer comme ça.»

Puis comme ça, je frissonne. Fort. Je replie les pans de ma veste sur ma poitrine comme pour échapper à ce grand élan qui a couvert ma peau de chair de poule.

«Tu es encore meilleur que tes amis là-bas.»

J’engage une conversation sans vraiment de cœur, la voix presque absente, le regard rivé sur lui, seulement sur lui.

Je n'ai jamais joué un morceau pour quelqu'un. A plusieurs reprises j'ai joué en «public» dans le magasin de musique mais c'était soit avec un ami, soit discrètement, dans mon coin. Je ne suis pas du genre à vouloir me montrer jouer en public. Je ne suis pas vraiment timide, loin de là mais en ce qui concerne la musique, lorsque je suis seul, je préfère garde cela pour moi. C'est étrange mais je ne sais pas, c'est comme ça. Pourtant aujourd'hui je joue ce morceau pour Nora et je... J'ai comme envie de lui dédier, de le jouer rien que pour elle. Qu'elle seule puisse en profiter. Et je suis ravi de pouvoir lui faire écouter cette mélodie que j'apprécie tant bien que l’appréhension m'ait un peu saisi au début. Étrangement, interpréter ce morceau en sa compagnie me fait ressentir une myriade de sensations qui ne m'auraient jamais saisis en solitaire. C'est un plaisir de partager ça avec elle, pour elle. L'atmosphère a tellement changé ces dernières minutes, quelque chose d'étrange semble arriver et je n'arrive pas à comprendre quoi. J'ai senti le regard de mon amie sur moi durant tout le long du morceau, me faisant frissonner jusqu'à ce que je l'oublie en m'abandonnant à la musique. Maintenant que j'ai les yeux ouverts tournés vers elle, je retiens mon souffle en attendant sa réaction, mon regard plongé dans le sien.

Mon cœur bat un grand coup et je sursaute lorsque j’entends son premier applaudissement. Parce que oui, elle m'applaudit. Je ne sais pas où me mettre et me sent rougir plus que jamais, rigolant doucement nerveusement. Je... Elle n'est pas obligée d'applaudir. La gêne inonde mon corps et se fait remarquer à travers mes mouvements raide et hésitant. Je ne m'attendais pas du tout à ça et impossible pour moi de savoir comment réagir. Je glisse un petit merci alors que ses applaudissements s'amenuisent pour faire renaître un silence entre nous. Je relève la tête vers elle et me sens paralysé sous son regard, ce regard... Je frissonne alors que mon corps semble pourtant brûler. Nora est la première personne, la première femme à me faire cet effet là. Que se passe-t-il, pourquoi toutes ces sensations étranges et nouvelles ? Elle me complimente une première fois, puis une deuxième et à chacune des ses paroles, je souffle un petit «merci» tout en jouant avec mes doigts. Je... Je ne voulais pas être le centre d'attention ce soir. J'ai l'habitude d'écouter Nora, de la complimenter mais pas que tout cela m'arrive. Et toutes ces paroles prennent une importance énorme pour moi lorsque c'est elle qui les prononce. Elles me viennent d'une telle façon que j'ai l'impression que personne ne pourrait me faire autant plaisir. Mon amie ne me lâche plus du regard et il en est de même pour moi. Je parcours ses yeux, ses lèvres, son visage et aucun non ne parvient à sortir de ma gorge. J'ai... Je ressens l'irrésistible envie de me rapprocher d'elle, de venir m'asseoir plus près, pour l'observer avec une plus grande minutie. Mais je ne bouge pas, toujours pétrifié sous ses yeux bleu glacés. Dans tous les cas je n'oserais pas, je ne sais même pas ce qui me prend... Je décide donc de parler, même si ce n'est pour rien dire, j'ai peur que ce silence ne devienne inconfortable.

« Merci Nora, ça me flatte et... ça me touche énormément. »

J'essaie de sourire mais je sais que je ne suis pas convaincant, que celui-ci semble timide et hésitant.  Je commence à paniquer, je ne contrôle plus rien de ce qui arrive et tout s'embrouille dans ma tête. J'en ai presque les larmes aux yeux de me sentir si bête, si impuissant... Reprends toi Maxence, quelle crise tu es en train de nous faire là ? Je me sens juste tellement bizarre sous le regard de Nora, un regard qu'elle ne m'avait jamais adressé auparavant. J'essaie de le soutenir jusqu'à ce que mes yeux s'abaissent à nouveau vers ma guitare.

« Euh je... je vais jouer autre chose. »

Et voilà que je m'enfuis à travers la musique, ne pouvant plus affronter son visage, ses paroles, ses yeux qui pourtant m'attirent d'une force incommensurable. Et c'est Blackbird qui s'échappe de ma guitare, qui vient me libérer du surplus d'émotions que je ressens.

