Apprends et survis (pv. Ninja)

De la vapeur s'échappa de son museau, créant des formes vaporeuses et indistinctes devant ses yeux. Impassible en apparence, il observait les volutes s’élever dans l’air pour disparaître petit à petit, avalées par la noirceur du ciel orageux. L’immobilité, qui lui avait si longtemps fait défaut, était devenue une compagne ordinaire. La solitude, une présence familière à laquelle il s’était fait. Le silence, un bruissement qui apaisait son humeur sombre. Car si ce n’était pour la bise glaciale qui soufflait, aspirée par le sommet qui surplombait les environs, le silence était devenu ici le maître des lieux. Et Griffe d’Ours ne l’avait pas troublé. Pas depuis qu’il était arrivé du moins. Cela faisait désormais deux lunes qu’il était arrivé en ces lieux. Il était venu de l’Ouest, se rapprochant lentement des terres sur lesquelles il s’était pourtant juré de ne jamais revenir. Le pardon avait comme un goût de trahison sur sa langue et l’acceptation… Elle était plus dure que tout et ne serait jamais vraiment complète. Il savait, comme il l’avait deviné des lunes auparavant, alors qu’elle n’était encore qu’une apprentie, qu’il ne serait plus jamais pareil. Mais la douleur est une tendre amie qui accompagne chacun de ses pas, qui imprègne chacun des endroits où se pose son regard. Ça et là il dormait, indifférent à l’inconfort de la roche et de la terre gelée par l’hiver. Ses nuits n’étaient plus que de vagues siestes, entrecoupées de réveils brutaux et violents. La fatigue était devenue elle-aussi une fidèle camarade, comme ses consœurs. Et l’horizon était toujours teinté d’obscurité.

En cette matinée froide et venteuse, son pelage ébouriffé tentait de retenir un tant soit peu de chaleur ; une tâche rendue difficile par l’absence totale de soleil depuis plusieurs jours. Les premières lueurs du jour n’avaient pas réussi à percer la couche de nuages grisâtres, et Griffe d’Ours, réveillé depuis de nombreuses heures, n’avait toujours pas bougé du petit promontoire qu’il s’était trouvé. Une humidité pesante commençait déjà à s’installer et créerait bientôt un épais brouillard dans lequel se repérer deviendrait compliqué. Non pas qu’il avait un endroit où revenir mais s’il voulait faire taire la faim qui taraudait son estomac depuis hier soir, il devait se dépêcher. De petites gouttes perlaient déjà sur son pelage, signe que son corps s'était bien refroidi ; ses pattes probablement engourdies. Son humeur, qui avait été jusque-là au beau fixe, chuta cependant drastiquement lorsqu'une puissance rafale amena à son museau une effluve étrangère… et pourtant infiniment familière. Celle d’un autre chat. Solitaire, à en juger par l’absence de l’odeur caractéristique des clans. Tant mieux. Son ventre cria à nouveau famine, mais s’il voulait éviter toute rencontre alors il devait bouger. Maintenant.

Le temps que ses pattes récupèrent un peu de leur force, une fine bruine s’était mise à tomber mais il s’était déjà rapproché de l’endroit où il… se reposait. À l’abri d’une corniche, un petit renfoncement dans la pierre le protégeait partiellement du froid et de la pluie. Le creux n’était pas profond et convenait à peine à son imposant gabarit – bien que ses réserves aient fondu dès les premières semaines. Son physique n’avait probablement plus rien à voir avec la vie faste de clan qu’il avait mené, avant. Mais ce recoin lui allait, malgré tout. De là, il avait une bonne vue sur les environs et personne ne pouvait arriver de derrière. Lorsqu’il huma une nouvelle fois l’air, il constata que l’odeur inconnue avait disparu, probablement avalée par l’humidité ambiante. Griffe d’Ours resta quelques instants sans bouger, puis s’avancer pour inspecter sa litière avant de coucher son corps épuisé et de poser sa lourde tête sur ses pattes étendues. Qu’importe qui était ce chat solitaire, il voulait juste qu'il ne vienne pas le déranger.

hrp:

Étonnamment, il s'endormit avec la rapidité de l'éclair. Son corps s'alourdit d'un seul coup et son museau s'enfonça profondément dans son pelage. Ses yeux ambrés disparurent sous ses paupières et son esprit quitta un instant le monde des vivants pour rejoindre l'heureux souvenir de jours anciens. Dans sa mémoire comme son cœur, Désert des Roses vivait encore, riait en le poursuivant, parlait en lui jetant des œillades espiègles. Les ondulations de sa queue étaient chatoyantes. Son pelage, beige marbré de tâches noires, étincelait d'une pâle mais douce lueur. Et ses yeux... Ses yeux étaient tels des joyaux, éclipsant même la plus brillante des étoiles...

