Un instant suspendu -

Sujet: Un instant suspendu - Mar 26 Mar 2024 - 22:43

Lune 118(?) - Automne

Une pluie fine et froide embrumait le champs de vision de Eros, tandis qu'il se tenait à plat ventre à la lisière d'un bosquet. La lune ronde au dessus de sa tête ne permettait pas pour autant qu'il vit bien loin devant lui, car elle était masquée par de lourds nuages qui défilaient mollement, semblant ne jamais vouloir se disperser, et déversant sur lui toute la froideur désagréable de la vie sauvage. Attentif, les oreilles rondes du mâle chocolat se dressaient, à l'affut du moindre mouvement.
Au loin, il entendait des exclamation et perçut un bruissement dans les ronces qui lui faisaient face. Cela faisait plusieurs heures maintenant qu'il chassait, sans succès. Enfin, chasser était un mot quelque peu mensonger pour décrire ce qu'Eros surveillait : Il s'était résolu à essayer de s'approcher d'une patrouille de la Troupe de chats qu'il pistait depuis des jours déjà, dans l'espoir de leur chaparder une proie. Patrouille était un mot plus qu'optimiste pour décrire les parties de chasses de ce groupe de félin : ils étaient bruyants, désorganisés, et laissaient filer une bonne proie sur trois du fait de leur inattention et de leurs miaulements indiscrets. Une opportunité non négligeable pour Eros, qui lui, n'avait ni l'avantage du groupe ni de l'expérience quand il s'agissait de se nourrir dans la nature.
Les voix s'éloignèrent puis se turent enfin. Il était à nouveau seul. Le mouvement dans le buisson se répéta, plus urgent désormais. Eros s'avança en rampant jusqu'à la source de celui-ci : Un merle à l'aile froissée s'était empêtré dans son bosquet de ronce, piaillant de panique. Quel gaspillage.. Eros l'acheva d'un coup de dent, remerciant la bêtise des chats de la Troupe qui les avait poussé à laisser leur propre prise derrière eux, simplement pour ne pas avoir à la rester la rattraper sous la pluie plus longtemps.
Redressant son regard, inexpressif, il regarda en direction de là où il avait entendu les voix : Personne ne semblait venir dans sa direction. Il rebroussa chemin en silence, son merle pendu à ses mâchoires.

Il grimpa le talus bordé de gravats qui abritait leur cachette à lui et son compagnon de route : Un grand mâle gris du nom d'Archange, qui avait accepté quoiqu'à contrecœur de laisser Eros l'accompagner sur les traces de la Horde. Cela devait faire un peu plus de 7 nuits désormais qu'il voyageaient ensemble, et si Eros remerciait le ciel chaque jour que le matou taciturne n'ait pas encore décidé de mettre fin à ses jours pendant son sommeil, il lui arrivait parfois de remarquer qu'au détour d'une phrase ou d'une anecdote, les traits d'Archange se détendaient légèrement. Pas au point d'appeler ça un sourire, mais ça suffisait pour le moment à Eros.
Leur planque était relativement étroite pour des chats à la carrure normale, mais pour deux mâles comme Eros et Archange, autant dire qu'ils étaient serrés. Ce n'était qu'une sorte de trou entre deux rochers et légèrement creusé dans le sol, mais cela faisait l'affaire, et de toute façon, ils dormaient rarement en même temps, assurant des tours de garde de manière à être sûrs qu'aucun chat étranger ne les aurait pisté. En l'occurrence, le géant argenté semblait tout juste ouvrir les yeux d'un repos réparateur quand Eros mit les pattes dans leur cachette, prenant garde à ne pas s'ébrouer à proximité d'Archange, de peur de lui servir de dessert.
Il posa sa prise au sol, savourant la sensation de son poil qui commençait déjà à sécher et miaula :
« Bien dormi ? Le dîner est servi ! »
S'installant près de son compagnon, il lui jeta une œillade : Un mâle de sa carrure ne serait probablement pas rassasié après un simple merle.
« Oh ne me regarde pas comme ça Archange, tu sais bien que j'ai du mal avec la chasse. Si tu me montrais deux ou trois techniques peut-être qu'on se coucherait moins souvent le ventre vide.. »
Il n'y avait aucun reproche dans la voix d'Eros, qui regardait Archange avec un œil amusé, testant la réaction de son camarade de tanière. « De toute façon, je n'ai pas faim, alors régales toi. » Renchérit il, poussant l'animal jusqu'aux (gigantesques) pattes d'Archange. Il aimait bien titiller le mâle tigré, même s'il se doutait que cela ne mènerait pas à une escalade de blagues venant de lui. Il parlait peu et semblait préférer garder pour lui toute forme d'explication quant à sa présence dans le sillage de la Horde. Mais cela ne dérangeait pas trop Eros. Il n'était pas très exigeant quant au caractère des autres chats, et savourait simplement le fait de ne pas avoir à dormir seul sous la pluie un soir comme celui-ci.
Ses yeux scrutèrent l'extérieur de leur cachette, sans vraiment fixer quoi que ce soit : Un petit dénivelé herbeux les surplombait, masquant toute forme d'horizon à observer, mais les protégeant ainsi de toute visibilité intruse. La pluie, inlassablement, tombait.
Posant son menton sur ses pattes, Eros soupira. Non pas qu'il fut mélancolique mais il s'ennuyait un peu.
« J'ai encore vu des chats de la troupe pas loin d'ici, miaula-t-il, espérant lancer la conversation. Je me demande quand est ce qu'il vont décider de se remettre en mouvement. C'est déjà notre troisième nuit ici.. Il marqua une pause. .. Tu crois qu'il viennent de se rendre compte qu'ils s'étaient perdu ? » Plaisanta le mâle chocolat sans grande conviction, osant une œillade amicale en direction du géant impassible.

