Confidences [Hopy]

Elle aimait plus que tous les couchers de soleil. Observer l’astre descendre peu à peu derrière les collines, derrière les arbres, sombre dans la mer. La colorer d’un rouge sang. Et rester ainsi, suspendu au-dessus du monde, le temps d’un instant. Alors que ces étranges couleurs envahissaient l’espace autour d’elle, elle pouvait penser pendant quelques secondes que le temps s’était arrêté. Cet instant de répit la soulageait. Elle avait souvent l’impression que tout allait trop vite. Les jours, les semaines, les lunes, les saisons, tous se succédaient trop vite sans que rien ne puisse les arrêter.

Tout cela était encore plus vrai en ce moment. Comme tous les autres, la meneuse sentait les tensions monter autour d’elle. Elle était aux premières loges pour cela. Mais que pouvait-elle y faire ? Les temps étaient-durs. La marée noire avait laissé derrière elle une mer morte. Même dans la rivière, la pêche s’était montrée moins fructueuse, et les poissons étaient souvent porteurs de maladie. Elle ne pouvait laisser personne voler les précieuses proies de son clan, or les guerriers du tonnerre semblaient parfois pousser leurs chasses hors des limites délimitées depuis l’arrivée des clans sur la vallée. Elle avait raffermi leurs contrôles, quitte à brouiller quelque peu leurs relations avec leurs voisins. Elle devait protéger les siens.  

C’était peut-être aussi également pour cela qu’elle s’était retrouvée dans la grotte aux murmures. Ici aussi, le temps semblait s’être arrêté. L’eau salée, protégée du vent par la grande cavité rocheuse, était calme. Le monde extérieur se faisait murmure. La lumière du soir se reflétait dans l’eau par l’ouverture creusée dans le dôme rocheux. Mélodie des Étoiles fixait cette lumière dans l’eau qui clapotait à ses pattes. Elle pouvait de temps à autre apercevoir un éclair dans le liquide sombre, et une onde de soulagement se propageait dans son cœur à chaque fois. La mer se remettait peu à peu de la tragédie survenue lors de la fin de l’été précédent.

La reine rousse et blanche sursauta soudainement en entendant un bruit derrière elle. Elle venait ici pour trouver le calme et ne s’attendait pas à y trouver quelqu’un d’autre à cette heure de la journée. Elle sourit néanmoins en apercevant Nuage d’Es- non. Chant d’Espoir. Elle l’avait lui aussi regardé grandir -trop vite à son goût- et avait à présent du mal à le voir porter tant de responsabilités sur son dos. Mais il avait prouvé à tout le clan sa valeur en endosser le rôle de Pétale de Nacre après la disparition de cette dernière, et elle lui en sera à jamais reconnaissante. Après tout, elle sait mieux que personne la difficulté d’une telle responsabilité inattendue qui vous tombe sur les épaules. Elle se lève, détachant son regard de l'eau et des reflets rouges qui y sombrent.

« Que viens-tu faire ici Chant d’Espoir ? Une petite partie de pêche nocturne ? Ou peut-être, une plante spéciale qui ne pousse qu’à l’abri de la lumière ? Je peux t’aider à chercher ? »

Elle se surprend elle-même, mais elle est finalement contente de trouver la compagnie de Chant d’Espoir. Elle s’est longtemps sentie responsable par rapport à lui. Il était seulement apprenti il y a peu encore, et elle était la meneuse. Elle savait être parfois un peu trop protective avec tous les membres du clan, mais cela était encore plus vrai avec les plus jeunes, avec qui elle pouvait parfois se montrer plus stricte. Peut-être était-il temps de laisser la place à une véritable amitié de s’installer entre eux ?

Elle sourit à sa réponse, ainsi elle n’est pas la seule à errer sans but ce soir. Elle abandonne le bord de l’eau en y laissant ses pensées songeuses, rejoignant Chant d’Espoir là où il se tient. Peut-être va-t-il être au plus jeune des deux d'apprendre quelque chose à son aînée, car elle n’a pas la moindre idée de ce qu’est de l’oseille ou de comment la trouver.

