Mythe Sylvestre

Lune 1208

Beaucoup de félins détestaient l’hiver, avec son air glacé et piquant, son gel, les grondements des ventres affamés, les humeurs renfermées. Certains allaient même jusqu’à chercher à rester confortablement à l’abri des tanières de roseaux, peu  enclins à aller se mouiller les coussinets dans la neige ou sur la glace. Mais ce n’était pas le cas de Mythe Sylvestre, au contraire. Il aimait l’hiver et son calme plat, la neige qui engourdissait le sol et assourdissait le monde, l’immobilité, le silence. Il se surprenait parfois à s’arrêter ainsi devant le monde désert et blanc, à le parcourir du regard, et à sourire. C’était comme si le monde la tranquillité qui s’était emprise du monde étreignait également son cœur qui enfin s’apaisait.

C’était donc de bonne volonté qu’il s’était levé de bonheur ce matin là. Il avait neigé pendant la nuit, et il marchait d’un pas souple dans la poudreuse fraîche, prenant plaisir à marquer pas à pas la couverture immaculée de ses empreintes. Il s’était dirigé vers la rive de ce pas nonchalant qui ne lui ressemblait pas, lui qui semblait toujours guindé, pressé ou au contraire peu sûr de lui. Mais c’était l’effet que lui faisait ce matin clair et sec. Il avait dans l’idée d’aller tenter sa chance à la pêche, là où il est certain que l’eau ne sera pas gelée, près de là où la rivière se jette dans la mer. Près de cette endroit, les rives vallonées d’herbes vertes et de pierres plates laissent place à davantage de roches, galets coquillages et amas de mystérieux objets échoués. Mythe Sylvestre s’approche avec prudence de l’eau vive, soucieux de ne pas brusquer la tranquillité des lieux par une mauvaise glissade, ses yeux concentrés sur là où il pose ses pattes. C’est sûrement à cause de cela qu’il ne voit pas le félin qui se tient de l’autre côté. Il sursaute en glapissant lorsqu’un bruissement lui révèle qu’il n’est pas seul.

Son cœur se serra, déjà parce qu’il vient sûrement de se ridiculiser, et ensuite parce que sa matinée de tranquillité hivernale est gâchée à présent. Lui qui avait pourtant tout calculé pour éviter tout pile la patrouille de l’aube mais sortir avant même les plus hâtifs… Voilà que tout s’envolait en fumée. Qui pourrait bien être là ? Il a d’abord du mal à déceler d’identité de l’autre en relevant les yeux. C’était bien le seul problème de l’hiver : la luminosité, blanche et agressive, qui faisait tout étinceler devant lui et l’obligeait à plisser les yeux pour ne pas être aveuglé. Mais il fini très vite par la reconnaître, le pelage bicolore et les yeux verts pétillants.

« Légende Guerrière, que fais-tu déjà debout ? »

Pour le coup, il ne s’attendait pas vraiment à tomber sur sa sœur ici, mais ça le rassure, de ne pas tomber nez à nez avec quelqu’un qu’il n’aurait eu aucune envie de côtoyer de si bon matin. Si c’est elle, il n’y a aucun problème ! Ca lui donne même une idée, une nouvelle opportunité de faire de cette journée quelque chose d’encore différent.

« Je m’apprêtais à profiter du calme pour pêcher un peu, mais puisque tu es là, que dirais tu… de chasser ? »

Et il ne parle pas de n’importe quelle chasse. Il s’agit de leur petit jeu, la réminiscence de leur enfance encore si proche. La chasse au ragondin. Mythe Sylvestre est des plus sérieux à ce propos, il en est sûr, un jour, ils ramèneront un ragondin au camp, et personne ne ressentira de faim pendant des jours et des jours. Et aujourd’hui, il le sent, c’est peut-être le bon jour. Ils n’ont encore jamais tenté leur chance en hiver, trop occupés ces dernières lunes par les préoccupations guerrières du clan. A vrai dire, maintenant qu’il y pense, cela fait quelque temps que lui et sa sœur n’ont partagé de vrais longs moments ensembles, rien que tous les deux. Finalement, qu’est ce qu’il est heureux qu’ils se soient tombés dessus.

En quelques foulées, envoyant autour d’elle des gerbes d’eau glacée qui explosaient en gouttes lumineuses, Légende Guerrière l’avait rejoint. Il eut un mouvement de recul involontaire alors qu’elle s’approchait pour lui donner un coup de langue sur le front, mais s’abandonna finalement à cet acte qu’il savait affectif. Il restait simplement souvent surpris et désarmé devant un contact aussi impulsif, mais venant de sa soeur il ne pouvait que finir par s’y habituer.

« Salut Mythe ! Je me suis dit qu'une petite patrouille dans le coin ferait pas de mal, j'avais envie de voir où est-ce que la rivière a gelé ! »

Gelé ? Qu’est ce qu’elle voulait bien faire avec le gel ? Le matou n’eut pas le temps de poser les questions qui avaient éclatées dans son esprit, elle avait déjà renchéri et il fut distrait par la perspective de la chasse qui se profilait à présent. Il avait regardé d’un air inquisiteur sa frangine, incertain de si elle allait accepter, tentant déjà de contrer la déception qui s’abatterait sur lui si elle préférait les rivières gelées à la chasse au ragondin. Mais tant pis, ils avaient tout le temps du monde, elle avait sûrement mieux à faire, il pourrait le lui reproposer un autre jour-

« Tu sais bien que je dirai jamais non à une telle occasion ! Bon alors, par où on commence, t'as des idées ? »

Que- quoi, elle avait accepté ? Cette fois-ci c’est lui qui laissa échapper un sourire soulagé et plein d’anticipation, alors c’était parti, il la regardait sautiller avec entrain, tout fier d’avoir proposé quelque chose qui la rende aussi intéressée, peut-être qu’il pouvait réussir à ne pas être trop ennuyant s’il s’appliquait.

« Tu penses qu'ils font leur nid le long des rivières ? Ça pourrait être un bon endroit où commencer à chercher, voir si y'a pas quelques traces dans le coin ! »

Il ascquiesca d’un geste de la tête, toujours souriant, autant qu’ils se mettent en mouvement dès maintenant. Son cerveau moulinait dans le même temps, des ragondins, ça vivait dans l’eau mais dans des sortes de tanières, comme eux le faisait non ? Dans quoi étaient donc leurs tanières ?

« Alors, est-ce qu’on cherche euh, une sorte de camp de ragondins ? »

Il l’imagina, un îlot rempli d’une trentaine de ragondins. Peut-être pas la meilleure des idées considérant qu’ils n’étaient que deux non ? Enfin, rien ne lui faisait peur avec Légende Guerrière, mais quand même. La tête penchée vers le sol, il reniflait la berge en tenant de reconnaître une odeur qui pourrait appartenir à l’un de ces gros rongeurs qu’il n’avait jamais vu que de loin… et pas dernièrement.

« Tu crois que ça hiberne ces trucs là ? »

Il ne savait pas s’il aimerait, tuer un truc endormi c’était plus simple mais il rechignait un peu à l’idée de voler une vie aussi facilement, et était encore moins sûre que c’était l’idée qu’avait Légende d’une chasse épique. Une légère panique s’insinuait en lui. Mais ce n’était pas grave, il pouvait juste profiter du moment pour l’instant ! Ah oui, voilà, il venait de se rappeler de sa question.

« Et euh, pourquoi tu cherchais des endroits de rivière gelée ? D’habitude on cherche plutôt l’inverse, pour pêcher. »

Demande t-il innocement en levant ses yeux vers elle.

Elle est passée devant lui, emportée par l’élan et l’enthousiasme qui la caractérise, Mythe Sylvestre lui comme à son habitude est un peu plus en retrait, les yeux grands ouverts, buvant ses paroles comme si elle avait la science infuse. Il s’imagine un énorme camp de jonc tressé grouillant de ragondins, oui, elle a raison, ça ne doit pas être bien compliqué à trouver ! Mais des joncs et des ronces ça suffit pour des chats comme eux, est-ce que vraiment ainsi que des bêtes deux fois plus grosses qu’eux construisent leurs nids ? Il est prit de doutes, et ça ne s’arrange pas lorsqu’elle elle admet que si ça se trouve, les grosses bêtes hibernent en effet. Mais il est rassuré de voir qu’elle n’a pas l’air de se démonter, c’est bien Légende ça, oui c’est vrai qu’ils peuvent commencer par chercher leurs nids, ils verront bien après !

Elle est finalement descendue de son perchoir à la dernière question, ses yeux brillants tandis qu’elle lui parle avec admiration de son envie de découvrir la glace. Lui n’a jamais vu cette couche d’eau solide et froide autrement que comme un potentiel danger, avec les risques de glissade, de noyade en étant coincé en dessous, et puis ça leur compliquait quand même énormément la vie lors de la saison froide pour pêcher, il entendait d’ailleurs son ventre gargouiller, il s’était privé de repas depuis la veille au soir car le tas de nourriture du clan n’était pas au beau fixe. Mais il est captivé par l’enthousiasme de sa sœur, ouvrant de grands yeux admirateur tandis qu’elle lui décrit ce qu’elle voit dans cette glace, peut-être la regardera t-il avec des yeux différents à présent, amusé en imaginant Légende Guerrière y faire toute sorte d’acrobaties.

Mais soudainement elle s’est interrompue, un bruit sourd derrière eux, comme un chat peu discret qui aurait marché sur une grosse brindille, instinctivement Mythe Sylvestre s’est aplati sur le sol, s’assurant qu’ils étaient tous deux bien dissimulés à l’abri des roseaux. Elle lui fait silencieusement signe de sauter à son signal, dans l’espoir qu’il s’agisse d’un ragondin, ça serait trop beau quand même ! Sans qu’il n’ait le temps de réfléchir, un, deux, trois… Et les voilà passés par dessus les plantes, toutes griffes sorties Mythe atterri avec un bruit sourd et fait volte face pour se retrouver devant l’animal au plus vite, prêt à attaquer le possible ragondin.

« C’est un rat- pas gondin !! »

Fait-il avec surprise, son regard croisant les petits yeux hargneux de l’animal qui semble très surpris d’être dérangé dans sa baignade dans les galets du delta, il a fait mine se s’enfuir mais s’est ravisé, se dirigeant vers les deux félins, ses petites dents prêtes à d’enfoncer dans leur chair.

« Attention ! »

Miaule Mythe Sylvestre, concentré sur le rat il n’avait aucune conscience précise de la position de sa sœur, toutes griffes sorties il s’attaqua au petit mammifère, rechignant néanmoins à planter ses crocs dans le pelage gris de la bête.

Mythe Sylvestre s’était élancé sans attendre sa soeur vers la bête, avec dans l’idée de le plaquer au sol et d’en finir vite mais celle-ci se débattait bien plus que prévu. En plus de cela, il n’avait pas très envie de plonger tête la première pour mordre le rongeur à la jugulaire. Pas forcément que tuer la créature ne lui fasse froid dans le dos, voilà bien longtemps qu’il s’était désensibilisé à donner la mort aux animaux plus petits que lui. Il se disait que c’était le cycle de la vie, faisait le vide sans son esprit, respirait un bon coup et c’en était vide terminé à chaque fois. Mais le pelage gras et glissant et l’odeur nauséabonde du rongeur ne l’inspirait pas tellement, et c’était sans compter les dents qui claquaient rageusement alors que l’animal se contorsionnait pour échapper à ses griffes. Il n’avait pas très envie de mettre sa tête à portée des incisives jaunes du rat.

Heureusement, Légende prouva encore une fois sa rapidité d’esprit et d’adaptabilité à la situation en mordant la queue du rongeur, celui-ci réussi à se retourner malgré les griffes de Mythe qui tentait de le maintenir au sol.

L’animal menaçait à présent sa soeur dont les paroles secouèrent le guerrier riveux comme un choc électrique. Pas le choix à présent, autant que ça le répugnait il n’allait plus hésiter, il sauta cette fois-ci de tout son poids sur l’énorme rongeur, le retournant et l’immobilisant pour de bon avec l’aide de sa soeur avant de plonger vers sa gorge pour l’achever une bonne fois pour toute en mordant dans sa jugulaire.

S’il pouvait bien supporter de faire ça, le goût du sang qui lui maculait les babines était du plus dérengeant. Il ne comprenait même pas comment les autres clans pouvait aimer avoir du poil dans la gueule et le fumet particulier des proies terrestres face au goût exquis du poisson, mais le rat c’était encore autre chose. Après avoir vérifié que la bête était bien morte et avoir tiré au coeur devant l’image de ses yeux perdant la vie, il s’en alla se nettoyer dans le delta. Des plaques de glaces se formaient ici et là sur les graviers et le peu d’eau qui n’était pas gelée était particulièrement glaciale, malgré ses poils épais et lisses qui formaient une couche presque étanche sur laquelle l’eau glissait il en frissonnait en se passant de l’eau sur le museau pour se nettoyer.

C’est en remontant vers Légende Guerrière qu’il s’arrêta soudainement, ses yeux figés sur une trace étrange sur le sol.

