« Bonsoir, Libre. »
La pluie s’abattait dans le marécage, couvrant le son faible de sa voix. La Tigresse marchait la tête haute, tentant vainement de masquer sa douleur et le fait qu’elle boitait. Pourtant, ses muscles crispés traduisaient la souffrance dans laquelle elle était. C’était la mâchoire serrée qu’elle s’assied aux côtés de celui au pelage sombre. Cela faisait trois semaines entières qu’elle était restée enfermée dans l’antre du guérisseur. Trois semaines durant lesquelles elle devait être soignée quotidiennement, avalant tout un tas de remèdes, pansant ses plaies, se reposant. Elle avait perdue de sa carrure, les os de ses côtes ressortaient, ses épaules s’étaient affaissées. Elle n’avait plus rien de la guerrière qu’elle était avant la bataille contre la Horde. Son visage, défiguré, n’avait plus rien en commun avec celui d’Ardeur des Braises. De lourdes cicatrices parsemaient sa trogne, jamais son pelage ne viendra repousser sur ces zones. Plus de la moitié de sa face était désormais à nue. Aussi, l’un de ses yeux avait été crevé par son adversaire, ne laissant plus qu’une pupille livide. Une de ses oreilles était arrachée, l’autre partiellement mordue. Sur tout son corps étaient disséminées les traces du passage de ses ennemis. Elle s’était battue avec rage, avec ferveur, persuadée que ce soir-là était son dernier, mais ce ne fut pas le cas. Au départ, elle en voulait à la terre entière. Elle en voulait au guérisseur, de continuer à la soigner, de ne pas lui laisser l’occasion de mourir dignement sur le champ de bataille. Elle en voulait à sa propre personne, de ne pas avoir été assez puissante pour déjouer tous ses ennemis. Et elle en voulait terriblement à son Clan. A Étoile de Jais. Tout cela ne serait pas arrivé si... Une douleur soudaine la fit sursauter, l’empêchant de penser un peu plus longtemps à tout cela.
Elle fixait son frère de son œil valide, ne sachant quoi lui dire, ne sachant comment lui expliquer pourquoi elle était dans un tel état. Elle se comptait d’être là, le pelage trempé par la pluie, l’âme déchirée. Sa colère était glaciale. Elle n’avait plus rien à la place du cœur, seulement un trou béant comblé par la rancune et la frustration. Par la vengeance. L’obscurité de son esprit en ferait trembler plus d’un. Avoir survécu à une telle bataille, à de tels ennemis, faisait d’elle une héroïne, mais surtout une personne de laquelle il fallait se méfier. Quelqu’un qui était capable de décimer sans crainte, sans une once d’hésitation. Elle avait arraché des vies et ne regretterait jamais ses actes. Son nom raisonnera au travers de cette forêt et peu lui importait s’il était synonyme de mort et de tristesse. Elle ferait régner sa justice. Trois semaines. C’était le temps qu’elle avait passé à cogiter, seule dans cette misérable litière. Elle était arrivée à une conclusion tragique. Plus rien ne la retenait ici. Ce Clan n’avait rien à lui offrir de plus et pourtant... Pourtant on ne la récompensait pas. Elle était traitée à la même enseigne que tous les autres, tous ces incompétents. Auparavant, elle était persuadée d'agir pour une bonne cause, celle du Clan. Mais il y avait toujours une ombre derrière la lumière. Si on ne souhaitait pas lui donner ce qu’elle voulait, alors elle allait l’arracher de force. Elle régnera sur le Clan de l’Ombre, aux côtés de Liberté des Ombres, aux côtés de Messagère Céleste, aux côtés de Règne des Ronces, qu’il le veuille ou non. Elle le ramènera ici. Elle s’assoira sur le trône. Elle le jurait, sur tout ce qu’elle avait de plus précieux en ce monde, rien ne l’empêchera d’aboutir à ses projets. Rien.
« On nous a tout pris, Liberté des Ombres. Notre mère, notre frère, nos rêves. Il y a trois semaines, ils ont tenté de me prendre la vie. Mais ils ont échoué. Je ne leur en veux pas. Ces raclures de la Horde ne faisaient que protéger ce qu’ils avaient. »
Elle leva le regard vers le félin noir, sa pupille blanche braquée sur lui.