« De l’oseille ? Je veux bien, mais il va falloir que tu me montres un peu ce que c’est, sinon je risque de te ramener n’importe quoi. Ce serait tout de même dommage d’empoisonner un pauvre innocent à cause de mes bêtises. »

Elle fut plus surprise de la seconde phrase du guérisseur. Elle s’était toujours facilement attachée à certains endroits, s’était toujours réservée ses petits moments de solitude à elle dans ces lieux particuliers. Elle ne pensait pas que beaucoup d'autres avait ce même attachement. A Cerfblanc, il y avait le pont aux lucioles. Les souvenirs de cet endroit ont un goût doux-amer à présent qu’elle y repense, et elle les repousse au loin. Après tout, qui sait si le pont est même encore debout. Les lucioles sont sûrement toutes parties à l’heure qu’il est, enfuies au loin, comme eux ce sont enfuis. Était-ce l’allusion de Chant d’Espoir à sa vieillesse qui l’a ramenée à ces temps révolus ? Ou son humeur nostalgique ? Elle ne peut le nier, une froideur étrange a envahi son cœur dans la soirée.

« En effet, il y a cette atmosphère ici, c’est comme si le monde le monde se taisait pour un instant. Est-ce aussi ce que tu venais chercher ? Cette sensation de calme… de paix. »

La paix… Une chose fragile et instable, elle le sait à présent. Elle se demande un instant, est-ce le doute qui pèse dans sa poitrine ? Culpabilise-t-elle de certaines décisions qu’elle a pu prendre ces dernières lunes ? Elle réfléchit un instant, puis secoue la tête. Non, elle ne doute pas. Elle sent simplement que les choses basculent, et sent qu’elle ne peut les arrêter. Elle a sûrement peur de ce futur inconnu et improbable qui défile devant eux, un infini de chemins qu’ils peuvent prendre, sans savoir ou chacun les mènera. Elle jette un coup d’œil au guérisseur bicolore à ses côtés. Ressent-il la même chose ? Peut-elle partager ses inquiétudes avec lui ? Une vague d’agacement dirigée contre elle-même l’étreint. Elle s’en veut de s’être même posé la question. Chant d’Espoir n’est plus Nuage d’Espoir, et il est le guérisseur du clan.

« Le temps de la collaboration semble bel et bien être derrière nous à présent… Je ne sais pas où tout cela va nous mener. »

Comme si la marée noire n’avait pas fait assez de dégâts, ses conséquences se faisaient toujours ressentir de nombreuses lunes après. Les clans qui avaient connu une étroite collaboration sans précédent pour nettoyer la plage et chercher des remèdes, se battaient à présent pour une source de nourriture devenue trop rare.

« Peut-être que tu en sais plus que moi… Les étoiles t’ont-elles jamais adressées un signe à ce propos ? »

SO SORRY:

Leurs paroles laissent place aux silences qui s'efface à nouveau pour laisser la place à de nouveaux mots. Cette conversation entrecoupée de blancs n’est en rien gênante. La féline savoure autant le calme du silence que le bruit de leurs pensées qu’ils allongent tous deux dans la nuit. Elle sourit en entendant que les cristaux de lune sont pour lui un de ces endroits qui lui apportent calme et sérénité. Elle suppose que cela doit être l’idéal pour un guérisseur. Beaucoup aurait pu penser qu’il en était de même pour elle, en tant que cheffe. Mais à vrai dire, Mélodie ne s’est jamais sentie proche des étoiles. Oh, elle y croit. Après tout, elle les a vues, et de bien plus prêt que la plupart des chats de Valeemar. Elle a reçu 8 vies de leurs parts, en a perdu une au milieu d'elles. Mais elle n’en reçoit jamais d’autres contacts, et ne s’en plaint pas. Au fond d’elle, elle sait qu’elle est bien trop proche des vivants pour pouvoir s’approcher plus que cela du monde des morts. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle s’en remet à Chant d’Espoir et le questionne à leur sujet, car les secrets des étoiles restent pour elle aussi inaccessibles que tous ces petits points qui scintillent dans le ciel nocturne.

La réponse du chat bicolore la prit cependant dépourvue, et elle ne peut s’empêcher de tourner la tête vers lui dans un geste plus précipité qu’elle ne l’aurait voulu, la surprise se reflétant dans ses yeux. Mais le guérisseur n’y réagit pas, son regard était dirigé vers les reflets rougeoyants et mouvant de la fosse aquatique, un sourire énigmatique sur son visage, et Mélodie des Étoile comprit à sa voix songeuse qu’il s’était plongé dans des contrées de son esprit auxquels elle n’avait pas accès. Elle n’eut pas le temps de le questionner d’avantage qu’il prit le relai, imprévisible encore une fois, elle ne s’attendait pas à aborder le sujet des amours durant cette entrevue, qui plus est avec un guérisseur.

La femelle rousse se montra hésitante un instant, elle sentait que la discussion avait commencé à lui échapper et ne savait pas ou cela allait les mener. Mais Chant d’Espoir semblait parfaitement le savoir, et il semblait déjà prêt à écouter ce qu’elle pouvait lui raconter, son air énigmatique coupant à toute dérobade. Aussi se mit elle à parler.

« Aussi étonnant que cela puisse paraître, Museau Nacré et moi n’avons pas toujours été en d’aussi bon terme… »

L’époque ou elle avait commencé à le côtoyer… Il n’était alors qu’un très jeune guerrier, et elle ne savait pas grand-chose de lui. Mais elle devait admettre que ses maladresses quotidiennes lui tapaient parfois sur les nerfs. Elle n’avait jamais été très patiente, mais c’était bien pire encore à l’époque. Le froid et l’influence des étoiles noires s’était immiscé dans son cœur, autant dire qu’elle n’était que rarement de bonne humeur. Et puis il y avait eu cette patrouille, au cours de laquelle une de ses erreurs l’avait mise hors d’elle, avant qu’elle ne culpabilise de cette colère infondée…

« Disons que nous avons été forcés à nous adresser la parole, et que je me suis rendu compte que mes préjugés étaient aussi infondés que stupides. Museau Nacré a toujours été le félin intelligent, sympathique et généreux qu’il est aujourd’hui. Généreux au point de proposer à sa nouvelle amie de l’aider à exaucer son rêve de maternité. »

Cela lui paraît fou, à présent qu’elle raconte cela à quelqu’un d’autre comme une histoire. Car c’est ainsi que cela sonne. De tous les chats de Valeemar, elle pouvait jurer qu’elle était tombée amoureuse du meilleur. Il s’était élancé sur ce chemin avec elle comme si c’était une évidence. Et aujourd’hui, plusieurs années plus tard, ils marchaient toujours ensemble sur ce chemin qui avait pris une nouvelle direction. Mais peu importe, puisqu’ils étaient toujours là l’un pour l’autre. Rien ne pourrait jamais aller mal.

« Je me suis réveillée un matin, et il était évident que l’amour s’était frayé un chemin entre nous. Aimer Museau Nacré, c’est… comment l’expliquer… C’est pour moi aussi naturel & vital que de respirer.»

Elle sourit, encore perdue dans ses souvenirs pendant quelques instants. Mais elle finit par couper court à cette rêverie, un air suspicieux prenant place sur son visage. A présent qu’elle a parlé, c’est au tour de Chant d’Espoir de lui rendre la pareille. Elle tente de deviner ce qu’il peut bien penser, mais elle n’y arrive pas, aussi décides-t-elle de mettre les deux pattes dans le plat sans plus attendre.

« Pourquoi exactement me poses-tu cette question ? Est-ce que… Tu y penses parfois, à tout cela ? »

Elle a en vérité quelques appréhensions en posant cette question. Comment réagir s’il avoue regretter ne pouvoir connaître une relation amoureuse ? Elle n’a aucune idée de ce qu’elle devrait lui dire, de quels arguments lui opposer. Un autre guérisseur serait bien plus apte à avoir cette discussion avec lui… Mais Pétale de Nacre n’est plus, aussi Mélodie des Étoiles tente-t-elle de se redresser afin de soutenir son cadet du mieux qu’elle le peut.

Elle aimerait le soutenir comme une mère, lui prêter une oreille attentive comme une amie. Lui dire des paroles rassurantes, que tout va bien, qu’ils sont ensembles contre cette menace qu’il semble déceler quelque part. Mais voilà, il y a cette posture défensive qu’il prend, son attachement, sa peine à lâcher prise. Comme un secret durement gardé et chérit qu’on veut protéger. Et elle doit se dresser devant lui de toute sa taille et de toute son autorité pour essayer de savoir, de comprendre. Mais essaiera-t-elle de comprendre ? S’en laissera-t-elle seulement le temps, lorsque les mots résonneront à ses oreilles, et surtout cette deuxième phrase, dans laquelle il lui avoue avoir franchi de nombreuses fois la frontière. Elle avait fait taire ses sentiments l’instant d’avant, mais elle ne peut contenir sa stupéfaction, et la fureur qui vient avec lorsque la réalisation la frappe.

« Comment… Que… »

L’incompréhension, tout d’abord, elle réalisa la portée de ce qu’il lui dit mais peine à en faire une pensée cohérente, encore plus à faire suivre des mots, des phrases. Elle ne voit que la guerre, une guerre inutile, introduite par un félin inconscient, à qui elle faisait confiance. Elle voit le clan, aussi, tant de vies dont elle se sent responsable. Ses oreilles se plaquent contre son crâne, signe de colère.

« Réalises-tu que tu nous as tous mis en danger ?! Comment oses-tu ?! »

Ses mots se terminent et se dissolvent dans un feulement qui résonne dans la cavité. La sérénité du soir semble immédiatement troublée par cette violence. Elle-même en est choquée, et réalise dans le même temps qu’elle ne se trouve plus assise. Elle a dû bondir sur ses pattes sans même s’en rendre compte. L’agitation la gagne tout entière, faisant trembler ses membres et hérissant son pelage. Elle suffoque. Il faut qu’elle ferme les yeux, pressant ses paupières l’une contre l’autre, tentant de canaliser tout ce qui l’agite dans ce simple mouvement pour espérer se calmer.

Bien sûr qu’il le savait. Il venait la trouver ainsi car il réalisait l’étendue du problème, qu’il n’était pas étranger au grondement qui s’est emparé de la vallée. Derrière les paupières de Mélodie des Étoiles, des silhouettes dansent. Elle voit la frontière avec le clan du Tonnerre, la rivière. Elle voit deux chats s’y rencontrer, d’un côté ou de l’autre, et s’y aimer. Et l’un de ces félins est Chant d’Espoir, peut-être même était-il quelques lunes plus tôt Nuage d’Espoir. Depuis combien de temps dure ce manège ? Combien de traces ont-ils laissés ?

Sa tête tourne, elle hésite. Elle aimerait tous les protéger, lui et le clan, et il en fait partie, il est l’un des leurs. Il est leur guérisseur. Elle ne laissera pas cette erreur le mener à sa perte, elle le réalise en même temps qu’elle en prend la décision. Elle aimerait se faire rempart, s’interposer devant la fureur des étoiles qui pourrait lui tomber dessus devant sa trahison, elle aimerait nier la violence de la guerre. Le protéger de ses propres sentiments aussi. Elle voudrait les lui arracher, ces sentiments qui les précipitent tous dans la tourmente. Son souffle devient une question, formée par les volutes agitées de sa pensée, imprévisible.

« Qui-est-ce ? »

Spoiler:

Sa fureur se heurte au calme plat que lui impose Chant d’Espoir, sa voix qui ne vacille pas lorsqu’il lui répond. Nuage de Chouette. L’apprenti guérisseur du clan du tonnerre, qui recevra sans aucun doute bientôt lui aussi son nom de soigneur accompli. Ils sont tous deux messagers des étoiles, porteurs d’un rôle sacré et respectés. Et ils les trahissent tous.

Sous le poids de cette révélation, elle ne peut maintenir sa posture fière et droite, elle s’effondre un instant, choquée par les images qu’elle entrevoit. Mais elle se reprend bientôt. D’après ses dires, Chant d’Espoir et Nuage de Chouette ne sont pas encore réellement dans une relation. Même s’ils l’étaient, tout peut s’arranger. Elle veut y croire. Elle veut espérer que les sentiments de Chant d’Espoir ne sont pas plus fort que sa loyauté envers son clan, envers les étoiles. Il a simplement perdu la tête un instant, mais elle peut le ramener vers le droit chemin. Elle s’accroche à cette simple pensée, laisse son arrogance prendre le pas sur tout le reste pendant un instant. Sa voix est pour la première fois celle d’une cheffe déçue, froide et sans appel.

« Rien ne s’est encore passé. Tout peut encore être arrangé. Il suffit que vous ne vous voyiez plus, que tu ne lui dises rien. Les sentiments sont parfois passagers. Si tu n’y pense plus, tout cela passera bientôt. »

Les mots sont amers dans sa bouche. Elle veut croire en ce qu’elle dit sans vraiment y réussir. C’est pourtant sa propre histoire qu’elle raconte en un sens. Elle aussi a déjà renoncé à sa première histoire d’amour pour son clan. Mais si elle est honnête, la vérité c’est que sa première histoire d’amour n’en avait jamais été vraiment une. C’était simplement l’histoire de deux âmes perdues cherchant une échappatoire au milieu d’un hiver sans fin. Mais si quelqu’un lui demandait de renoncer à Museau Nacré et à sa famille à présent… Elle savait que la réponse serait toute autre. Elle reste pourtant accrochée à son égoïsme, à son idée fixe, à la croyance que tout peut encore être arrangé, qu’elle peut l’y aider, le pousser vers le bon chemin.