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Spoiler:

Malgré la pluie qui tombait en un fin rideau autour de lui, Archange savourait chaque instant de cette nuit de pleine lune. Assis près d'une pierre qui n'avait d'abris que l'intention et n'empêchait en rien son épais pelage d'être constellé d'une myriade de gouttelettes, il contemplait les alentours sans un mot. Il était supposé garder la cache, mais tout était calme. Il y avait relativement peu de choses à garder, et beaucoup de place pour songer. Il ne savait pas trop si c'était une bonne chose ou non. Depuis qu'il avait accepté bon an mal an que l'énergumène dont l'odeur flottait aux alentours fasse un bout de chemin avec lui, il n'avait eu que peu d'instants de réelle solitude - et de réel silence aussi. Ce drôle de chat était venu bousculer son voyage solitaire et, il fallait bien l'admettre, lui avait au moins pour un temps donné un but. Les prunelles froides du matou s'égarèrent à l'horizon, flou sous la bruine qui tombait.

Maintenant qu'il disposait de temps pour se laisser aller à explorer ses propres pensées, il ignorait s'il en ressentait réellement le besoin ou l'envie. Les blessures étaient toujours là. Elles ne saignaient plus, mais n'étaient pas cicatrices non plus. Et marcher en maugréant de temps à autres contre un camarde trop bavard était une bonne manière d'échapper aux souvenirs qui le hantaient, s'invitaient dans ses nuits agitées, venaient faire luire un soubresaut d'une émotion lointaine dans ces yeux que plus rien d'autre que la glace ne semblait habiter. Cela valait-il le coup de goûter à nouveau à l'amertume de la trahison, même par un écho ?
Il n'en était pas certain. Il n'était peut-être pas prêt, même si cela lui coûtait de l'admettre - et qu'il ne l'admettrait jamais devant quiconque. Il était resté fermé sur l'origine de son errance avec le chat chocolat, lui laissant simplement entendre qu'il n'avait plus sa place de là où il venait. Peut-être simplement son silence était une meilleure explication que tous les mots.

Alors que les heures s'étiraient au rythme de la lente progression de la lune dans le ciel, le grand chat finit par rentrer dans leur tanière et s'y étendre. Il profita d'y être seul pour ne pas avoir à dormir en boule - il détestait ça - et se cala sur le flanc, le museau sur ses larges pattes et les yeux mi-clos. La chaleur et l'air sec de la cache eurent bientôt raison de sa conscience et il se laissa aller à un assoupissement qui était le bienvenu. Son esprit se concentra sur les bruissements extérieurs, une oreille frémissant de temps à autre, une moustache s'agitant parfois.

Un bruit de pas discret mais bien détectable, précédé d'une odeur familière, le tira de sa torpeur. Il étira sa large silhouette avant que son compagnon de route n'entre dans la tanière, et ses griffes brillèrent à l'éclat argenté de la lune. Un instant plus tard, il s'asseyait tandis que la silhouette ronde et lustrée d'Eros le rejoignait. Les prunelles claires du mâle se plantèrent sur lui, sans un mot. Il était pourtant presque surpris qu'il s'en soit sorti avec la chasse ; il n'était pas ce que l'on pouvait appeler expérimenté en la matière, mais il fallait bien reconnaître qu'il progressait vite. Un enjeu tel que la survie aidait grandement, il est vrai.

"Pas mal." Grogna-t-il finalement en désignant le merle du museau.

Cela faisait déjà quelques jours qu'ils se côtoyaient et l'autre avait sans doute vite compris que l'argenté était avare de mots et que ces simples mots consistaient en le plus grand compliment qu'il aie pu lui faire depuis leur rencontre. Il accepta sans mot dire son présent, sachant qu'il chasserait pour eux deux à sa prochaine sortie. Le geste était sympathique et il était de plus en plus convaincu que ce chat n'était pas méchant ou manipulateur, un peu benêt mais plutôt bien intentionné. La simple raison de sa présence dans le sillage de la horde qu'ils suivaient était un bon indice en la matière. Archange demeurait toutefois prudent et n'avait clairement pas pour objectif de s'en faire un ami. Il avait déjà donné dans la prise de risque relationnelle, il n'était pas prêt de recommencer.

Alors qu'il avalait quelques bouchées de l'oiseau, Eros reprit la parole l'air un peu contrit - en finissant par une plaisanterie comme il avait coutume d'en utiliser dans pratiquement toutes ses phrases, à croire que c'était un genre de ponctuation pour lui. Le grand mâle laissa filer un instant et finit par répondre :

"Ils suivent un groupe bien plus grand. Ils sont stupides s'ils sont déjà perdus."

Il releva les yeux vers Eros et le jaugea en silence. C'est vrai qu'ils étaient coincés ici en attendant le départ de ceux qu'ils filaient et autant voyage était une occupation correcte pour chasser les pensées parasites de son esprit, autant attendre l'était beaucoup moins. Il allait falloir trouver quelque-chose à faire d'utile et si possible de... fatiguant. Ses yeux se plissèrent légèrement.

"Tu es fatigué ?" Demanda-t-il tout de go.

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Un grand merci Aërith ♥: