Smoke and Mirrors ∆ FT Azu

Elle était là, magnifique. Campée sur ses puissantes pattes, les muscles saillants sous son épais pelage brun-roux, une longue queue touffue battant l’air derrière elle. Ses prunelles, d’un vert envoûtant, le fixaient intensément, brûlantes d’une flamme qui dansait dans son âme. A travers son regard transperçait la haine et la souffrance, deux sentiments qui animés ce feu valsant. De longues et fines griffes traversaient sa fourrure au niveau des pattes, et un grondement sourd s’échappait de sa gorge. Elle était grande, sentait la puissance et dégageait une aura dominante.
Face à elle, un félin frêle, écrasé au sol. Son pelage cendré était sale, ses pattes étaient tremblantes et sa queue, plaquée au sol boueux. Ses prunelles crépusculaires étaient plongées dans l’intense regard qu’il avait devant lui. Des yeux orangés, dont la flamme dansait faiblement, un petit résidu d’incendie qui se battait contre la pluie battante.
Une voix s’éleva alors dans l’air en suspens, brisant le silence pesant qui régnait dans cet endroit étrange.

« - Papa a raison, tout est de ta faute. Tu aurais dû mourir à ma place, tu étais et resteras un moins que rien, un chat sans valeur. Regarde toi, tu n’es même pas capable de faire quoi que ce soit pour ton clan. »

Un violent frisson secoua le corps du plus fragile, alors qu’il osait se relever pour faire un pas vers la femelle, le regard suppliant.

« - Nuage Spectral, ce n’est pas toi, s’il te plaît… »

Il fut stoppé par un brusque coup de griffe qui lui infligea une blessure près du museau. Le sang coula jusque dans sa gueule entre-ouverte par le choque, emplissant sa gorge d’un goût métallique et chaud. L’incendie dans les yeux face à lui prit de l’ampleur, brûlant encore plus violemment tout ce qu’il rencontrait. La haine consumait tout, y compris son âme. Incapable de détourner le regard, une douleur vive emplie sa poitrine, comme un feu qui irradiait alors dans ses veine. Son sang fut accompagné dans son parcoure par cette flamme, meurtrissant son corps. Plus que ça, les brûlures s’insinuèrent jusqu’au plus profond de lui, jusqu’au moindre recoins de son âme. Un hurlement déchira ses cordes vocales, alors que, face à lui, la féline étirait un sourire sadique et satisfait. Un second coup vint l’atteindre au poitrail, tandis qu’il s’écroulait dans le sol sale, la boue s’insinuant dans sa plaie béante. Près de ses oreilles, un souffle chaud.

« - Je ne t’ai jamais aimé, Nuage de Fumée. Tu me faisais pitié, seul,  un paternel ne s’intéressant pas à toi. Petit animal sans défense, personne ne t’aime et ne t’aimera jamais. »

Puis elle prit feu, sous ses yeux horrifiés. La dernière chose qu’il put voir furent les prunelles haineuse de sa sœur avant qu’elle ne disparaisse en un amas de cendres. Plus que de douleur, se fut un hurlement de tristesse qu’il laissa échapper, avant que l’inconscience ne le frappe de plein fouet.


Âme de Fumée se redressa brusquement, la respiration haletante, peinant à reprendre ses esprits. De ses prunelles aux teintes du crépuscule, il balaya la tanière du regard, observant un instant les ombres endormies des autres guerriers. Il prit le temps de calmer sa respiration, avant de se lever silencieusement. Tel le fantôme qu’il était, il avança entre les masses somnolentes d’une démarche qui effleurait tout juste le sol, sortant de la tanière. Dehors, le ciel était encore teinté de cette couleur d’ébène, saupoudré d’incalculables taches blanches qui scintillaient. L’aube ne pointait pas, et ne montrera le bout de son nez que dans un certain temps. Le mâle avait encore le temps de retourner dormir, mais il resta là, au milieu du camp, ses prunelles éteintes fixant le ciel nocturne. Au plus profond de lui, dans son âme réduite en fumée par la vie, il espérait que la mort, elle, lui apportera le bonheur. Sa seule et unique raison de croire au Clan des Etoiles, ses ancêtres, tout les chats décédés, c’était d’y retrouver sa sœur. Et qui sait, aussi y rencontrer sa mère ? Le voilà, matou de la nuit qu’il était, à observer d’un œil d’une tristesse teintée par une faible joie, qui émanait de ce frêle espoir, cette flamme valsant, prête à s’éteindre pour chaque coup de vent, la voute d’étoiles qui se dressait au-dessus de sa tête. Âme de Fumée resta ainsi, assit dans les ténèbres nocturne, le temps passant sans se soucier de lui.
Ce temps, il ne l’avait pas vu défiler. Il semblait s’être arrêter lorsqu’il avait entreprit sa contemplation des cieux. Et il reprit brusquement son cours lorsqu’une masse le percuta, lui faisant perdre l’équilibre. Le mâle faillit tomber, se rattrapant de justesse. Il entendit les paroles prononcées par cette masse comme à travers un mur de coton. Et son rêve lui revint à l’esprit, comme un violent coup de patte. « Regarde toi, tu n’es même pas capable de faire quoi que ce soit pour ton clan. ». A peine les derniers mots s’envolant dans l’air, qu’il répondait déjà, d’une voix vide, masquant la détermination qui s’enflammait en lui. Non, il servait à quelque chose, il était capable de servir à quelque chose !