Tu es seul ?

Son rêve s'avéra cependant n'être qu'un court répit, une trêve qu'il n'eut le temps d'effleurer du regard que quelques instants. Aussi soudainement qu'il s'était endormi, ses yeux s'ouvrirent en sursaut au son d'une voix rocailleuse mais puissante. Le monde devint flou pendant quelques précieuses secondes, assez néanmoins pour qu'il devine une forme blanchâtre à quelques pas à peine de là où il était. Perdu, surpris, le solitaire ne bougea pas, trop perturbé par cette apparition qui n'avait rien de fantomatique. Les paroles de l'étranger résonnèrent encore une fois à ses oreilles et son masque se brisa. Ses pupilles s'étrécirent, devenant deux uniques fentes noires. Ses crocs se découvrirent. Ses vibrisses partirent en arrière. Son cœur tambourina et la stupéfaction teinta ses traits. Il y avait bien un chat, là, devant lui.

« Qu'est-c—. » La voix qui sortit de sa gorge n'avait rien à voir avec celle tonitruante et forte de Griffe d'Ours. Elle était caverneuse, marquée par l'inutilisation et ce, depuis de longs jours. « Qu'es-tu ? » Il se reprit, ne faisant pas attention à la formulation de sa question, étrange et porteuse d'une certaine instabilité. « Que fais-tu ici ? » L'ancien guerrier se releva péniblement et fit face à l'intrus, qui n'avait pas l'air le moins du monde perturbé par cet accueil loin d'être... chaleureux. Qui était-il pour se permettre de débarquer comme ça, de lui adresser la parole, de le réveiller ! À cette pensée, le matou émis de nouveau un feulement rauque et éraillé, qui ne tint malheureusement pas sur la longueur et se termina par un son bas. Il ne s'était pas réfugié au-delà des terres libres pour tailler le bout de gras avec les inconnus du coin ! Mais devant l'absence de réaction du mâle blanc, il relâcha sa posture agressive - qu'il ne se souvenait même pas d'avoir prise - et s'assit lourdement, ne prenant cependant pas la peine de reculer. Quelles que soient les intentions de ce chat à son égard, il n'en avait que faire. Ce n'était donc pas la peine d'instaurer une distance de sécurité. L'inconnu l'avait simplement... surpris. Le regard ambré de Griffe d'Ours navigua de son œil balafré à la blessure qu'il portait juste au-dessus de sa gueule et s'y attarda un moment. Il se demanda ce qui avait pu provoquer pareilles plaies mais ne fit pas part de sa question à l'intéressé. Il se contenta de le regarder, silencieux, avant de détourner les yeux vers la vallée encombrée de brouillard et de hocher la tête en réponse à la seule question qui lui avait été posé. Je suis seul. Les trois mots tournaient lentement dans son esprit. Je suis bien, seul. Essayant de s'en convaincre peut-être.

« Pars. »

Quelques secondes à peine se passèrent avant que le solitaire étranger ne lui réponde. Mais ce fut comme s'il n'avait pas entendu Griffe d'Ours et il sut instinctivement que son unique demande venait de lui être refuser. Parler, parler, parler... Pourquoi tous veulent me parler quand mon seul désir réside dans le silence ? S'il savait qu'il souhaitait rester seul, alors pourquoi venir le déranger ? Je suis bien seul, pourtant. L'idée continuait de tourner inlassablement dans son esprit, ses yeux ambrés parcourant le vide de la vallée comblé par le brouillard avant de retourner sur la silhouette blanche et imposante de l'inconnu. Il n'avait pas bougé, n'avait pas esquissé le moindre mouvement alors que Griffe d'Ours lui avait montré son dos ; une posture vulnérable dont aurait profité n'importe qui.

« Tu sais chasser ? »

Peut-être entendit-il une pointe de sincérité percer dans dans la voix, ou peut-être l'imagina-t-il. La simple question fit plonger son regard dans celui identique de l'étranger et il s'y perdit, un instant. Les iris du mâle étaient d'une teinte plus vibrante que... tout ce qui l'entourait. Ou bien était-ce le contraste avec son pelage blanc ? Secouant la tête de droite à gauche, Griffe d'Ours chassa une nouvelle fois les brumes de son esprit pour se concentrer sur le... présent. Comme seule réponse, il jeta un coup d'œil derrière lui. À côté de ce qui lui servait de litière traînait des restes de ses derniers repas. De frêles et petits rongeurs qu'il avait réussi à attraper malgré le déclin de son corps et de sa force. Des plumes, vieilles de presque une lune, s'étaient mélangées à la poussière et avaient résisté aux violentes bourrasques hivernales qui balayaient la corniche.

« Je ne mange pas d'herbe. »

Sa voix éraillée résonna dans le petit creux, lui donnant l'étrange impression d'entendre une autre voix par-dessus la sienne. Mais ils étaient seuls, certainement les seuls félins à des lieues à la ronde. Seuls... À la dérobée, il scruta le mâle blanc et décela les premiers signes de la faim chez lui aussi. En faisant attention, il put voir que les flancs du balafré cachaient les contours de côtes un peu trop près de la peau. De même, ses épaisses pattes laissaient apparaître une corpulence encore loin d'être idéale. Alors c'était donc ça, son problème ? Il n'arrivait pas à se nourrir par lui-même ? Griffe d'Ours pesa le pour et le contre quelques secondes avant de se décider. Si le solitaire était en quête de nourriture, alors chasser le ferait certainement partir d'ici... n'est-ce pas ?

« Tu ne survivras pas longtemps ici si tu es incapable de te nourrir, » lança-t-il passivement, le ton monotone. Péniblement, il souleva son corps pour se dresser sur ses quatre pattes. Si l'autre solitaire remarqua le faible tremblement de ses pattes postérieures, il ne dit rien, pour leur bien à tous les deux. Puis machinalement, Griffe d'Ours contourna l'autre félin et descendit la pente qui menait à son abri de fortune. La truffe en l'air, il se mit à humer les effluves apportées par le vent. Humidité, terre détrempée, pierres mouillées... Là. L'odeur d'une proie. Pas très loin. Sans se soucier de savoir si le mâle blanc le suivait, il se mit de nouveau en route.

Au bout de quelques minutes, après avoir fait demi-tour deux fois à cause du vent changeant, il sut qu'il était proche. Enfin... Qu'ils étaient proches. S'il avait oublié la présence du solitaire, un gargouillement derrière lui la lui rappela. Et comme en écho, son propre ventre émit un bruit similaire peu de temps après. Bientôt seul.

« Apprends déjà à différencier les odeurs des proies en bonne santé de celles des charognes qui doivent te servir de repas. »

Il doutait que le mâle blanc ait vraiment l'habitude de la viande fraîche. Peut-être arrivait-il de temps en temps à attraper un oiseau mal en point ou un jeune rongeur, mais Griffe d'Ours doutait que ce régime soit suffisant pour le satisfaire pleinement, vu son gabarit. Sans attendre de réponse, il s'accroupit, forçant ses muscles atrophiés à lui obéir sans rechigner. Lentement, il se mit à avancer sur le campagnol, caché par quelques herbes hautes. Une fois assez près, il bondit et faucha le rongeur de ses griffes. « Pour les rongeurs, il faut s'approcher en rampant contre le vent. » Regardant par dessus son épaule, il vit le solitaire à plusieurs longueurs de queue derrière lui qui l'observait. « Maintenant tu sais comment faire. Pars. »

Griffe d'Ours s'était imaginé beaucoup de choses, à la fin de cette partie de chasse. Il s'était imaginé qu'il retrouverait son quotidien complètement décalé et sans aucune cohérence. Il s'était imaginé qu'une fois qu'il aurait montré au matou blanc les rudiments de la chasse, celui-ci l'aurait laissé tranquille, serait reparti du brouillard d'où il était venu. Il s'était imaginé que le silence serait à nouveau son compagnon, dépourvu de paroles et de jugements, et que la fatigue, fidèle, ne le lâcherait pas. Il s'était imaginé regagner sa petite corniche battue par les vents glacés de la saison des neiges, son maigre butin perdant de sa chaleur au fur et à mesure qu'il rentrait. Il s'était imaginé continuer à vivre de cette façon bâtarde et indigne d'un chat de clan. Oui, il s'était imaginé... beaucoup de choses.

