Feuille de Basilic (FINI)

De large stature, rare fut les fois où l’on rencontra un guérisseur d’un tel gabarit. Maintes gens obligeraient de bon corps à s’enrôler dans les rangs des guerriers et mettre à profit sa force. Loin d’être chétif, Feuille de Basilic aurait bien pu servir de bélier dans une bataille, ou de protecteur attitré. Cependant, le Clan des Étoiles, ou une autre entité quelconque, en avait décidé autrement. Le matou était affublé d’un bassin décalé, lui imposant alors une démarche claudicante, saccadée et laborieuse. Un malheureux événement lors d’une poursuite et une réception au sol mal calculée. Il ne pouvait courir et se déplacer sans créer un vacarme faisant fuir le gibier. Peu pratique, voyez-vous, pour traquer une proie ou bien filer un intrus. Parfois, des camarades lui lançaient quelques piques concernant sa drôle de démarche, mais il en faisait fi. Son imposante musculature, préservée malgré son statut de guérisseur, en dissuadait plus d’un. À cela s’ajoutait son regard vert-de-gris perçant, encadré d’une fourrure rase de poils noirs de corbeau. Ces prunelles, elles pouvaient aussi bien renfermer une bonté incommensurable qu’un désaccord appuyé. Ces yeux, ils étaient des fenêtres vers ses pensées et son âme. N’importe qui pouvait décrypter ce qu’ils montraient et ce, sans aucune difficulté. Après tout, avec une mâchoire tordue, ses sourires bienveillants terminaient irrévocablement en grimaces. Il posait alors problème pour savoir si Feuille de Basilic était joyeux ou en colère. Son expression naturelle ressemblait à quelque chose entre une face crispée et détendue. Voilà pourquoi on se référait souvent à ses yeux. Eux ne pouvaient mentir. À part ses deux anomalies, sa hanche et sa mâchoire, le matou noir était bien beau en apparence et ne laissait pas indifférentes celles qui passaient outre sa maxillaire inférieur. Avant sa nomination en tant que guérisseur, il aurait pu aimer sans limite. Dorénavant, celles qui s’approchaient seraient déçues par le célibat obligatoire de ces messagers des Étoiles. Feuille de Basilic, lui, le vivait bien et acceptait son physique contradictoire. Il avait dû deux ou trois fois, remettre les pendules à l’heure de quelques femelles s’amourachant de lui.

Feuille de Basilic était un mâle dévoué et attentionné. Même lorsqu’il avait passé quelques lunes chez les guerriers du Clan, ces deux traits de personnalité le caractérisaient à merveille. Il veillait toujours à ce que les besoins de ses consœurs et ses confrères soient respectées, et lors de combats, il était le premier à se jeter au chevet des blessés. Bizarre pour un guerrier? Non, pas pour lui. Sa stature avait choisi sa voie, un évènement avait choisi l’intersection de cette voie. Un fin stratège depuis son jeune âge, il préférait exécuter des attaques calculées et dont l’espérance de survie primait sur le nombre de morts. Normal, pour tout chat. Certes. Mais ce fut une préférence qui sauva bien des camarades dans ses quelques lunes de services. Loin de préférer la paix à la guerre, Feuille de Basilic ne se prononçait point sur ces deux options. Il croit  que la paix existe pour une raison, et que la guerre n’est pas à préférer. Cependant, il sait qu’une guerre, quelques soient les conséquences, était parfois l’unique option lors de délibérations. Il était du genre à émettre son opinion, mais à se soumettre aux décisions finales de son chef. Depuis son passage comme guérisseur, sa dévotion et sa loyauté s’étaient accrues. Des chats de sa trempe, avec un cœur donné entièrement à son Clan, c’étaient des joyaux. Lui, comme joyau précieux, avait choisi de soigner au lieu de terminer le trois quart de sa vie comme un poids mort. Lorsque des chats stressent, il les rassure. Feuille de Basilic avait ce petit quelque chose qui réussissait à faire sourire, à rendre heureux. Les mots lui manquent parfois, mais il en possède généralement assez pour apaiser les esprits tourmentés. Jovial et rassurant, vous trouverez toujours, en ce mâle de l’Ombre, quelqu’un à qui vous confier. Facile d’approche, il ne jugera point et gardera votre secret entre ses deux oreilles. Sauf si ledit secret contrevient au bien-être du Clan. À ce moment, la loyauté envers le Clan reprendra le dessus.

Feuille de Basilic n’était point un de ces chats avec une histoire palpitante de rebondissements, de problèmes familiaux continuels et de péripéties inhabituelles. Son histoire était banale en maints points.

Fils de Fleur de Sauge et de Regard Perçant, guerrière et guerrier de l’Ombre, eux-mêmes enfants de parents de l’Ombre, il n’y avait pas plus pur-sang que leur lignée. Ils aimaient leur Clan, ils vivaient pour leur Clan et ils mourraient pour leur Clan. L’arrivée d’une ribambelle de chatons dans leur vie les emplit de bonheur. Fleur de Sauge, après plusieurs tentatives, pensaient être stérile, mais ses six chatons lui prouvèrent le contraire. Sa grossesse se passa sans encombre, et soutenue moralement et physiquement par son compagnon, la reine tigrée brune vécut les plus beaux moments de sa vie. Regard Perçant, aussi heureux que son amour, la couva d’un œil protecteur. Le jour de la mise-bas, ce fut le matou d’ébène qui remarqua son malaise et sa difficulté à réprimer des gémissements. C’est lui qui l’obligea à aller retrouver le guérisseur. En vrai chevalier servant, il resta à ses côtés toutes les heures du travail. Dans la force de l’âge, Fleur de Sauge n’eut aucune complication, et ses six petits pointèrent le bout de leur museau peu de temps après ses premières douleurs. Le premier fut un petit costaud noir, le protagoniste de cette histoire. Petit Basilic. Vinrent ensuite Petite Coriandre, Petite Rose, Petite Pensée, Petit Hêtre et Petit Bouleau. En ordre, ceux-ci était respectivement : tigrée brune, écaille-de-tortue, tigrée brune, noir et blanc, et finalement, noir. C’était une fort belle soirée d’été, et les deux parents avaient les larmes aux yeux, attendris devant le spectacle de vigoureux chatons tétant le lait de leur mère. Depuis cette portée, malheureusement, Fleur de Sauge  n’eut plus aucun chaton. Ce fut la première et dernière fois qu’elle donna la vie, mais les deux amoureux étaient sereins. Ils avaient eu six beaux chatons et ils remercièrent le Clan des Étoiles à chaque nouveau jour.

D’entre tous leurs petits, Petit Basilic fut le plus curieux et le plus joueur. Sachant pertinemment les règles du Clan, la boule de poils noirs les respecta toujours. Il inventait des jeux, il se promenait la queue bien haute à travers le camp et posait maintes questions à ses aînés. Loin d’être fatiguant, les guerriers et les anciens le trouvaient totalement adorable et lui promettaient un bel avenir. Cela le flattait, mais Petit Basilic n’avait pas encore une notion assez développé de l’avenir pour s’en préoccuper. Il préférait renifler les plantes, se batailler avec ses frères et sœurs qui, à eux seuls, remplissaient la moitié de la pouponnière. Le chaton aimait se blottir contre sa mère et l’écouter lui raconter des histoires. Il aimait aussi jouer avec son père, car il gagnait toujours contre lui et après chaque combat, il lui disait avec cet étincelle au fond de son regard bleu : « Tu deviens plus fort de jour en jour mon fils! » Il passait ensuite le restant de son temps à rêver. De tout et de rien. Petit Basilic eut une enfance paisible, parsemé par-ci et par-là de quelques anicroches avec son frangin Petit Bouleau et ce, pour des pacotilles. Les deux jeunes se cherchaient continuellement des noises et pourtant, ils finissaient toujours blottis l’un contre l’autre dans la pouponnière. Ah la jeunesse, elle avait ses propres mystères.

Lorsqu’il passa apprenti, Nuage de Basilic inspirait déjà la bonté. Dévoué, Fleur de Sauge et Regard Perçant le regardait de loin avec des sourires aux lèvres. Vieillissant, ils ne cessaient d’apprécier la présence de leur progéniture. De tous les petits, Nuage de Basilic commençait à ressembler de plus en plus à son père. Outre ses yeux verts et non bleus, sa carrure s’affirmait, ses muscles se développaient et ses techniques se peaufinaient. Il arborait aussi le même caractère que son père. Il se jetait corps et âme dans son apprentissage et progressait rapidement, plus rapidement que ses frères et sœurs. Son mentor, Espoir du Matin, une chatte blanche, le faisait travailler aussi des premières lueurs du jour aux dernières. Nuage de Basilic pouvait parfois protester, mais il se pliait aux décisions de son aînée. Et il avait pris goût à la sensation de la fatigue. Une fatigue revigorante, comme il la surnommait. Cette fatigue, c’était celle qu’on ressentait après avoir effectuée une tâche admirable, une bonne action, un effort portant ses fruits. Le jeunot, donc, progressa rapidement et fut le premier de la portée à monter en grade. Les cinq autres suivirent, où des rumeurs avaient couru que Nuage d’Hêtres  deviendrait apprenti-guérisseur. Elles furent réfutées et le frangin noir et blanc passa guerrier aussi.

Jeune guerrier, Feuille de Basilic était enthousiaste et tout sourire. Accueillant, il ne rejetait personne et appréciait passer du temps avec ses consœurs et confrères. Les patrouilles n’étaient point une corvée, mais bien du bon temps à déguster. Il s’acquittait de ses responsabilités et souvent, mélangeait l’utile à l’agréable. Il faisait des blagues, détendait l’atmosphère. Très tôt, il se lia d’amitié avec une guerrière un tantinet plus âgée de quelques lunes. Parfum de l’Ouest, il lui portait une attention toute particulière, et elle, tout autant. Il faut dire quand grandissant et avec un entraînement aussi intense que le sien, Feuille de Basilic avait développé une physionomie avantageuse. Grand et fait entièrement de muscles, son sourire avenant rayonnant sur son visage, la femelle blanche avait vite tombé sous ses charmes. Loin de s’en douter, le matou noir agit toujours naturellement autour d’elle. Lors des batailles, il était le premier au côté de Parfum de l’Ouest, son regard d’émeraude inquiet et attentionné. Ni tenant plus, ce fut à la fin d’une patrouille de territoire que la guerrière lui dit combien elle l’aimait. Et lui, étranger dans le domaine de l’amour, resta muet quelques secondes. La pauvre Parfum de l’Ouest allait déguerpir lorsque Feuille de Basilic rétorqua : « Un poltron comme moi avec toi? Peut-être que je m’y ferai, ravissante intrépide. » Il était parti dans un grand rire et le reste de la nuit s’était déroulée dans la protection des ombres d’un arbuste. Oh quelle nuit d’amour ils eurent!

Fleur de Sauge et Regard Perçant remarquèrent le changement radical dans le comportement de leur fils. Plus à l’écoute que jamais, plus attentionnée que le plus attentionné, leur fils se trouvait en la présence continuelle de la douce Parfum de l’Ouest. Leurs yeux ne se quittaient jamais, leurs épaules se frôlaient et leurs têtes penchaient l’une vers l’autre. Tels deux aimants, les parents avaient parié qu’ils étaient amants. Pendant que leurs enfants enchaînaient peine d’amour sur peine d’amour ou endurait plus ou moins le célibat, leur Feuille de Basilic expérimentait son premier amour. Ces deux-là n’ayant rien rendu officiel, le père et la mère s’abstenaient de faire des remarques taquines. Ils voyaient clairement que leur fils aîné était aux anges, et heureux ils étaient. Dans leur âge vieillissant et proche d’entrer chez les anciens, la féline tigrée brune et le matou d’ébène admirait la nature faire son œuvre. Ils étaient des parents comblés.

Quelque temps après la déclaration de Parfum de l’Ouest, celle-ci attendait déjà des petits. Feuille de Basilic, fou amoureux de sa belle, en eut les larmes aux yeux. Il redoubla d’attention, de petites pensées et de mots doux. Les deux tourtereaux vivaient un parfait bonheur qui était rendu publique au sein du Clan. Les chats de l’Ombre se réjouissaient déjà du nouveau sang qu’apporterait la portée de ce couple de guerriers sains et aguerris. Chaque nuit, les amoureux se blottissaient l’un contre l’autre et Feuille de Basilic enfouissait son museau contre le ventre de sa belle. Ensuite, il parlait à ses futurs chatons, ce qui faisait rire sa dulcinée. Le sourire du mâle, avant toujours permanent, était dorénavant plus rayonnant que jamais. Un sourire serait déformé définitivement.

Ce fut lors d’une journée froide de la saison blanche. La grossesse de Parfum de l’Ouest tirait à sa fin et son ventre avait pris du volume, et elle sentait les chatons bouger en elle. Cela la faisait frémir d’anticipation et d’amour. Les moments qu’elle passait avec Feuille de Basilic l’apaisaient et l’empêchait souvent de penser à la mise-bas, aux futures douleurs qui lui vrilleraient les entrailles. Tout se déroulait comme prévu, même si quelques jours par-ci par-là, elle devait se priver de nourriture à cause de la réserve vide. Il n’y avait aucune complication et leur amour ne cessait de grandir. Allongée dans la pouponnière, les paupières closes, elle attendait le retour de la patrouille matinale afin de retrouver son compagnon. Sans sa présence, elle craignait que les contractions surviennent en son absence. Le calme régnait. Soudainement, un cri d’alerte s’éleva à l’extrémité du camp. Un cri d’aide, un cri appelant le guérisseur. Les oreilles dressées, Parfum de l’Ouest sentait déjà l’effluve du sang jusqu’à ses narines. Ils avaient rencontré des problèmes. Elle se leva et pointa son museau dans l’air froid et frigorifiant. Ses prunelles tombèrent immédiatement sur une forme noire au visage ensanglanté, déformé, et soutenue par deux confrères. À peine conscient, Feuille de Basilic gémissait péniblement. Il était méconnaissable.
« Feuille de Basilic! » cria la reine.

Les deux guerriers le soutenant, eux aussi couverts de blessures, se tassèrent et lui laissa de l’espace. Un alla chercher le guérisseur, l’autre s’occupa de garder un cercle dégagé autour du souffrant, car les curieux commençaient à se masser et à murmurer. Dans un brouillard, dans la morsure du vent, le matou noir peinait à garder ses yeux ouverts. Il n’arrivait plus proférer un seul mot. Des ombres se penchaient au-dessus de lui, il entendait des voix lointaines, il souffrait le martyr. Ce renard ne l’avait pas manqué, mais il avait bien fallu quelqu’un pour débuter l’attaque. Et comme à son habitude, Feuille de Basilic avait agi comme une sorte de bélier. La souffrance lui vrillait la mâchoire, la douleur l’élançait sporadiquement. Il sentait une odeur familière, des odeurs familières. Il n’arrivait pas à les identifier. Ça faisait si mal, trop mal. Il n’en pouvait plus. La noirceur réconfortante de l’inconscience l’enveloppa alors que les larmes de Parfum de l’Ouest s’écrasaient sur sa fourrure.