« Pourquoi nous battons-nous, Libre ? Cela ne fait aucun sens. Nous n’avons pas la même vision des choses qu’eux. Tu le sais aussi bien que moi, nous aurons beau être les plus puissants, le prouver à chaque bataille, ils nous repousseront sans arrêt, ils feront tout pour nous bloquer le chemin. Ils nous méprisent. Ils nous trouvent dangereux, instables, cruels. Et j’ai envie de leur prouver, mon frère. J’ai envie de leur prouver à quel point ils ont raison de nous craindre. Sans nous, sans notre famille, le Clan de l’Ombre manque cruellement de force de frappe. Ils ont leurs principes et leurs valeurs, nous avons les nôtres. Et si les deux ne peuvent pas coexister, alors l’un doit l’emporter sur l’autre. Nous ne perdrons pas. »
Elle se releva, faisant face à celui pour qui elle donnerait sa vie. Un éclair perça les nuages, s’abattant plus loin dans les montagnes, faisant trembler la terre. La lumière qu’il provoqua éclaira le visage mutilé de la féline, mais elle ne silla pas, son regard se fit bien plus glacial, bien plus sombre alors que le rugissement du tonnerre se fit entendre.
« S’ils ne souhaitent pas nous accorder le pouvoir que nous méritons, alors nous l’arracherons de force. Nous tuerons Étoile de Jais et tous ceux qui s’opposeront à nous. Nous ramènerons de force Règne des Ronces et si ce traître ne veut pas se joindre à nous, alors on l’exilera. Nous tuerons Fraise des Bois, ainsi que Souvenir des Étoiles qui a permis à notre frère de s’enfuir tel un lâche. Nous leur ferons comprendre qu’ici seuls les forts peuvent se permettre de prendre des décisions. J’en fais le serment : Ils regretteront tous. »
Le temps s’écoula. Finalement, Étoile de Jais céda sa place à Cœur de Pluie, faisant de lui le nouveau meneur du Clan de l’Ombre. Mais Cœur de Pluie... Ou plutôt Pluie d’Étoiles, était différent. Il n’avait rien d’extraordinaire. Il était même plutôt méprisable. Mais Ardeur de la Tigresse ne souhaitait pas l’éliminer. Il ne représentait aucune menace et il était facilement manipulable, il pouvait servir leur cause, même sans en avoir conscience. Néanmoins, plus les jours s’écoulaient et plus la colère se transformait en un puissant ennui. Une lassitude. Même s’ils reprenaient la tête de ce Clan, ils ne pourraient rien en faire. Ils étaient tous faibles. Insignifiants. Lorsqu’elle fut suffisamment remise, ayant retrouvé sa carrure d’antan, elle prit une décision. Alors un soir, elle convoqua Liberté des Ombres.
« Créons notre propre Clan. Plus rien ne nous retient ici. Nous reviendrons, sois en sûr. Lorsque nous aurons nos troupes, nous nous posterons ici. On les combattra avec plus de malice et de fourberie que ne l’aura fait la Horde ou quiconque avant eux. »
C’était ainsi que, pendant la nuit, deux ombres menaçantes se faufilèrent en dehors du campement. Ils avaient parcouru les terres de leur ancien Clan jusqu’à arriver à la frontière de la ville. Ils s’étaient engouffrés dans les ruelles sombres. Les chats domestiques pullulaient, mais quelques chats solitaires, des chats de rue, retenaient son attention. Ils semblaient forts, mais désordonnés. Il suffisait qu’ils aient des meneurs, de véritables chefs. Quelques jours seulement se sont écoulés. Puis un événement presque divin les interrompirent. C’était une journée ensoleillé. L’atmosphère était lourde et humide, la chaleur écrasante. Tigresse en avait appris plus sur les Bipèdes. Ils entreposaient leurs déchets ainsi que leurs restes de nourritures dans de grands objets. Souvent laissés pendant de longs moments loin de leurs visions, ils attiraient les souris et les rats. C’était une bonne façon de se nourrir. C’était une journée comme les autres, au départ. Ils avaient remarqué un attroupement de rats et de mouches, souvent signe d’un cadavre non loin. Ils avaient tué les rats. Tigresse avait ouvert le couvercle, se penchant vers l’intérieur de la poubelle malgré l’odeur nauséabonde qui s’en dégageait.