Si seulement j’arrivais à déchiffrer l’élan présent dans ma poitrine, tel un grand vertige. Comme si je me trouvais au bord du gouffre avant le grand saut, un saut vertigineux et pourtant sans risque. Car dans l’abysse, un filet de soutien m’attend, et si je ne parviens pas à le voir dans l’obscurité, je sais très bien qu’il s’y trouve. Cette perspective me pousse à aller de l’avant, sans toutefois me rassurer entièrement quant à mes chances. Mon cœur bat à toute allure, le sang grésillant à mes tempes alors qu’une immobilité surnaturelle me saisit, sans la moindre possibilité autre que celle de le scruter dans un silence béat qui aurait dû provoquer mon embarras. Or, je ne parviens plus à penser en instances adéquates, en éléments palpables compris par mes maigres connaissances du comportement humains. Mes pensées se sont dégradées de façon telle à n’y laisser qu’une bribe d’émotions confuses et doucereuses qui, inexorablement, m’attirent à lui, si bien que sans m’en rendre compte, mes épaules se dirigent à lui, à Maxence. Je me penche vers l’avant, sans savoir où ce chemin va me mener, bouleversée par cette distance pourtant raisonnable entre nos deux corps irradiant d’une énergie électrique qui me consume. Sans vraiment le réaliser, je me suis rapprochée de lui de plusieurs pas, mon genou frôlant la guitare à présent, alors qu’il entame une nouvelle chanson. Une mélodie que je reconnais cette fois.

Blackbird, une chanson des Beatles probablement moins connue de leur registre et qui pourtant m’a toujours énormément plu. Si beaucoup d’artistes m’échappent en musique, j’ai au moins quelques connaissances concernant ce groupe mythique, autant de chansons qui ont bercé mon adolescence. Et même encore aujourd’hui, j’arrive sans mal à reformuler les paroles dans mon esprit, et sans même m’en rendre compte, me mets à fredonner l’air à mon tour, détachant finalement mon regard du jeune homme, comme coupée dans un élan qui m’aurait mené en terrain inconnu. Je ferme les yeux en tâchant de me replacer, jusqu’au moment où je repère le début d’un couplet, que je me mets à chanter. On m’a dit à quelques reprises que je possède un certain talent dans ce domaine, sans vraiment parvenir à prendre ces compliments au sérieux. Il est vrai que ma voix a quelque chose d’agréable, de mélodieux et doux, sauf qu’elle hésite, bousculée de quelques tremblements hésitants dus à mon inexpérience plutôt que par timidité. Auprès de Maxence, et après le témoignage touchant de ses propres capacités musicales, je ne crains plus de m’ouvrir à lui, pas de cette façon.

«Blackbird singing in the dead of night
Take these sunken eyes and learn to see
All your life
You were only waiting for this moment to be free.»

Je souris. Cette chanson est teintée d’espoir, elle parle d’un oiseau qui aurait énormément souffert et qui souhaite à présent prendre son envol. J’affectionne particulièrement ce morceau, me surprenant souvent à me demander si je vivrai un jour une situation semblable à cet oiseau qui s’est brisé les ailes, si moi aussi je parviendrai à rejoindre le ciel. Je continue à chanter, bercée par la mélodie jouée par mon ami, m’appliquant et prenant une assurance qui stabilise quelque peu ma voix. Puis peu à peu, la chanson se meurt dans ses dernières notes empreintes de rêve.

«You were only waiting for this moment to arise.»

Oui, j’attends ce moment avec ferveur. Un peu plus chaque jour, j’ai le sentiment que ma rédemption est possible, et jamais autant que lorsque je me trouve en compagnie de Maxence. J’ouvre les yeux pour lui offrir un nouveau sourire, mon regard se perdant dans le sien alors que je scrute son visage. La sensation doucereuse au creux de mon ventre insiste, tout comme l’envie de me rapprocher. Je réalise avoir posé ma main contre son genou pendant la chanson, un geste qui aussitôt me tire de ma contemplation béate. Je retire vivement ma main en rougissant vivement, me reculant un peu en réalisant me trouver bien trop près de lui.

«Oups… P-pa-ardon, Max…»

Embarrassée, je me couvre le visage comme lors de mes intenses moments de gêne, en espérant que Maxence ne me tiendra pas rigueur de mon étrange comportement depuis que j’ai franchi sa porte.