Griffe d'Ours ne s'était pas rendu compte de certaines choses, au cours de ces derniers jours. Il ne s'était pas rendu compte que même si ses nuits étaient toujours chaotiques, ses yeux au réveil tombaient inlassablement sur la silhouette blanchâtre du solitaire, à quelques pas. Il ne s'était pas rendu compte que ses pensées n'étaient plus seulement tournées vers des souvenirs amers et pleins de tristesse, quant bien même les cauchemars accompagnaient chacun de ses pas des heures durant. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait arrêté de protester contre la présence de l'autre chat au bout de seulement deux jours d'une cohabitation apparemment non voulue. Il ne s'était pas rendu compte de ce que ce changement, arrivant après des lunes d'une vie monotone et terne, faisait s'éveiller en lui, doucement, lentement, sûrement. Oui, certaines choses lui avait échappées.

En revanche, il en avait remarqué certaines autres. Comme le fait qu'à chaque fois qu'il ouvrait les yeux, ceux de l'inconnu étaient toujours posés sur lui. La sensation était étrange, nouvelle. Pleine de non-dits, de suppositions, sur l'un comme sur l'autre. Ils parlaient peu, mais son vœu de silence avait été rompu. Son vœu de solitude également. Sans s'y attendre le moindre instant, l'ancien guerrier se retrouvait avec un... partenaire, à qui il devait apprendre à chasser. Lorsqu'il chassa le sommeil de ses paupières, Griffe d'Ours avisa d'abord les boules gorgées de rosée, puis l'inconnu. Il n'arrivait toujours pas croire qu'il avait accepté la requête de ce Ninja, pas plus qu'il l'avait laissé une place au sein de son minuscule territoire. À la mention de l'endroit où vivait les bipèdes, il ne put s'empêcher de froncer le museau. Il s'en était approché, une fois, et n'y avait jamais remis les pattes. Sans le remercier, il lapa doucement la mousse, ressentant pour la première fois depuis longtemps la fraîcheur du liquide coulant le long de sa gorge.

« Appelle-moi Ours. » Sa voix, cette fois-ci, n'était plus si rauque. L'eau lui fit du bien. Il n'avait pas hésité un seul instant à lui cacher son véritable nom. Ils n'étaient pas amis, doutait qu'ils puissent l'être un jour. « Je comprends pourquoi la chasse est un art qui t'échappe. Les endroits où vivent ces bipèdes sont morts et sans nature. » Il ne voulait pas imaginer ce qu'une vie sur ces terres arides et incompréhensibles pouvait être. Une pensée fugace lui fit remarquer que sa propre vie devait être meilleure en comparaison mais il la chassa violemment, un éclat de cette vieille colère brillant dans son esprit. Non. Rien ne serait pire que ce qu'il avait vécu. Et puis, aussi rapidement qu'elle était venue, elle disparut, créant un nouvel espace vide dans son cœur déjà perclus de trous. Son regard ambré erra quelques secondes. « Je vis ici depuis plusieurs lunes. » Combien de jours s'étaient écoulés depuis leur rencontre ? Trois, quatre ? « C'est mon territoire. » Se relevant prudemment, il testa la force de ses pattes puis le maintien de son corps volumineux. Il avait remarqué que malgré le physique amaigri de Ninja, ce dernier prenait soin un minimum de son pelage blanc. Peut-être devrait-il faire la même chose ?

Insufflant un peu de volonté à ses mouvements, il se mit à passer sa langue sur son pelage hirsute. Il lui fallu de nombreux passages aux mêmes endroits pour défaire les longs poils emmêlés et plus d'une fois, il se retrouva avec des feuilles et de petites brindilles coincées entre les crocs. Il les expulsait, râclant sa gorge et crachant à moitié, et le regard jaune de Ninja était toujours posé sur lui. Aucune remarque ne vint briser l'instant et Ours, inconsciemment, lui en fut reconnaissant. Il n'avait pas besoin de savoir à quoi il ressemblait en cet instant. Sans relevé la tête, il s'adressa au solitaire blanc, un brin de curiosité mal placée dans la voix. « Qu'es-tu venu faire ici ? » Une autre pensée, diffuse mais prégnante, s'abattit sur son esprit avec la rapidité des serres d'un rapace. « As-tu déjà croisé d'autres chats ? » Tout en continuant de lisser son pelage mal en point, il se demanda si Ninja avait déjà traîné ses pattes près des clans... près de son clan.