Elle ne voyait d’abord rien. Puis, petit à petit, les rayons du soleil éclairèrent le contenu. De minuscules boules de poils gesticulaient avec faiblesse dans le fond. Couvertes de détritus, sales, écœurantes. Ces choses n’avaient rien de chatons et pourtant... S’en étaient. Impassible, elle tenta d’attraper l’une des créatures, mais furieuse elle lui feula dessus et mordit sa patte, laissant une petite goutte de sang tomber sur sa gueule. La Tigresse pesta, perdant patience. Elle sortit l’intégralité des bestioles, les poussant contre un mur pour mieux les observer. Faibles, petites, très honnêtement moches, mais hargneuses. Comme elle, ils semblaient avoir traversés bien des choses. Trois chatons possédaient un pelage bien particulier, ou plutôt ils en étaient dépourvus à quelques endroits. Elle les observa en silence, avant de grogner, dévoilant ses longs crocs. Peut-être que...
« Libre. La voilà notre armée. Nos soldats sont juste sous nos yeux. Avec eux, nous pouvons changer les choses. Est-ce que tu me fais confiance ? J’ai une idée. »
Elle repartirait avec eux. Elle les emmènerait au Clan de l’Ombre. Ils seront ses enfants. Ainsi, personne ne les refusera. Puis il suffira de les faire devenir suffisamment puissants pour reprendre le contrôle du Clan. Ils sont jeunes, manipulables... Un bon entraînement, une bonne éducation et... Oui... C’est parfait. Elle se tourna vers le premier petit.
« Toi. Tu seras Patte Sauvage. Hargneux, agressif et indomptable. »
Puis le second.
« Toi. Tu seras Petite Ciguë. Ton apparence est plaisante, mais tu deviendras hautement toxique. »
Puis le troisième.
« Toi. Tu seras Petit Croc. Inutile de commenter plus. »
Et enfin, le quatrième.
« Et toi... » Elle se pencha vers la petite créature, semblant hésiter un instant. « Tu seras Petite Rumeur. »
Elle se tourna vers son frère, un léger sourire conspirateur au visage.
« Ils ne sont pas des plus agréables à regarder, mais ces déchets feront l’affaire. Après tout, ils ont l’air plutôt robustes. Enfin, si tu ne me suis pas sur ce coup-là, rien ne t’empêche de tracer ton chemin. Ah, je t’emprunte la souris que tu as chassé, merci bien. »
Elle jeta l’animal près des petits, les laissant se nourrir tant bien que mal. Ils étaient affamés. Un ou deux jours de plus et ils seraient morts. La vie n’épargnait personne, pas même les plus innocents. Tigresse nourrit les petits, les hydrata, leur trouva un endroit où dormir.
« Vous me suivrez et m’obéirez. A partir d’aujourd’hui, je suis votre mère. Par conséquent, nous sommes de la même famille. Alors, je vous protégerais au péril de ma vie. »
Sacrifier les uns pour protéger les autres.Peut-être réussiront-ils à rallumer une flamme en elle.
Peut-être lui donneront-ils une raison de vivre.
Une raison d’aimer.
Une raison de rester.
Au fond d’elle, elle l’espérait. Car bientôt, elle le savait, elle perdrait tout intérêt pour cette vie. Et alors, qu’adviendra-t-il d’elle ? Elle mourra, sans aucun doute. Ah, quelle fin malheureuse. La vie était synonyme de douleur, de souffrance et de vacuité. Pas même des chatons n'y échappaient. Elle se rendait compte qu'au bout du chemin, si elle réusissait à accomplir ses projets, il n'y aurait plus personne pour se souvenir d'elle.
Elle plongeait sa patte dans de l’eau, frottant les chatons du mieux qu’elle le pouvait.
« Rien n'y fait, ils sentent toujours le rat crevé. Eh, Libre, mon cher et tendre frère que j’aime plus que ma propre vie... Tu ne veux pas m’aider à faire leur toilette, par pur hasard ? »