Il s’avéra que le guerrier garderait une mâchoire tordue pour le restant de ses jours. Feuille de Basilic était resté inconscient durant une bonne semaine au cours de laquelle sa compagne ne quitta aucunement son chevet, son anxiété augmentant à chaque heure où il ne s’éveillait pas. Les parents du blessé avaient dû nourrir de force la belle, qui se serait laissée mourir de faim et ce, malgré ses petits. La deuxième semaine, le matou la passa étendu encore dans la tanière du guérisseur, à sortir et à retourner dans les vapes. On le nourrissait tel un chaton, on lui apposait des cataplasmes, on lui faisait ingurgiter des graines de pavot à toute heure du jour. Il lui était impossible de parler, et les quelques heures qu’il passait éveiller, c’était pour fixer un point dans la roche, ou sentir l’effluve de sa compagne. Il n’arrivait toujours pas à se concentrer pour comprendre les conversations, mais le pauvre appréciait la présence de son douce. Quant à elle, elle avait commencé à ressentir des douleurs au ventre. Généralement, elles duraient quelques heures le matin et s’estompaient tranquillement, avant de revenir le lendemain matin. Lorsque cela se produisait, Parfum de l’Ouest préférait se retirer dans un coin du camp enneigé. Elle ne voulait pas imposer son fardeau à Feuille de Basilic. Elle ne voulait pas qu’il aperçoive sa face crispée par la douleur. Ce fut dans la troisième semaine de convalescence du guerrier que la reine mit au monde deux chatons et un mort-né. Cela avait été ardu, l’absence du chat noir paniquant la reine, mais elle y avait survécu. Obligée de rester avec ses deux chatonnes, Petite Racine et Petite Aurore, Parfum de l’Ouest ne put annoncer la nouvelle à son compagnon. Celui n’apprit la nouvelle que dans sa quatrième semaine, le guérisseur l’ayant laissé libre de vagabonder dans le camp et l’ayant informé de la situation de sa dulcinée. Incapable encore d’utiliser correctement son maxillaire inférieur, Feuille de Basilic se contenta de pleurer sa joie en silence. Même sans son beau sourire, on pouvait clairement remarquer qu’il était heureux.

À trente lunes, la mâchoire tordue. À quarante lunes, il perdit l’usage correct de ses pattes arrière. Dix lunes qu’il avait vécu avec des remarques taquines sur son sourire déformé, que ses enfants étaient nées. Ses frères et sœurs avaient tous une famille et ses parents étaient dorénavant chez les anciens et ils se donnaient à cœur joie de prendre soin de leurs petits-enfants. Feuille de Basilic recommençait à vivre normalement sans des douleurs aux mâchoires. Il pouvait chasser et manger normalement. Ses yeux souriaient à la place de sa bouche. La vie est remplie de secrets. Ce fut pour cette raison qu’elle imposa une nouvelle épreuve au costaud guerrier. Lors d’une patrouille, c’est une branche traîtresse qui céda sous son poids et qui l’empêcha de se réceptionner correctement. Par chance, Parfum de l’Ouest était présente avec d’autres guerriers qui le hissèrent sur leur dos en tentant vainement d’ignorer les hurlements d’agonie. Les deux pattes postérieures fracturées à plusieurs endroits, il endura l’enfer. Durant presque deux lunes, il ne put bouger un poil. Il ne put se dégourdir les pattes sans crier au meurtre. Alors, durant deux lunes, il discuta avec le guérisseur, s’instruisit sur les plantes médicinales et ce, par pur intérêt. Sa compagne lui apportait soutien, mais Feuille de Basilic la voyait s’éloigner. Il ne saurait dire pourquoi, mais quelque chose n’allait pas.

Ce ne fut que lorsqu’il tenta de marcher correctement que le guérisseur lui annonça son état de santé. Le matou noir ne marcherait plus jamais normalement. Les os s’étaient mal ressoudés, sa démarche serait claudicante. La course lui serait dorénavant impossible. Étrangement, la nouvelle ne lui fit ni chaud ni froid. Ces deux lunes passées, l’indéniable avait su se frayer un chemin jusqu’au subconscient. Feuille de Basilic s’était fait à l’idée, même s’il avait espéré retrouver l’usage de ses pattes arrière. Sa vie en tant que guerrier, sa réputation de massif combattant venait de se briser en mille morceaux et pourtant, sa mâchoire tordue arborait un maigre sourire. Il avait toujours sa belle, ses enfants et son Clan. Il était toujours vivant. S’il était vivant, c’était que le Clan des Étoiles lui réservait un destin tout autre. Il avait goûté à la vie de guerrier, pourquoi pas celle de guérisseur? Il ne serait qu’un boulet, sans son statut de combattant. Soigneur, il pourrait sauver des vies autrement. Il pourrait apporter une aide plus fructueuse qu’un guerrier handicapé. Il avait su connaître les bases de cet art durant sa deuxième convalescence… Il discuta avec le guérisseur et par la suite, son chef, et la décision fut prise.