« Lé-légende, vi-viens voir ! »

Ses crocs s’entrechoquaient alors qu’il claquait des dents, ce qui ne facilitait pas ses prises de paroles. Il attendit que sa soeur fasse son apparition à ses côté pour passer sa patte sur le sol solidifié par le froid, entre les galets la terre apparaît et sur celle-ci des empreintes se détache nettement, celle d’une créature aux quatre pattes dotée de sortes de longs doigts. Celle-ci avait dû vagabonder sur la berge lorsque le sol était encore meuble et tout avait ensuite gelé par dessus, laissant les traces intactes. Mythe Sylvestre relève des yeux brillants vers sa soeur, guettant sa réaction.

« Tu penses que c’en est un de ragondin ? »

Ce qui est sûre c’est que l’empreinte ne ressemble en rien à celle d’un chat, et les empreintes sont bien trop profondes pour être laissées par un rat. Peut-être que s’ils remontent en la suivant, ils pourraient trouver d’autres traces, tomber sur un nid ? Oui, le riveux reprend l’espoir un peu retombé avec la rencontre du rat, ils vont finir par les trouver ces animaux !

« Qu’est ce que tu en dis ? On va voir ? »

Le guerrier s’était recroquevillé instinctivement derrière les roseaux devant le spectacle désigné par sa sœur. Il ne s’était pas imaginé tomber sur deux de ces créatures de légende d’un coup !! C’est qu’ils étaient sacrément gros, quand même, ces drôles d’animaux. Est-ce qu’ils n’avaient pas les yeux plus gros que le ventre ? Est-ce que les ragondins savaient se servir de leurs grandes incisives jaunes ? Est-ce qu’on était bien sûr que ça ne mangeait pas de chats, ces trucs-là ? Il ne savait plus trop s’ils ne risquaient pas de devenir les proies lors de la chasse, à présent.

« Hey Mythe, on fait quoi ? On en choppe un ? »

Un peu sonné par la vision et par la question de sa sœur, Mythe Sylvestre tourna la tête vers elle d’un air un peu inquiet. Mince alors, est-ce qu’elle aussi était prise d’hésitation ? La même Légende toujours si courageuse et volontaire, qui se précipitait sans jamais ciller au-devant du danger ? Elle qui avait suivi la trace en semblant mourir d’impatience lorsqu’il lui avait signalé l’empreinte ? Le félin gris ne se souvenait même pas de l’avoir déjà vue trembler, même dans un cauchemar. Alors ne pas la voir immédiatement courir après les ragondins, ça lui donnait envie de reculer, de s’enfuir en courant même.

Mais il y avait ses paroles, « t’as géré Mythe ! », qui avaient résonnées à ses oreilles plus tôt alors qu’ils avaient triomphé face au rat, ce genre de compliment venant de Légende Guerrière qui faisait se gonfler son cœur de fierté. Les yeux de sa sœur était pour lui un reflet des yeux du monde, s’il pouvait sembler courageux ou valeureux pour elle, il avait le sentiment de pouvoir tout affronter.

« Bien sûr qu’on va aller en choper un. »

Fait-il, rattrapant son hésitation entre ses crocs pour ne pas qu’elle transperce dans sa voix, la brisant en deux avec ses paroles. Ils allaient attraper un ragondin et le ramener au camp, et malgré la mauvaise saison, le froid et la glace, le clan entier festoiera de leur exploit ce soir. Il examina la situation un instant, la queue placée devant le poitrail de Légende pour lui signaler de ne pas s’élancer pour le moment.

« Il vaut mieux les surprendre de deux côtés différents pour les séparer, et en attaquer un ensemble lorsqu’il sera isolé… tu peux y aller par-là, je vais faire le tour pour arriver par derrière, attends-moi d’accord ? Ça te va ? »

Il attendit d’avoir la validation de Légende avant de s’éloigner, prenant soin de rester plaqué au sol pour se déplacer sans bruit. L’avantage de la rivière glacée, c’est que ça ne faisait pas de bruit à traverser en passant par les plaques de glaces, mais il n’aimait pas être autant à découvert. Une fois de l’autre côté, il fit un détour pour s’enfoncer dans les roseaux sans passer trop près des animaux, puis revint vers eux par l’autre côté. Prenant une grande respiration, il leva la queue au-dessus des roseaux pour signaler sa présence à Légende Guerrière, avant de s’élancer vers le ragondin le plus proche de lui. Le bord de la rivière était tapissé de petits graviers gelé, il en envoya une poignée vers l’animal en feulant afin de le faire déguerpir, ou qu’il le suive, pourvu qu’il ne reste pas avec le deuxième.