Seulement, les paroles de sa sœur n’étaient sorties que d’un mauvais songe des plus horribles. Bien sûr qu’il n’était pas inutile, il ne refusait jamais d’aider ceux qui lui demandaient. Il était juste très peu sociable, voilà tout. Pourquoi s’inquiéter autant de quelques mots inventés par son subconscient ? Le seul capable de réellement lui sortir de telles choses était son géniteur, qu’il évitait soigneusement tous les jours, chose qui n’était pas aisée mais qu’il parvenait à faire la plupart du temps. Les quelques fois où ils se retrouvaient relativement proches, la tension dans l’air était écrasante et chacun contenait ses pulsions sauvages de se sauter dessus. Lorsque sa sœur était morte, ils s’étaient vraiment sautés dessus. Son paternel avait osé, sans raison, le déclarer fautif de la mort de Nuage Spectral, et la profonde tristesse du jeune chat s’était transformée en une tempête de rage et de haine. Plusieurs guerriers avaient été nécessaires pour les séparer, et depuis ce jour, les deux mâles essaient toujours d’être à l’opposé l’un de l’autre.
Ces pensées l’avaient soudainement refroidi, et la faible flamme de détermination qui essayait de naître dans son regard venait d’être balayé. Ses yeux crépusculaires reprirent leur teinte fade, redevenant un gouffre infini.

- Allons pêcher dans ce cas.

Sa voix était toujours vide, monotone, sans émotion. Il voulait créer de la distance, un fossé entre lui et les autres chats. Mais il n’était pas du genre à se montrer détestable pour arriver à cela, non. Il préférait se montrer comme une coquille vide, inintéressante, ou trop complexe à comprendre pour qu’on y perde son temps. Même s’il se qualifiait lui-même de fantôme, il n’appréciait pas particulièrement être surnommé comme cela par ses camarades. Parce que cela montrait un peu trop qu’il existait, ce chat fantôme. Et son but était de pouvoir être oublié presque instantanément. Mais il ne pouvait rien faire contre ça. Il devra vivre avec ça toute sa vie. Et d’ailleurs, peut-être qu’à la fin de cette dernière, si jamais dans le pire des scénarios il ne retrouve pas sa sœur, il aura suffisamment été un fantôme pour qu’on oublie jusqu’au fait qu’il ait un jour existé. Cela ne devrait pas être trop compliqué, même vivant il était oubliable.
Il est vrai qu’il avait pensé à de nombreuses reprises à se donner la mort de ses propres pattes, pour en finir plus vite. Mais Âme de Fumée avait jugé que ce serait lâche, et qu’il abandonnerait son clan en faisant cela. Malgré l’absence de liens sociaux, il pouvait toujours servir. Et bien qu’il ne se propose jamais de lui-même, il suffit de venir le chercher.
Le matou secoua doucement la tête, se donnant une claque mentale. Certes, il pouvait servir, mais pas s’il laissait ses pensées envahir son esprit. Il devait être lucide, pas se perdre dans l’immensité de ses pensées.

Marchant dans un silence total, Âme de Fumée utilisait ce moment de calme pour arranger les pensées qui défilaient sans arrêt dans sa tête. A son plus grand malheur, le cerveau du guerrier fonctionnait sans interruption, autant de jour que de nuit. Il ne parvenait jamais à stopper les flots impétueux de son esprit, rendant sa concentration lors d’échanges verbaux compliquée. En temps normal, il peinait à assimiler ce que ses pensées disaient, ajouté à cela une conversation et il pouvait très rapidement se perdre.
Ainsi, Chant d’Espoir n’était vraiment pas tombé sur le félin avec qui il était le plus simple de converser. D’autant plus que s’il cherchait à se tenir éloigner de ses camarades, il était normal qu’Âme de Fumée ne parle que très peu et ne fournisse que de courtes réponses. Aussi, c’est en entendant un très léger grognement à peine perceptible que le guerrier revint à lui, braquant son attention sur le bicolore. Certes, il était très silencieux, mais était-ce si insupportable pour l’autre ? Après tout, le silence est plutôt agréable. Poussant un faible soupir, le guerrier balaya la tempête formée par ses pensées, et posa dans son esprit les paroles de Chant d’Espoir. Quelle réponse pouvait-il lui fournir ? Quelque chose d’assez court pour minimiser les portes vers d’autres conversations du même type, mais pas trop pour ne pas avoir l’air de n’en avoir que faire, ne pas être désagréable. Laissant le silence flotté quelques secondes entre les deux mâles, Âme de Fumée finit par enfin daigner répondre.

- Oui, enfin il ne faudrait pas trop se relâcher tout de même.

Réponse assez courte, et qui ne nécessite aucune suite. Ce n’était certes pas la meilleure des réponses possibles, mais c’était ça ou il ne répondait rien, et il ne fallait pas être très futé pour savoir que ça aurait quelques peu agacé le bicolore, qui ne tenait pas quelques minutes sans parler. Le voilà partit avec un félin qui cherchait à faire la conversation, aucun doute qu’Âme de Fumée devra essayer de laisser son précieux silence de côté.
Malgré la pointe d’irritation qu’il avait de ne pouvoir profiter du silence, il ne laissa rien paraître dans sa voix qui se fit tout aussi monotone que ses précédentes phrases. Etait-ce également désagréable que d’écouter quelqu’un qui n’avait aucune émotion dans sa voix ? Le guerrier ne s’était jamais interrogé sur ce que les autres pouvaient bien ressentir en parlant avec lui. Mais bon, après tout, à quoi bon ? Il n’était dans la tête de personne, il ne pouvait avoir de réponse exacte, sauf dans le cas où il poserait la question directement, chose qu’il ne fera pas.

Âme de Fumée ralentit lui aussi, se callant sur le rythme de marche de Chant d’Espoir. Ainsi, le félin ne laissait pas tomber et persistait à vouloir le faire parler ? Il était plus téméraire que la plupart des autres félins. Et cette témérité fit naître une légère hésitation au plus profond du guerrier cendré. Et s’il avait tort depuis le début, à vouloir s’éloigner des autres ? Après tout, tout le monde ne mourrait pas prématurément comme sa sœur alors… Le souvenir de ses cauchemars le frappa, interrompant cette pensée. Il restait toujours une infime possibilité que cela arrive, et il ne voulait pas revivre ce moment. Jamais. Il se donna une claque mentale, essayant ainsi d’effacer cet instant d’hésitation. Dans le fond, Âme de Fumée était tout de même cruel avec lui-même. Il s’était imposé tout seul ce châtiment, devoir errer seul sur le chemin de la vie jusqu’à trouver le tournant menant à la mort.
Pour une fois, il laissa transparaître dans sa voix une émotion, une intonation qui brisa la chaîne de ses paroles monotones. Une note qui résonna comme une griffe qu’il s’enfonçait dans sa propre peau.

- Je n’ai jamais été mentor, et si je venais à l’être, je plains l’apprenti que j’aurais.

Âme de Fumée ne ressentait aucune émotion particulière en s’imaginant mentor : certes, il transmettrait son savoir, mais qu’y avait-il de beau là-dedans ?
Le félin ébène se détestait d’être ainsi. Dans le fond, cela l’insupportait de se tenir à l’écart des autres, d’essayer de maintenant ce masque d’indifférence dans sa voix et sur son visage. Mais son passé lui revenant chaque jour et chaque nuit à l’esprit ainsi que sa conscience lui hurlaient qu’il se ferait plus de mal à s’attacher qu’à s’écarter. Qui croire ? Lui-même, ou sa conscience ? Ce dilemme lui déchirait l’esprit depuis bien des lunes, et en l’absence de réponse certaine, il préférait se ranger du côté du détachement, et enfouir au plus profond de lui cette haine. Peut-être parviendra-t-il à l’oublier un jour, qui sait.

Le guerrier pensait, à tort, que lui fournir ainsi des réponses simples et sans suite finirait par le dissuader de persister. Il pensait pouvoir finir ce chemin en silence, simplement pêcher puis rentrer, toujours silencieusement. Mais il avait apparemment bien trop sous-estimé la persévérance de Chant d’Espoir. Alors, lorsqu’il le vit le dépasser puis s’arrêter, le contraignant à faire de même, il lâcha un soupir, qu’il ne dissimula pas cette fois. Malgré tout, il ne s’énerva pas, conscient qu’il devait être bien plus énervant à se murer dans son silence que le guérisseur ne l’était pour lui à vouloir le forcer à parler. Il l’écouta donc attentivement, quelque peu curieux de savoir ce qui animait la lueur de malice dans son regard. Et, bien qu’il resta de marbre face à Chant d’Espoir, lorsque ce dernier eut terminé sa proposition, l’étonnement naquit chez Âme de Fumée, un étonnement mélangé avec une pointe d’amusement. Ainsi, il ne pipa mot pendant de longs instants, observant le félin devant lui d’un regard vide.
L’hésitation venait se mêler à l’étonnement et à l’amusement. Il pouvait simplement décliner et continuer à marcher, quitte à peut-être décevoir le guérisseur. Pourtant, rien ne l’empêcher d’accepter. Après tout, il s’était juré de ne s’attacher à personne après la perte de sa sœur, mais accepter son « défi » n’allait en aucun cas à l’encontre de sa promesse. Dans le cas où il perdait, il parlait un peu de lui et cela se finissait là, ils allaient enfin pêcher et Âme de Fumée retrouverait son silence habituel, reprenant son rôle de fantôme. De plus, cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas amusé un peu.
Ainsi, sur ces quelques pensées, il garda un air neutre, faisant quelques pas pour se retrouver à côté de Chant d’Espoir.

- Ou je pourrais te passer à côté et continuer la route pour aller pêcher.

Il observa le félin du coin de l’œil, et ne lui laissa pas le temps de répliquer quoi que ce soit.

- Mais quelque chose me dit que tu me sauterais dessus quand même.

Sans même qu’Âme de Fumée eut à accepter sa proposition, c’était une petite victoire pour le guérisseur en quelque sorte. Deux phrases en quelques secondes, sans une quelconque intervention du mâle pour lui arracher quelques paroles. Et dans ces dernières, une note de défi résonnait. Oserait-il réellement lui sauter dessus s’il le dépassait simplement ? Le guerrier était curieux de le savoir. Sa simple proposition avait réveillé en Âme de Fumée un côté plus ouvert, plus porté sur le défi. Cela l’amusait de voir Chant d’Espoir en venir à une telle idée pour le faire parler.
Ainsi, le matou fit un pas de plus, guettant la réaction du guérisseur.

Âme de Fumée fut dans un premier temps surpris par la chute de Chant d’Espoir. Il le voyait, prêt à lui bondir dessus, et la seconde d’après… Plus rien. Disparu. Il s’était écroulé au sol, ayant mal placé l’une de ses pattes. Il l’observa le temps de quelques secondes, et se surprit lui-même à remuer les moustaches d’un léger amusement. Après tout, qui ne serait pas amusé d’une telle chute. Son amusement fut bref, balayé comme le vent balaye le sable en une fine brise.
C’était surprenant pour lui, de ressentir cet amusement, ayant l’habitude d’être insensible à ce qu’il se passe autour de lui. Peut-être que se sociabiliser ne serait-ce qu’un peu avec ses camarades ne lui ferait pas de mal, après tout. C’était une idée à conserver et sur laquelle réfléchir, au détour d’une prochaine nuit blanche.
Après plusieurs autres secondes, le félin à terre se releva, lui bondissant alors – enfin – dessus. Âme de Fumée n’avait plus vraiment l’habitude d’être vif, en dehors de ses parties de chasse et de pêche. Il laissa alors simplement ses réflexes contrôler ses membres. Contractant rapidement ses muscles, il usa de ses puissantes pattes pour bondir sur le côté, hors de portée du guérisseur, lui échappant de justesse. Son dernier combat, même amical, lui semblait remonter bien loin…
Plutôt que d’attaquer Chant d’Espoir à son tour, il préféra voir ce que ce dernier allait faire, à l’affût de sa moindre attaque, de son moindre mouvement.