S’approchant de sa compagne avec sa démarche claudicante, il alla se frotter contre Parfum de l’Ouest. Elle ne frémit pas à son contact. Ses prunelles si éblouissantes versaient des larmes.

- Qu'y a-t-il ma chérie? murmura le grand matou.
Elle n’osa le fixer.

- Le Clan tout entier dit que tu suivras une formation de guérisseur, Feuille de Basilic.

Bien entendu, les nouvelles circulaient vite chez l’Ombre. Peu surpris, il lui lécha une joue.

- Et quel problème y aurait-il? Je ne te perdrais pas, c’est l’essentiel. Et ton compagnon ne serait pas un fardeau pour le Clan. Ne pleure pas, sèche tes larmes, ma douce.

Les larmes ne firent que redoublées.

- Justement, voilà le problème! Un guérisseur ne peut avoir de compagne, triple idiot! Il doit aimer son Clan, point une personne. Et toi, tu me laisserais avec tes chatons! Tu n’as pas le droit. Tu n’aurais pas le droit.

Ce qu’elle insinuait… Nuage de Racines et Nuage d’Aurore n’étaient plus chatonnes, mais apprenties. Elle attendait d’autres chatons, ses chatons? Et comment avait-il pu oublier la loi du célibat. Comment. Mais, elle ne pouvait pas… Elle le lui aurait dit plus tôt. Il l’aurait remarqué. Il la détailla, observa son ventre. Effectivement, sous la longue fourrure blanche, un ventre rebondi se détaillait. Un ventre significatif d’une fin de grossesse.

- Quand…?

Son regard vert exprimait l’inquiétude. Les larmes continuaient à couler abondamment sur la figure de Parfum de l’Ouest. Elles coulaient, coulaient.

- Quelques jours avant ton accident. Je voulais te le dire, mais les évènements ont été contre moi… Je ne voulais pas te distraire de ta réhabilitation…

- Tu aurais dû me le dire. Tu me connais, nous aurions pu vivre ça ensemble. Une deuxième fois, Parfum de l’Ouest.

- Je te connais aussi pour savoir qu’à la minute où tu saurais que tu ne pourrais plus être guerrier, tu vouerais ton âme au Clan. Tu as un cœur trop grand, mon Feuille de Basilic.

- Mais je t’aime…

- Et tu aimes le Clan. Je te rendrai la tâche plus facile en le quittant à l’aube, tu ne vivras pas en me voyant chaque jour.

Non, non, non. Elle ne pouvait pas. Elle attendait leurs petits. Et deux filles, elles? Non, non, non. Feuille de Basilic recula d’un pas saccadé, scruta les prunelles de sa belle. Elle était sérieuse. Totalement et complètement sérieuse derrière ce voile de larmes.

Le lendemain, Parfum de l’Ouest partait loin, très loin. Le lendemain, Feuille de Basilic pleurait, blotti contre sa mère. Le lendemain, il se rendait à la Pierre de Lune et partageait son chagrin avec les Étoiles en compagnie de son second mentor. Nuage de Racines et Nuage d’Aurore avaient suivi leur mère, ne laissant à leur père qu’un profond vide au fond du cœur. À quarante lunes, il avait la mâchoire tordue, les pattes postérieures déformées et plus de compagne ni de filles.

Ce vide resta à jamais graver en lui. Durant son apprentissage jusqu’au jour où il devint lui-même guérisseur. Et le vide y est encore. Pourtant, avec ses frères et sœurs, avec ses vieux parents, avec son Clan, il réussit à rester positif. C’était dans sa nature. S’occuper des gens le rendait heureux. Alors, le vide se remplissait tranquillement et sûrement. Il avait vécu de belles années avec Parfum de l’Ouest, peut-être qu’il la reverrait. Peut-être. Pour le moment, il blaguait avec ses patients, taquinait Esprit d’Hêtre avec son statut de guérisseur, lui rappelant les rumeurs dans leur jeunesse que ce serait le noir et blanc qui le serait, et non l’aîné prometteur.

À soixante lunes, il était un fier guérisseur, rieur, joyeux et chaleureux. Un guérisseur au passé de guerrier.

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