« C’est ce que tu comptes faire, n’est-ce pas Chant d’Espoir ? »

Autrement, pourquoi aurait-il choisi de lui en parler ce soir ? Elle le dévisage enfin franchement, son masque froid et hautain cédant la place à l'hésitation, aux questions. Elle chuchote presque la dernière qu'elle pose, se sentant interdite à la prononcer ainsi, à le lui demander en tant qu'amie et égale.

« Que comptes-tu faire ? »

La colère. L’amertume. Le soulagement. Les émotions déferlent l’une après l’autre, prenant tour à tour possession de son cœur, l’enserrant dans des griffes oppressantes puis le lavant comme d’une vague bienfaitrice. Elle ne peut en retenir aucune, garder son calme. Les mots de Chant d’Espoir l’entraînent dans le désarroi le plus profond avant de lui enlever un poids de l’estomac, un poids qu’elle ne s’était pas aperçue qu’elle portait. Elle n’avait pas voulu imaginer Nuage d’Espoir les quitter, et pourtant, à présent qu’il répondait de lui-même à cette hypothèse, elle se rendait compte que c’était une possibilité sous tendante à toute leur discussion.

Ainsi donc, il ne réfuterait ni son amour, ni sa loyauté au clan. Si elle est infiniment heureuse de savoir qu’il restera, cette non-décision laissait un goût amer dans la bouche de la meneuse. C’était à mille-lieue de ce qu’elle aurait voulu entendre. Une pointe de colère subsistait en elle. Elle en voulait à Nuage d’Espoir de ne pas choisir le clan. De ne pas être capable de faire la même décision qu’elle-même avait prise, bien des lunes plus tôt, au creux d’un hiver sans fin. Elle serrait les dents, se retenant de lui cracher son égoïsme au visage, de lui révéler l’hypocrisie de sa situation. Mais voilà, à son ton calme et sa posture dégagée, elle comprend qu’il a pris sa décision. Alors, elle ne peut que ravaler son venin. Elle baisse les pattes. Abattue. Pour la première fois ce soir, la fatigue d’une vie déjà bien avancée s’empare de son corps, le fait vaciller. Ses yeux se posent sur le sable fin. Vidée de son énergie et de son ressentiment, c’est peu à peu la peur qui étend son ombre sur son cœur. Elle reste un long moment silencieuse, persuadée qu’il n’y a plus rien à se dire.

« Alors, tu vas rester ainsi, une patte entre chaque monde, au nez et à la barbe des étoiles. »

Mais elle se fourvoie. Les mots sont là, qui se bousculent pour sortir. Parce que Chant d’Espoir et un camarade, un ami. Parce qu’il est le guérisseur du clan, et qu’il a choisi de rester. Alors, elle se reposera sur lui. Elle lui parlera de ses doutes et de ses craintes. Pour eux. Pour lui.

« Je m’inquiète pour toi. Pour nous tous. Tu es encore si jeune. Ce que tu comptes faire… Beaucoup ont essayé, mais peu y sont parvenus. Je ne peux que désapprouver. Nous avons tous dû choisir un camp. »

Elle relève les yeux, les dardant sur lui. Elle ne sait pas ce qu’elle essaye de lui dire, s’il s’agit de reproches à demi voilées, de l’inquiétude d’une amie, de paroles d’encouragement. Peut-être tout ça à la fois. Les mots lui manquent. La fatigue et la nuit brouillent tout, emportent des bribes de ses idées au loin.

« J’ai peur que tu te perdes. J’ai peur de te perdre. »

J’ai peur. Peut-être était-ce cela, qui résumait le flot de doutes et d’incompréhensions qui se précipitait en elle. Mais cette peur restera ici, au creux de la nuit, dans les paroles et les silences de cette conversation. Les confidences ne seront pas ébruitées. Elles ne devront pas l’être. La vie reprendra bientôt son cours. Chant d’Espoir restera dans le Clan de la Rivière, il soignera les blessées et prendra soin des malades, il restera un ami et un pilier pour tous. C’est tout ce qui compte. Elle fermera les yeux. Elle n’a pas d’autre choix.

Elle ne le remerciera pas de s’être confié comme il l’a fait, de l’avoir mise au secret. Il est encore trop tôt. Ses prochaines nuits seront tourmentées par cette révélation, et elle se réveillera parfois pantelante, des images du jeune chat plongé dans la tourmente lui brûlant les rétines. Mais elle ne peut non plus l’assommer de reproches. La nuit et l'air marin ont emporté au loin les dernières bribes de sa combativité. Elle se contente de lui sourire tristement, du sourire de l’acceptation et de la résignation.