C'est vraiment étrange ce qui se passe actuellement. Je me perd entre toutes ces émotions que je ressens et dans cette ambiance qui semble constamment changer. C'est une soirée vraiment différente de toutes celles que j'ai vécu auparavant. J'ai l'impression de vivre toutes les situations possibles, qu'elles soient embarrassantes, heureuses ou même bizarres. C'est comme si la présence de Nora déréglait totalement ma façon d'agir. Bien sûr je ne m'en plains pas, j'apprécie plus que tout sa compagnie et je suis très heureux de passer cette soirée avec elle. C'est juste que... Je ne sais pas, je ne suis pas habitué. Et l'insistance avec laquelle elle m'a regardé pendant et après mon interprétation m'a légèrement perturbé. Personne ne m'avait jamais fixé avec un tel regard et encore moins Nora. Cela m'a un peu stressé pendant que je jouais mais encore plus une fois le morceau terminé. Ce grand silence où je ne pouvais qu'être confronté à ses yeux m'a affolé et c'est pourquoi j'ai préféré enchaîné sur une autre musique malgré moi, ne pouvant pas regarder son visage plus longtemps. Je l'ai sentie se rapprocher de moi mais je n'ai pas osé la regarder faire, je sais juste qu'elle est maintenant plus proche et qu'elle m'écoute avec la plus grande attention.

Blackbird donc. C'est la première chanson en arpège que j'ai appris. Je me remémore ces moments passés dans ma chambre avec ma guitare acoustique sur la jambe, à répéter encore et encore le morceau pour réussir à le jouer parfaitement. Malgré le nombre de fois incalculable que je l'ai entendu, je ne m'en lasse toujours pas. Elle a beau être simple et répétitive à jouer, je ne m'ennuie pas, non. Rien qu'imaginer les paroles m'emporte ailleurs, je connais par cœur les moments où l'on peut entendre en fond l'oiseau de la musique. Et c'est à ce moment que je me rend compte que je n'imagine pas les paroles, car c'est une voix féminine que j'entends, une magnifique voix féminine. Surpris, je tourne la tête en direction de mon amie et découvre une nouvelle facette de Nora. Je ne décroche plus mon regard de son visage alors qu'elle entonne les paroles de la musique, à sa façon.

Elle ne m'avait jamais dit qu'elle savait chanter... Pendant quelques instants je reste là, à jouer machinalement les notes sans m'en préoccuper, hypnotisé par sa voix si douce, si harmonieuse. C'est alors que je souris et que je me détends, jouant de façon plus mélodieuse les notes. J'ai l'impression de n'entendre plus qu'elle, comme si tous les sons autours, même ceux de ma guitare s'étaient éteints. Nous continuons ainsi, le chant accompagnant les arpèges alors que nous découvrons les talents de l'un et de l'autre. Soudain, je sens une pression sur mon genou mais étrangement je... Je ne réagis presque pas. Certes, mon ventre se noue légèrement mais en interprétant comme ça un morceau avec elle, je n'ai pas envie de bouger ou d'en prendre compte. Je suis comme transporté par sa voix et la musique et me sens parfaitement à l'aise. Comme je me le disais tout à l'heure, c'est fou comme l'ambiance change du tout au tout. Et c'est enfin que la musique s'amenuise jusqu'à s'éteindre totalement. Je tourne mon visage vers le sien et la voit ouvrir les yeux puis me sourire, un sourire auquel je répond immédiatement. Le temps semble s'arrêter alors que nous nous dévisageons, comme si aucun mot ne pouvait correspondre à ce qui se passait actuellement. Des images que j'ai imaginé dans le magasin tout à l'heure me revienne et j'ai presque envie de... Je... Je sens que je me penche vers elle comme pour...

«Oups… P-pa-ardon, Max…»

Je reviens à moi et sens sa main s'échapper de ma jambe pour venir couvrir son visage. Le miens me brûle et s'empourpre alors que je me rends compte de ce que j'allais faire. Je n'en reviens pas, qu'est-ce qu'il m'a prit ? Je me recule aussi, plus doucement alors que mes yeux regardent dans le vide. Je suis pris d'un soubresaut et remonte mon regard vers le sien.

« N-Non, ce n'est rien, ne t'inquiète pas... »

Je la fixe maintenant avec admiration, me remémorant son chant quelques instants auparavant, avant que la situation m'échappe.

« Tu as une voix incroyable Nora, je ne savais pas que tu chantais. »

Dès que le dernier mot sort de ma bouche, j'entends toquer à la porte. Ce son me fait sursauter à nouveau, j'avais totalement oublié qu'on avait commandé japonais ! Le temps est passé à une vitesse...

« Euh tu... Tu peux aller t'installer à table, je vais ouvrir. »

Je m’enfuie du canapé en posant la guitare derrière moi pour me diriger vers la porte et ouvrir au livreur. Je récupère le sac contenant notre repas et après avoir payé, vais le déposer sur la table. Dans un grand silence, je sors les petites boites l'une après l'autre en repensant à tout à l'heure dans le salon... J'ai presque honte, comment aurait-elle réagi ? Tout s'est passé si vite, je n'ai juste pas pu contrôler les événements...

À cet instant troublé, une question tout autant troublante me traverse l’esprit : et alors? Et alors si nous sommes proches? Je me demande bien qui pourrait s’en scandaliser autre que nous-mêmes. Que lui, qui aurait pu se gêner de ce contact spontané, m’ayant prise moi-même par surprise lors de notre chanson. Un geste si naturel que ma violente embardée vient de briser dans un regret. J’ai l’amère sensation de venir de briser un moment important de notre histoire, sans arriver à interpréter ce sentiment. Je me trouve comme alourdie depuis que j’ai quitté ce contact intime entre nous, me sens affreusement déçue depuis que nous avons prudemment remis une distance adéquate entre nos deux corps dont l’attraction s’est en quelque sorte tarie après avoir atteint leur apogée. Et est-ce un mouvement vers l’avant que j’ai surpris chez lui à la toute fin de la mélodie? Je me demande si… Si… Il n’a quand même pas voulu me… Je… Non… C’est stupide, futile, complètement débile. Maxence m’a toujours grandement apprécié, mais jamais au monde il ne s’intéresserait à moi de cette façon. De toute façon ce n’est pas ce que je souhaite… si? Plus confuse que jamais, je me vois imposer une fois de plus l’image impossible de nos lèvres se frôlant avant de s’unir, ainsi que la sensation de plus en plus insistante au creux de mon estomac, ce gargouillement indéfinissable qui m’assaillit désormais au moindre de ses regards.

Sa voix me paraît, hésitante, après une certaine hésitation, pour venir m’excuser mon comportement. Mais comment excuser le sien? Comment ignorer ce que je crois avoir décelé? Je décide, probablement par prudence, ou par lâcheté, je décide avoir complètement imaginé ce que j’ai vu alors, probablement encore sous le charme de sa musique, ou plutôt de la nôtre, celle que nous avons mis au monde de par une symbiose créative qui m’en donne encore des frissons. À vrai dire, je ne veux plus chanter que pour lui. De faire entendre ma voix pour un autre musicien serait à mes yeux un véritable sacrilège, une trahison même, pour le moment que nous venons d’échanger. Je n’ose plus vraiment le regarder à présent, effrayée par tout ce que je ressens, tout ce qui est non-dit dans la situation, toutes ces questions laissées en suspens. Lorsqu’il me complimente, j’en suis à jouer nerveusement avec mes doigts, cherchant une issue à ce guet-apens dans lequel j’ai l’impression de nous avoir précipité. Je n’ai aucune explication à ce qui se produit en ce moment et je n’ai pas vraiment l’intention d’en chercher une. Je me contente de sourire un peu, le visage pâle maintenant que les rougeurs l’ont déserté. J’ai envie de le contredire, trouvant mon chant pas plus mélodieux qu’un autre, et pourtant il est sincère en se disant impressionné. Un peu gênée, j’hausse les épaules, juste au moment où on cogne à la porte. Surprise, je laisse m’échapper un petit cri, comme si on nous surprenait en train de faire quelque chose de mal.

Néanmoins, il s’agit simplement du livreur. Je me souviens brutalement d’à quel point j’ai faim et aide Maxence à préparer la table et sortir les boîtes, mon appétit ouvert grâce aux fumets exotiques qui s’échappent des boîtes. Je suis particulièrement fascinée par le sushi, un met que je n’ai jamais eu le loisir de goûter et dont j’ai commandé quelques sortes, en plus de nouilles légèrement épicées. Le tout accompagné de légumes et de bœuf tériya…quelque chose. Bref, tout me semble délicieux et nous nous installons dans la cuisine pour manger quand je réalise que de manger un plat comme celui-ci implique l’utilisation de baguettes.

«Hum… Max?»

Ma voix paraît aussi incertaine qu’un chaton ayant perdu sa mère.

«J’ai besoin de manger avec les baguettes? Parce qu’en fait je sais pas trop comment faire… Je sais je suis un boulet…»

Je récupère avec soulagement une fourchette et me mets à manger. Tout est absolument délicieux. Je mange et voracité, silencieuse par occupation bien plus que par gêne. Soudain je brise la quiétude de la cuisine pour dire :

«Je réalise qu’il y a encore plein de choses que je ne sais pas faire, c’est dingue… et un peu triste. Je ne sais pas me servir de mes baguettes, plonger, jouer d’un instrument, ou embrasser un garçon.»

Le dernier m’a échappé. Je le jure que je n’ai pas fait exprès. En rougissant violemment, je replonge dans mon assiette en souhaitant ne plus rien dire de toute la soirée. Sincèrement, il vaudrait mieux.